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Une de nos lectrices s’inquiète de la décision prise (le 9 décembre, par les ministres des transports de l’UE) à l’encontre d’un usage militaire de Galileo, sous la pression forcenée des Britanniques. Citons cette lectrice (voir notre rubrique ‘Forum’, au 14 décembre 2004):
« Un article du “Monde” d'aujourd'hui (intitulé “Le système Galileo de navigation par satellite restera exclusivement à usage civil — Les ministres de l'Union européenne ont avalisé le début opérationnel en excluant le volet militaire”) me pousse à poser la question suivante à M. Grasset: Que deviendra la défense Européenne si nous venons de renoncer à toute capacité C4ISR indépendante et si nous sommes obligés à continuer à utiliser le GPS?.... Que s'est-t-il passé? Je pensais que l'utilisation militaire de Galileo était inévitable et que personne en Europe ne pourrait s’y opposer... Je ne trouve aucune information à ce sujet. Pourriez vous écrire une analyse sur cette nouvelle alarmante? Je vous remercie infiniment. »
Il est un point sur lequel nous disons tout notre accord avec cette lectrice, point d’analyse qu’elle doit donc conserver, en écartant l’emploi pessimiste de l’imparfait: « Je pensais que l'utilisation militaire de Galileo était inévitable et que personne en Europe ne pourrait si opposer. » Effectivement, l’emploi militaire de Galileo est inéluctable et la bataille actuelle des Britanniques ne sert qu’à confirmer ce que tout le monde sait à l’UE et qui est en visible en permanence, nous dirions presque “d’un point de vue physique”, c’est-à-dire du point de vue des communications au jour le jour; cette situation est ainsi explicitée par une source militaire européenne : « Dans le domaine spatial militaire, les Britanniques sont totalement aux ordres des Américains. »
La décision sur le non-emploi militaire de Galileo est intervenue comme une surprise majeure. Elle a été répercutée dans la presse de façon parcellaire, notamment par un article de Defense News du 22 novembre 2004.
Voici un long extrait d’un article de Defense News du 22 novembre 2004, qui explicite assez bien la position britannique. Assez curieusement, elle est surtout explicitée par le ministre des Transports alors qu’elle concerne l’emploi militaire de Galileo.
« The ban on military use could throw another obstacle in front of an already complicated program, officials said, especially since the British government, a major Galileo financier, is adamant that Galileo remain non-military in every way possible.
» In testimony before the British Parliament's Transport Committee taken Oct. 27 and released the week of Nov. 8, British Transport Minister David Jamieson said any military use of Galileo would need to be approved unanimously by all 25 European Union governments. Britain, he said, would veto any such authorization.
» Jamieson specifically said that Galileo's encrypted Public Regulated Service (PRS), intended for use for homeland defense and emergency-services teams such as ambulances and firefighters, will be kept out of the hands of Europe's military forces.
» The PRS service, Jamieson said, “will be used by governments, but the purposes for which they can use them will be very clear: It will not be for military applications.”
» Jamieson said European Union rules prohibiting programs financed by the European Commission from having military use would be invoked to prevent any European nation from using Galileo for its military or for export.
» Jamieson specifically cited France as one country that might wish to sell Galileo's PRS service to French allies as part of a military-export package. “[G]uiding a missile to its target ... could be very attractive to someone who was going to sell guided weaponry to which they could fit this [PRS receiver] and sell it to third countries,” Jamieson said. “There has been some talk that the French had some interest in this.”
» French defense officials have said they would treat Galileo PRS with the same care that the U.S. Defense Department takes with the U.S. GPS signals and its future military code. U.S. allies have access to GPS-guided munitions and other GPS-based technology.
» Paul Johnson, head of the security policy group at the British Foreign Office, told the Transport Committee there are ways to ensure that no European nation quietly outfits its munitions with Galileo PRS receivers in violation of the ban. He said Britain and other European Union nations would insist that the European Commission accept language specifically prohibiting military use of Galileo.
» “We will be arguing, as this policy on access is developed, for there to be a high degree of transparency and very robust [monitoring] measures,” Johnson said. “We will have to make the case for that and I am sure we will have plenty of allies in doing so.”
» The emerging British position has been treated for months as a temporary phenomenon that, if handled discreetly, could be scuttled before it was attached to formal European Union policy.
» That is no longer the case.
» “We didn't want to rock the political boat for Galileo, and we thought this was going to go away,” said one British industry official whose company is involved in Galileo. “I am no longer sure it will go away. It's bizarre, to put it mildly.” »
La décision a donc été prise à Bruxelles le 9 décembre, par les ministres des transports (toujours eux, et toujours en action à propos de l’emploi militaire de Galileo). Cette décision a été présentée comme catégorique mais avec parfois de curieuses indécisions dans la formulation.
