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330919 août 2013 – Comment vous faire partager ce sentiment irrésistible, qui m’a envahi, ce sentiment de leur ridicule ? Cela ne sera pas facile, d’autant que j’ai beaucoup de difficulté à me l’expliquer à moi-même ; je me demande, d’ailleurs, et même je l’espère secrètement, si, en cherchant tout de même à vous l’expliquer je parviendrais à le comprendre moi-même, c’est-à-dire à me l’expliquer à moi-même, jusqu’au bout, jusqu’au pot aux roses qui vous dit que chez eux il n’y a finalement rien à comprendre... (Cette chronique, c’est une démarche intéressée, voilà.)
L’on dit que l’auteur de ces lignes est du genre sérieux, ou disons qu’il semble “faire sérieux”, et dans tous les cas que dedefensa.org se trouve dans cette catégorie. L’on dit tant de choses. Cela fait plus de deux mois que dedefensa.org ne cesse de dispenser ses analyses à propos de cet événement, “la crise Snowden/NSA” comme le site l’a baptisée, lui trouvant en plus une allure “première” et une tendance “diluvienne”. On a pu lire bien des appréciations et des conjectures, et des supputations, que l’on range sans hésiter dans le champ de ce sérieux-là, dans celui du dramatique et du tragique, voire dans celui de l’apocalyptique sinon de l’eschatologique. On a été jusqu’à écrire que cette crise “est la plus sérieuse depuis celle de 2008”, et peut-être plus encore. (Je ne suis pas loin de partager cet avis, en toute indépendance, et même, peut-être bien, même sans avoir eu besoin de lire dedefensa.org. On a son quant-à-soi.)
... Et pourtant, la chose ne me quitte plus. Ce sentiment a commencé à apparaître depuis la fin du mois dernier et le début de ce mois, avec la fin de l’épisode Snowden (asile acceptée en Russie) et lorsque on a pu voire que cet imbroglio rocambolesque et labyrinthique commençait à prendre ses aises, sinon racine, aux USA même. C’est alors que j’ai eu le sentiment que cette crise allait s’installer au cœur de cette vie crisique américaniste où règnent l’hyper-communication, le triple ou quadruple langage, l’hystérie sécuritaire, la nécessité de la bonne réputation dont l’orientation peut changer du tout ou tout dans une telle occurrence, – bonne réputation si vous tapez de plus en plus fort sur Snowden pendant toute une période, brusquement un renversement vers la situation où la bonne réputation devient de taper de plus en plus fort sur la NSA, – cette vie américaniste égocentrée, nombriliste, fermée au monde extérieur, insouciante de l’exposition de ses aspects les plus étranges, les plus hystériques, les plus grotesques, pourvu qu’elle réponde au diktat des règles du Système... C’est alors qu’est né cet autre sentiment que je résumerais par l’idée que l’énormité gargantuesque de la NSA allait très vite déboucher également sur l’énormité gargantuesque des gros sabots terriblement cloutés de trillions de metabase dont l’Agence allait se trouver affublée. Ainsi s’en est inconsciemment suivie cette représentation imagée de cette terrible menace qu’est la NSA devenant également une sorte de monstrueux “Dupont-Dupont”, à l’image des deux policiers jumeaux des aventures de Tintin. Je suis sûr que, bientôt, le général Alexander, le directeur de la NSA, face à la sénatrice Feinstein, qui est payée pour l’approuver et qui vient de lui dire “Je dirais même plus, la NSA est innocente” après que le président ait dit publiquement “Je dirais même plus, la NSA est innocente”, répondra avec une audace inouïe : “Je dirais même plus, la NSA est innocente...” (Au reste, je dis Dupont-Dupont mais sans certitude. Il paraît qu’à la NSA, les Dupont-Dupont sont encryptés sous le code Thompson & Thompson ; pas si bête, la NSA...)
J’ai remarqué que dedefensa.org commençait à écrire dans ce sens insolent et provocateur, et pour tout dire irresponsable lorsqu’on traite d’un sujet de cette vastitude solennelle que sont la sécurité et l’avenir même de la civilisation. Voici, par exemple, ce texte-là d’il y a trois jours, où l’on lit ces phrases trop irrespectueuses, autant pour la NSA que pour ceux qui considèrent avec le plus grand sérieux cette terrible menace que constitue la NSA :
«Alors que l’existence du “Goulag électronique” section-USA est mise en évidence de tous côtés dans toute la puissance de son fonctionnement, actuel, présent et immédiat dans tous les instants, le comportement évolue comme si l’on s’en gardait désormais beaucoup moins, comme si, éventuellement, on le narguait par la dérision ou par la critique acerbe, comme libérés de la terrorisation d’un système mystérieux et inconnu mais qu’on savait confusément en pleine activité. [...] ... Dès lors que tout le monde sait qu’on est surveillé, on est plutôt conduit à faire un bras d’honneur à la caméra de surveillance, à ponctuer son e-mail d’un “Hello, No Such Agency...”, voire à publier jusque dans les forteresses de la presse-Système des articles critiques presque ouvertement provocateurs...» ...
