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1362La guerre en Irak a été livrée, dans tous les cas dans sa présentation (depuis, on oublie un peu), selon des schémas très anglo-saxons, rappelant Churchill, l’amitié USA-UK de la guerre, la rapports entre Churchill et Franklin Delano Roosevelt et ainsi de suite.
Du côté britannique, un souvenir et une obsession : l’Empire. C’est en effet pour sauver l’Empire principalement que Churchill a complètement épousé l’alliance américaine. Résultat : la fin de l’Empire, opération dans laquelle les USA ont une place importante.
Cette fois, l’Irak et le fantôme de Churchill devaient à nouveau ressusciter les perspectives d’un Empire retrouvé et ressuscité également. L’échec irakien, car c’est évidemment ainsi qu’il faut qualifier l’aventure irakienne, est aussi celui de Churchill et celui de l’idée de la renaissance de l’Empire. Le rôle nouveau possible de l’Église est un sujet qui nous intéresse particulièrement.
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Ce qui est en train de mourir dans les sables irakiens, c'est la grande ambition de Churchill appuyée sur la grande ambition de Roosevelt. Cette guerre en Irak s'est faite au nom d'un débat ouvert et réglé en 1941, et qui, depuis, détermine une stratégie. C'est dire que nous sommes, dans nos temps postmodernes, dans une actualité brûlante. Texte de la rubrique Analyse, de defensa Vol19, n°06 du 25 novembre 2003
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On n'a certainement pas été sans remarquer l'omniprésence de la référence à Churchill durant les années intenses qui, depuis le 11 septembre 2001, ont conduit jusqu'à la guerre du Golfe. Cette référence a été utilisée de diverses manières, parfois de manière en apparence contradictoire, c'est-à-dire par des groupes ayant des idées et/ou des objectifs contradictoires.
On sait aussi que GW Bush a été nourri de cette référence churchillienne. On a assez dit et répété, avec des mines entendues, que sa lecture favorite fut, en 2001, le livre du néo-conservateur Richard Cohen comparant le destin de plusieurs hommes politiques devenus chefs de guerre. Churchill domine la galerie de la tête et des épaules. On sait encore que Tony Blair n'est pas mécontent quand il lit, sous une plume imprudente ou impudente c'est selon, qu'on le baptise “Churchill Mark-2”. Cela n'est pas simple goût de la publicité ou le reste : comme GW, Blair connaît une foi intense qui l'a poussé en Irak, qui le conduit à se reconnaître dans un héros jugé visionnaire comme Churchill.
De manière encore plus significative, Churchill a été la grande ombre inspiratrice de l'entreprise que nous avons décrite comme l'ambition de l'“anglosphère” (voir dd&e, Vol&19, n°03, rubrique de defensa). La caractéristique de ce mouvement est de réunir des gens de sensibilités en apparence très différentes, — et le “en apparence” nous ramène à Churchill. On trouve dans l'anglosphère les néo-conservateurs américains, dont les origines (jusqu'au trotskisme) sont bien plus à gauche qu'à droite, des libéraux internationalistes classiques comme Michael Ignatieff ou Christopher Hitchens, de centre-gauche et venus de la gauche, des conservateurs néo-impérialistes comme les historiens militaires anglais Ferguson et Keegan, eux par contre complètement à droite, — “en apparence” tout cela, toutes ces étiquettes distribuées avec générosité.
Cette salade russe n'est d'ailleurs pas une nouveauté, comme ne le sont pas ces attitudes mélangées et paradoxales à propos de Churchill. Un des “papes” de la pensée libérale-progressiste qui prit réellement son essor avec Franklin Delano Roosevelt, Isaïah Berlin, à la fois américaniste et internationaliste, a longuement magnifié Churchill dans un essai où il écrivit que Churchill avait idéalisé ses compatriotes «
au point qu'ils ont fini par se rapprocher de son propre idéal et se voir comme lui-même les voyait ». C'est lui que Robert D, Kaplan, néo-conservateur et autre inspirateur de GW avec ses livres The Coming Anarchy et Warrior Politics, cite en abondance et avec une approbation sans retenue.
Cela conduit à des sollicitations d'analyse qui en disent long sur la nécessité où se trouvent ses zélateurs de faire de Churchill, non seulement un héros mais un héros vertueux selon leur cœur et leur idéologie, — c'est-à-dire idéologiquement et passionnément vertueux. Après avoir cité un livre de Churchill de 1899 (La guerre du fleuve) où ce dernier décrit les Arabes comme « la race dominante [qui] imposa aux nègres ses coutumes et sa langue », où il note encore : « l'Égyptien était vigoureux patient, sain et docile. Le nègre, à tous égards, était son inférieur », — Kaplan observe, quelques lignes plus bas : « Churchill n'est pas raciste : les différences culturelles l'intéressent davantage que les différences ethniques. » On appréciera le raccourci et, surtout, on appréciera combien la conclusion de Kaplan est pour le moins sollicitée par rapport aux pièces du dossier. Au demeurant, ce dossier-là (Churchill, raciste ou pas ?), qui renvoie à leurs obsessions habituelles, ne nous intéresse pas. Seule nous intéresse l'obligation de vertu où l'on se trouve dans ces milieux-là lorsqu'il s'agit de Churchill.