Le Monde a publié deux articles sur la décision du 9 décembre de lancement du programme. Le premier, le 10, mentionne en passant cette interdiction d’emploi du militaire ;
• « Pour rallier les pays les plus sceptiques, dont le Royaume-Uni, qui entend rester fidèle au système américain par alliance stratégique, la vocation civile de Galileo a été coulée dans le marbre. »
• « Galileo, ont confirmé les Etats membres, est “un programme civil sous contrôle civil”. Dans l'hypothèse d'une évolution de ce principe, une décision à l'unanimité sera requise, dans le cadre de la politique étrangère et de sécurité commune (PESC). Cette clause va permettre au Royaume-Uni, ou aux Pays-Bas, de poser leur veto à l'utilisation militaire de Galileo. »
• « Les Etats membres pourront enfin choisir d'utiliser ou pas le PRS : seuls les pays intéressés financeront ce service, et sans espoir, du moins dans un premier temps, de s'affranchir de la tutelle du GPS sur le plan militaire. »
• « Les timides efforts européens en matière de défense, à moins d'un vote unanime à l'avenir, resteront dépendants du GPS. L'OTAN devrait également continuer à n'utiliser que le seul système de navigation américain. »
Les variations sont évidentes, qui marquent d’ailleurs plus l’incertitude du sujet traité que l’incertitude du jugement de celui qui traite du sujet.
Comment quelque chose qui est « coulé dans le marbre » peut-il, en même temps, être envisagé dans la perspective d’une évolution (« une évolution de ce principe ») ? La restriction du vote à l’unanimité pour cette évolution, restriction présentée implicitement comme quasiment insurmontable, ne témoigne que du sort commun et systématique de toute décision européenne. Que cette décision doive être prise « dans le cadre de la politique étrangère et de sécurité commune (PESC) » n’a rien non plus de très dramatique puisqu’il s’agit d’une pure logique communautaire. (En passant, notons que qualifier les « efforts européens en matière de défense » de « timides » ne rend aucun compte de la réalité aujourd’hui, lorsqu’on compare les efforts de l’UE substantiels et très productifs à la position désespérée de l’OTAN.) La restriction du « programme civil sous contrôle civil » n’a rien pour effrayer non plus (les militaires sont toujours dirigés par les civils). Nous apprenons aussi que nous n’avons aucun espoir « du moins, dans un premier temps », de nous « affranchir de la tutelle du GPS sur le plan militaire ». Qu’est-ce que c’est que ce « premier temps » et qu’est-ce que cette « tutelle du GPS »? Quant à ce qui nous est dit de l’OTAN qui « devrait également continuer à n'utiliser que le seul système de navigation américain », on dira seulement que c’est, pour l’instant, la moindre des choses pour une organisation, ou ce qu'il en reste, si outrageusement dominée par les Etats-Unis.
Pourtant, cette analyse critique (le nôtre) de cet article du Monde ne se veut pas sans appel, loin de là. L’ambiguïté du texte ainsi montrée ne fait que rendre compte d’une réalité très ambiguë. Il est normal qu’un esprit français, habitué à la logique d’une part, et à l’indépendance stratégique comme une vertu allant de soi d’autre part, se scandalise in petto de la décision européenne. (On sent effectivement que l’auteur du texte, même s’il prend les précautions d’usage style-Monde, base son analyse sur cette appréciation scandalisée: comment peut-on se priver soi-même de l’usage d’un tel outil stratégique, lorsqu’on en dispose? Qu’est-ce que c’est que cet esprit de vassalité et de capitulation, contre toutes les évidences de la logique?)
C’est également notre réaction. Notre logique et notre goût de l’indépendance ne peuvent être que scandalisés par la position britannique, présentée en plus avec des rodomontades et des roulements de mécanique à l’anglo-saxonne (c’est une spécialité britannique de présenter leur capitulation permanente avec une attitude de matamore pleine de forfanterie), — une position bien rendue par le jugement de l’industriel cité par Defense News: “It's bizarre, to put it mildly”.
On souhaite bien du plaisir aux Britanniques pour nous expliquer leur comportement. Il y a deux ans encore, l’OTAN et Bruxelles résonnaient des imprécations du très britannique Lord Robertson, alors ci-devant secrétaire général de l’OTAN, contre ces Européens irrémédiablement et technologiquement distancés par les USA; incapables d’investir dans la technologie pour leur puissance militaire; incapables de montrer ce volontarisme si caractéristique des Anglo-Saxons; et ainsi de suite… Aujourd’hui qu’ils disposent d’un tel outil, ces Européens se privent, sous la houlette britannique et le diktat, du droit de s’en servir pour mieux se soumettre aux Américains. L’exercice est instructif et l’hypocrisie britannique, flanquée de la sous-hypocrisie néerlandaise toujours vigilante, confine à la stupidité.