En plus, ces insolents terminant leur texte par cette remarque-là, limite provocation insupportable :
«... “Qui a peur d’Hyper-Big Brother ?”, – sur l’air de “Qui a peur du Grand Méchant Loup ?”»
Il se trouve que c’est irrésistible... Il y a un aspect tragique, démentiel, effectivement eschatologique avec un zeste persistant de métaphysique (“à deux balles”, précise dedefensa.org, comme si c’était les soldes) ; il y a un aspect orwellien, kafkaïen, pour ne pas dire kafkaïesque... Mais justement, de kafkaïesque à abracadabrantesque, comme disait Chirac-Rimbaud, il n’y a qu’un pas. A voir ce monstre-écrasant-le-monde pris dans les nasses de ces dizaines et centaines de chroniqueurs, whitsleblowers, résistants, parlementaires, bavards impénitents avec chacun son mot à dire, et lui-même, le monstre-NSA, tentant de parer les coups et de parer au plus pressé, ripostant le plus souvent à contretemps, cultivant le contrepied contre lui-même, se faisant tout petit alors qu’il est si énorme, sachant tout, absolument tout sur vous, jusqu’à vos ennuis intestinaux et vos problèmes de prothèse dentaire, et incapable, absolument incapable, de voir venir les coups, de voir se lever la tempête suivante, de prévoir la publication de la prochaine des 15.000 ou 20.000 révélations qui se balancent au-dessus de lui comme une épée de Damoclès infiniment saucissonnable, – l’on se dit, comme Rimbaud-Chirac : “Mais c’est abracadabrantesque”... Ainsi naît l’idée que la NSA, c’est les Dupont-Dupont à la puissance mégatrillionnesque.
Permettez du peu... On dira : il y a des choses avec lesquelles on ne plaisante pas, surtout lorsque ces choses portent en elle la catastrophe du sort de l’espèce et de la civilisation ; on n’aura pas seulement raison parce qu’on aura également un petit peu tort ; lorsque ces menaces s’avèrent être ridicules à ce point où elles se trouvent incapables de ne rien prévoir et de ne rien arrêter, et s’exposent, nues, dans leurs monstrueuses ambitions réduites à des plaidoiries péteuses de gamin pris avec trois ou quatre doigts dans le pot de confiture, elles doivent être roulées dans ce qui les diminue le plus et définies pour ce qu’elles sont, – infiniment insubstantielles et phantasmagoriques... Je le dis et le proclame ici : ce qui tuera la NSA, c’est le ridicule, de même que le Système lui-même sera emporté largement par cette voie-là.
Car enfin, ce qui arrête le vulgum pecus, dit sapiens, lorsqu’il s’intéresse au problème et en saisit quelques éléments, c’est l’immense, l’incroyable, la presque sublime bêtise de la chose dans la façon qu’elle a de produire l’inverse de ce qu’elle recherche et promet. Auparavant ou bien disons plutôt en général, il (le vulgum pecus, dit sapiens) gobe la narrative enrobée de mystère qu’on lui sert comme plat du jour, à défaut d’autre nourriture spirituelle. Désormais ou bien encore d’une façon générale, instruit de la saga des Dupont-Dupont, il a bien de la peine à croire à ces histoires étranges qui impliquent tant de moyens gigantesques, d’architectures titanesques, de projets immenses, au regard des résultats obtenus, des effets provoqués, des malaises engendrés, des balbutiements en fait d’explications, des explications barbouillées de promesses sans queue ni tête, des Yes we can du président Obama sur son terrain de golfe. Cela commence à lui sembler fou, au vulgum pecus, alias sapiens... Depuis que nous nous savons surveillés accompagnés à chaque instant, contrôlés, verrouillés, observés, écoutés, mesurés, enveloppés, scrutés, détaillés, radiographiés, scannés, autopsiés et ainsi de suite, et raccompagnés enfin, c’est-à-dire théoriquement fixés ad vitam aeternam dans la toile d’araignée silencieuse et invisible de nos Dupont-Dupont, finalement nous ne nous sommes jamais autant exclamés à propos de cette toile d’araignée silencieuse et invisible, nous n’avons jamais autant parlé aussi ouvertement de ces mesures secrètes et faites pour n’être révélées à personne, nous n’avons jamais autant dénoncé l’incurie, exigé des explications, demandé des comptes, vomi notre mépris et notre fureur, jamais autant ricané, jamais autant haussé les épaules en les foudroyant du regard... “Je dirais même plus, jamais autant...”