Ainsi Churchill est-il leur héros, mais c'est également un héros inattendu si l'on s'en tient à la perception habituelle que l'on a de l'homme d'État britannique ? conservateur, impérialiste (dans le sens du partisan de l'Empire britannique), réactionnaire, soutien zélé de la monarchie, etc., — en gros, et toujours avec la prudence qui doit s'attacher aujourd'hui aux étiquettes : un homme de droite. La question posée ici s'attache à la métamorphose qui, aujourd'hui, nimbe le personnage de Winston Churchill, devenu une “icône” du courant libéral-progressiste qui constitue l'essentiel de la doctrine de soutien à l'interventionnisme humanitaire.
Un retour à la personnalité et aux actes de Churchill pendant la guerre s'impose. C'est la référence évidente, celle où il acquit l'essentiel de sa flamme et de sa popularité, particulièrement celles qu'on entend aujourd'hui célébrer partout. C'est au point où l'historien britannique Sir Robert Keegan, déjà mentionné, écrivait en 2000 que lui (Churchill) et Franklin Delano Roosevelt (FDR) avaient tous deux
« puisé leur éthique dans la tradition anglo-saxonne du respect de la loi et de la liberté individuelle. Chacun pouvait défendre cette tradition car la mer protégeait son pays de liberticides que leurs frontières terrestres limitaient [dans leur action] ».
La citation est étonnante parce qu'elle vient d'un conservateur bon teint, presque un réactionnaire, et qu'elle concerne un homme d'État dont on a vu plus haut qu'il est également de cette tendance, et tous les deux, le zélote et son icône, sont rapprochés jusqu'à l'intimité d'un homme (FDR) dont nul n'ignore son aspect “libéral”, quasiment progressiste selon l'entendement européen du mot. L'excellent historien John Charmley, grand connaisseur de Winston Churchill (Churchill's Grand Alliance), comparant la politique continentale (vis-à-vis de l'URSS) du ministre des affaires étrangères Eden (alors jeune conservateur plutôt considéré comme de l'aile progressiste du parti) avec celle du Premier ministre, écrit :
« Il y a une grande ironie dans le fait que ce soit Eden, souvent décrit comme un “idéaliste”, qui tenta constamment de reconstruire la vieille diplomatie européenne, alors que le réactionnaire Churchill refusait de le faire pour complaire aux vues libérales du monde de Franklin D. Roosevelt. »
On voit qu'il y a une certaine différence entre l'interprétation très conformiste et très intéressée de Keegan (partisan d'une alliance USA UK à outrance) et celle de Charmley. Le premier semble nous dire que FDR et Churchill, c'est la même chose : mêmes sentiments, même action, même conception du monde, etc. Évidemment, le processus de “diabolisation”, — qu'on doit juger si indigne d'un historien, — aide beaucoup : la représentation in fine, comme cette phrase nous le suggère, des Anglo-Saxons comme des gens isolés dans leurs îles (file britannique et le « continent-île » [selon Raymond Aron] américain), avec comme tâche de résister aux agresseurs « liberticides » dont on pourrait aisément croire, selon la tournure de la phrase et le sentiment sous-jacent, qu'ils représentent tout le reste du monde. Le résultat est une représentation totalement fausse. La réalité, au contraire, est celle de Charmley : la proximité, d'ailleurs bien plus apparente que réelle, entre Churchill et Roosevelt était paradoxale, contre-nature et de toutes les façons forcée. Les conceptions des deux hommes sur l'Empire le montrent à suffisance : l'un voulait sa survivance et sa gloire, l'autre sa destruction sans le moindre compromis.