L’intérêt est pourtant de voir ce que se disent les Britanniques entre eux. Le ministre des transports Jamieson avait témoigné aux Communes à la fin octobre, sur la question de Galileo. La veille du début de son témoignage (le 25 octobre), le quotidien écossais Scotsman avait publié un article extraordinairement alarmiste sur la situation qui va s’installer avec le développement de la défense européenne. L’article tenait d’abord pour acquis ce développement de la défense européenne, apprécié comme inéluctable; il avertissait ensuite des dangers considérables de découplage, voire de rupture avec l’alliance américaine qu’un tel développement doit faire craindre.
Deux passages sont consacrés à Galileo.
« The Pentagon, unsurprisingly, was first to spot the trend. The United States has started work on a new breed of military robots, from unmanned aircraft and remote-controlled vehicles to technology-guided precision weapons. This hi-tech network cannot operate without secure and reliable digital communications. The weapons will be coordinated by America’s Navstar Global Positioning System (GPS) satellites which, curiously, are also currently used by European taxis, aircraft and ships. The GPS system has the capacity to revolutionise military operations. It has been offered free to end-users but rejected by the EU for political reasons.
» The EU argument is that European troops should not rely on navigation systems ''out of Europe’s control''; instead it has pledged to sink 3.2bn into a rival satellite navigation network named Galileo. It has since become the network of choice for an increasingly US-sceptic world. Technological decisions required by Galileo mean countries have to commit themselves to the ugly delineation of the Iraq War: pro-America (GPS) or anti-America (Galileo). Earlier this month, China formally signed up to Galileo - and there lies the problem as far the Americans are concerned. As Scotland on Sunday reveals today, Pentagon officials have indicated they would be prepared to shoot down Galileo if they came up against it in enemy hands during hostilities. This emerging split has been reinforced by decisions over future armies.
(…)
» The inescapable fact is that, on its present course, Britain’s military future lies in collaboration with France’s defence industry: they are already building the next generation of aircraft carriers together. The dangers are obvious. A British military which relied increasingly on EU technology could not go into battle without the full co-operation of all member states; and Belgium, it should not be forgotten, refused to supply Britain with ammunition in the first Gulf War. If North Korea uses the Galileo technology (not impossible, given its links to Beijing) and the US destroys the satellites in a war, as it has privately warned the EU it will do, then the British and European military would be paralysed. »
L’hypothèse évoquée est-elle possible, concevable, etc? Ce qui est certain, par contre, et c’est un élément dont il faut tenir compte, c’est la paranoïa britannique lorsqu’il s’agit des liens avec les Américains.
A cette complexité politique et de la perception, on doit ajouter, pour rendre le problème de Galileo militaire encore moins simple, celui de la définition de l’emploi militaire de Galileo. Nous avouons quelque incertitude, voire quelque faiblesse, pour donner de cette question une définition acceptable. Le débat nous semble se rapprocher de celui que nous connûmes dans les années 1970-1980, lorsque des factions pacifistes (notamment néerlandaises) mettaient en avant la notion d’ “armes uniquement défensives” (ce fut par exemple le cas du parti socialiste PvDA néerlandais, en 1974, pour l’achat d’un nouvel avion de combat, qui devait aboutir à la commande du F-16: le congrès du PvDA avait exigé le choix d’un “avion uniquement défensif”; la définition de ce type d’avion avait donné lieu à d’étranges exégèses).
Qui pourra utiliser Galileo, qui ne le pourra pas? Selon la définition simple de Galileo, le système est semblable dans son fonctionnement au GPS américain: « le GPS émet, Galileo émet. » Ce qui signifie qu’on peut capter, qu’on soit en uniforme ou pas. Galileo est notamment prévu pour « le contrôle des flux migratoires ». Ce contrôle peut être assuré au sol aussi bien par des militaires que par des civils. D’une façon plus générale, on connaît aujourd’hui l’interpénétration des tâches et des utilisateurs civils et militaires ainsi que la variété, — civile et militaire — des missions de sécurité. Et ainsi de suite.
Il y a certainement des fonctions spécifiquement militaires, notamment pour ce qui concerne le guidage des systèmes de précision. On entre là dans un domaine hautement spécialisé, dans le cadre de missions particulièrement militarisées qui sont des hypothèses de plus en plus minoritaires dans le cadre du peace-making et du peace-making, pour lesquelles les forces nationales ont souvent leurs propres moyens. Dans tous les cas, il s’agit là de cadres politiques extrêmement vastes, dont l’activation impliquera un débat politique d’une ampleur considérable, où l’emploi de Galileo ne sera qu’un élément parmi d’autres, où bien des voies exactes pour réaliser une activation de ces capacités, etc. On verrait bien, si les Britanniques se trouvaient engagés dans une opération européenne de cette sorte, s’ils hésiteraient devant l’emploi militaire de Galileo si l’efficacité et la sécurité de leurs forces en dépendaient.