L’étrange capacité de cette sublime bêtise de produire l’inversion de ce qu’elle recherche m’est apparue de façon aveuglante hier soir, lorsque le monde a appris que le jeune David Miranda, partner de Glenn Greenwald, ou “compagnon” c’est selon, avait été arrêté pendant neuf heures à l’aéroport de Heathrow au nom d’une loi qui permet d’arrêter pendant neuf heures une personne, au nom d’une suspicion qui, dans le cas présent, n’est substantivé par rien sinon que d’être le partner ou compagnon c’est selon, de Glenn Greenwald. La manœuvre, ou la provocation, ou l’intimidation, ou la n’importe-quoi que sais-je, est si grosse, et si promise à provoquer l’inverse de ce qu’elle prétend produire sans doute, – ou bien, peut-être ne prétend-elle rien produire comme effet, – ou bien, ou bien... L’avalanche de publicité moqueuse, rageuse, furieuse, indignée à l’encontre de tous ces Dupont-Dupont a aussitôt suivi, comme par automatisme. L’effet recherché est symétriquement inverse à celui qui, suppose-t-on, était recherché : Greenwald conforté dans sa volonté d’attaquer encore plus férocement les Dupont-Dupont, son travail encore plus acclamé, toutes les associations et personnalités disponibles, parlementaires, commentateurs, etc., s’exclamant, avec plus ou moins de conviction, mais finalement réunies dans la mise à l’index des Dupont-Dupont dans leur représentation londonienne à peine improvisée. C’est tout juste si l’on entendait encore, hier soir et aujourd’hui, dans ce brouhaha, le cliquetis des clous de leurs chaussures à clous.
Alors, l’on reste finalement coi et sans voix, un peu court et à court d’encre, devant une telle bêtise. C’est comme si la NSA et tous les amis de l’appareil et du Système, avec les fidèles Britts et leur Scotland Yard en bandouillère, et puis les autres, tous les copains du monde entier réuni autour du bloc BAO & compagnie, s’acharnaient à être exactement fidèles à la caricature que l’on fait d’eux, s’inspirant même de ce qu’on dit d’eux pour devenir eux-mêmes fidèles à eux-mêmes : aussi grossiers, aussi brutaux, aussi privés de sens, aussi dressés à marcher avec leurs souliers à clou, aussi automates de la surveillance, aussi fidèles Dupont-Dupont et Thompson and Thompson... Finalement, il me faut demander aux lecteurs d’excuser cette incursion sans beaucoup de sens dans l’actualité du monde alors que cette chronique devrait être censée, dans mon esprit et selon les promesses faites, nous en éloigner un peu pour reprendre un peu du souffle perdu. Mais je me comprends, après tout, après enquête. Les Dupont-Dupont de la NSA nous offrent le spectacle du voyage au bout de la bêtise, ce qui est un sujet qui dépasse largement l’actualité et nous conduit de bout en bout au long de l’histoire de notre monde modernisé. Ainsi soit-il, finalement, et ainsi les Dupont-Dupont parviennent-ils à la transcendance qu’au fond d’eux-mêmes ils recherchent depuis toujours. On pourrait avancer, pour être aussi grossiers qu’eux-mêmes et paraphrasant la chanson du poète Jacques Brel, que “la NSA c’est comme les bourgeois, plus ça devient gros plus ça devient...” ; “ça devient”, “ça devient”, devinez un peu, – et puis non, laissons cela... Effectivement, ils sont déjà et ils y sont déjà, au cœur du Système, dans une sorte d’éther que nous n’atteindrons jamais. Leur bêtise est enfin transcendantale, presque objet d’une intense curiosité du Créateur, étonné de cette création de Lui-même si complètement abandonnée, cet objet exsudant la vertu hallucinée de l’homme-chaussure à clous. Ce n’est pas rien... Respect.
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