On peut noter cette observation de Michael A. Taverna, dans Aviation Week & Space Technology, du 20-27 décembre 2004, à propos de la décision du 9 décembre sur l’emploi (le non-emploi) de Galileo en mode militaire: « But French defense officials says the move will not prevent military use of signals, including PRS [Public Regulated Signals] .»
En bref, il nous paraît que le débat technique autour de l’emploi militaire de Galileo est extrêmement complexe et ambiguë. Il paraît assez semblable à celui du réseau Internet, par exemple. C’est le type de système qu’on croit pouvoir contrôler au départ et dont il apparaît très vite qu’on ne le contrôle pas. Le Pentagone, créateur de l’ancêtre d’Internet au départ (années 1960), aurait-il pu imaginer que ce réseau deviendrait le véhicule privilégié de la pensée contestatrice, anti-guerre, anti-système, etc? Nous disons là tout notre scepticisme, parce qu’il nous semble que personne ne peut aujourd’hui prévoir ce que sera Galileo, comment évoluera son emploi et ainsi de suite. L’hypothèse de la Corée du Nord utilisant Galileo militairement (?), par l’intermédiaire (?) de la Chine, nous paraît de la pure spéculation pentagonesque. Y voir la menace d’une agression US contre Galileo nous paraît relever du même climat. Ou bien, c’est que les relations transatlantiques se seront dégradées considérablement, et bien au-delà du problème Galileo, et alors Galileo n’est plus le problème central car nous sommes dans le domaine du politique apocalyptique qui fait trembler nos “amis britanniques”.
… Le domaine politique, justement. Ce que révèle la question de l’emploi militaire de Galileo, c’est moins une soi-disant fragilité d’une soi-disant souveraineté européenne, qu’une extraordinaire sensibilité aux relations transatlantiques. Cette sensibilité mesure exactement selon la fragilité qu’elle révèle, l’état des relations transatlantiques. Que cela nous vienne des Britanniques ne doit pas nous étonner: les Britanniques tiennent à ces relations comme à la prunelle de leurs yeux parce qu’ils s’imaginent (quelle imagination) qu’elles leur assurent un statut privilégié de puissance. Leur hypersensibilité à cette question révèle (bis) la fragilité présente de ces relations, en crise profonde, y compris pour les Britanniques malgré toute la souplesse de notre ami Blair.
Il apparaît évidemment absurde, dans son principe sans aucun doute, de développer un système comme Galileo et de s’interdire en théorie son usage militaire. C’est écrire en lettres de feu toutes les contradictions, les indécisions et la couardise politiques qui caractérisent aujourd’hui un certain nombre de pays européens, — ceux qui veulent bien faire un peu de défense européenne, qui ne peuvent s’empêcher d’y participer lorsque cette défense fait une avancée importante, qui s’en défient et freinent pourtant; qui veillent jalousement sur leur autonomie et semblent vouloir s’interdire une autonomie d’emploi lorsqu’on arrive au niveau européen…
L’important n’est pas là, — contradiction, indécision, couardise, on connaît lorsqu’il s’agit des pays à la fois européens et atlantistes, qui sont l’écrasante majorité certes. L’essentiel est que Galileo est là malgré l’opposition des Américains. (Les Américains avaient, pendant le temps qui conduisit à la décision européenne, inscrit la destruction de ce programme comme “deuxième priorité stratégique”, selon des sources du renseignement suédois [lorsque la Suède assura la présidence de l’UE].) L’important est que Galileo est là malgré l’opposition feutrée des Britanniques et consorts. C’est une décision d’ordre stratégique. Les amendements type “avion de combat uniquement défensif” (ne tirant que vers l’arrière des obus défensifs) constituent essentiellement un tribut rendu à la paranoïa et à la couardise britannique. Ils sont faits pour tenter de faire croire aux Américains ce que les Américains ne peuvent croire une seule seconde, — car, pour les Américains, la décision du 9 décembre a entériné un pas de plus dans la direction sacrilège de l’autonomie stratégique de l’Europe. L’acte politique est posé.
L’usage militaire de Galileo est, en soi, un débat plutôt grotesque. Son importance est ce qu’il nous révèle de la crise transatlantique, notamment lorsqu’on découvre qu’on en est à des hypothèses-menaces de type militaire (destruction de Galileo si les Nord-Coréens en font un usage pas convenable). Le grotesque devient alors profondeur et tragédie pure. C’est retrouver la nature des choses, grâce à “la force des choses” qui conduit irrémédiablement l’Europe vers sa position évidente de puissance stratégique. Le reste est de la manoeuvre à-la-Blair, assez dérisoire.
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