Cette question de l'Empire est importante. Indirectement, elle nous conduit à un autre point que nous voulons aborder : l'analyse de la position de Churchill pendant la guerre. Charmley note à plus d'une reprise que Churchill n'avait qu'une seule obsession : la guerre, rien que la guerre. Le contraste, par exemple, entre Churchill et de Gaulle est extraordinaire (on pourrait le dire aussi du contraste entre Churchill et Eden). La chose essentielle qui conduit de Gaulle, c'est la perspective de l'après-guerre. Dès août 1940, il prédit à Maurice Schuman que les Britanniques vont résister, que les Soviétiques et les Américains vont entrer dans la guerre, donc que l'Allemagne a perdu la guerre. Sa conclusion est alors évidente, c'est-à-dire pleine de bon sens : l'important c'est l'après-guerre, et tout dans la guerre qui va se poursuivre doit être fait pour que la France figure bien dans cet après-guerre, c'est-à-dire affirme sa position auprès des alliés qui détiennent les clés du conflit et donc de l'après-guerre. Cette politique a été mesurée à sa juste valeur, par contraste avec la politique britannique, par Eden, comme le rapporte John Charmley :
« Eden avait raison de se demander si les Britanniques n'auraient pas pu retirer quelque bonne leçon du comportement du grand Français. »
La réalité britannique, complètement soumise au comportement de Churchill, est évidemment, par simple enchaînement logique vers l'aspect fondamental de ce modèle churchillien, soumise à l'obsession churchillienne de la guerre. Pour Churchill, et cela pour des raisons psychologiques et mêmes sentimentales, et à peine pour des raisons politiques, tout est “réglé” avec la guerre. Par sa dynamique, la guerre elle-même doit apporter les solutions aux problèmes qui se posent et, notamment, voire essentiellement, au problème de l'Empire. La victoire britannique assurera la pérennité de l'Empire, après avoir “modernisé” les rapports entre Londres et ses Dominions. Bien sûr, dans cette évolution, l'Amérique joue un rôle essentiel. Non seulement elle permet de gagner la guerre, mais elle doit permettre à l'Angleterre d'assurer la renaissance de l'Empire au nom d'une solidarité anglo-saxonne qui implique un projet commun d'influence, voire de domination du monde, et un socle moral qui donne au projet une vertu sans exemple. En d'autres mots, Churchill arrêtait sa vision de l'avenir à la victoire, ne doutant pas que l'effet provoqué par celle-ci serait tel que le temps d'après serait littéralement “un autre temps”, aux fondements et à la substance différents.
La réalité fut fort différente. Après d'autres, mais certainement de façon plus complète que les autres, Charmley montre comment Churchill fut, constamment, la dupe de FDR, — volontairement ou pas, c'est à voir, mais sans doute plus volontairement que le contraire, et s'aveuglant lui-même sur la réalité anglo-américaine. Mais là n'est pas notre sujet. Au contraire, nous nous arrêtons à ce Churchill des années 1940-41, qui croit à la victoire dans la mesure où elle passe nécessairement par l'alliance avec les USA, et qui croit évidemment que la guerre est une rupture fondamentale, et qui croit enfin qu'avec la victoire suivant le choc de la guerre s'installera une structure mondiale fondée sur la justesse morale anglo-saxonne.
C'est ce Churchill-là, certes, qui est un modèle aux yeux des libéraux, des interventionnistes, des néo-impérialistes, des néo-conservateurs.
En effet, Churchill convient à merveille au schéma de cette grande coalition, qui va de la gauche libérale-progressiste aux néo-impérialistes, qui, aujourd'hui, soutient et justifie les interventions militaires occidentales (américaines principalement). II y a essentiellement trois choses qui font de lui le “héros” idéal de notre temps :
• Churchill “croit” à la guerre comme élément cathartique qui résout de manière radicale les problèmes jugés (par cette catégorie de pensée à laquelle on se réfère) insolubles en temps de paix sinon par les compromis et les négociations, c'est-à-dire solubles d'une façon insatisfaisante selon cette idéologie. La guerre est “déstructurante”, elle brise les vieilles structures et les structures en place. Elle est, par conséquent, grosse d'un nouvel ordre. S'il s'agit d'une guerre mondiale et de la plus formidable d'entre elles, la grossesse est celle d'un nouvel ordre mondial. Comme cette guerre mondiale est la plus formidable d'entre toutes les guerres mondiales, la plus définitive, — cela est attesté notamment par le développement et l'utilisation de l'arme ultime, la bombe atomique, —l'ordre mondial qui sera accouché est l'ordre mondial ultime, celui qui achève l'Histoire en un sens.
• Churchill a fixé par la force des choses toute son énergie, toute sa “capacité d'excommunication”, contre un homme et contre son idéologie (Hitler et le nazisme, — démarche nécessaire en 1940-41 pour “dramatiser” le conflit en Europe et renforcer sa pression sur les Américains, jusqu'à obtenir l'entrée en guerre des USA que Churchill cherchait de façon frénétique). Par conséquent et en fonction du point précédent et du caractère ultime de cette guerre, la lutte contre Hitler tend à devenir la “lutte finale”, tout comme Hitler représente l'ultime idéologie du Mal. Hitler vaincu, c'est le Mal qui est vaincu (temporairement) ; d'autre part, toute représentation du Mal, résurgence accidentelle ou autre séquelle, sera une “hitlérisation”, c'est-à-dire ce qu'on nomme aujourd'hui une diabolisation.
• Cette action et cette position de Churchill sont faites avec et grâce à l'alliance américaine (quoiqu'il en soit par ailleurs : on parle de la perception) et, en réalité, au nom de la puissance américaine. Le socle idéologique de cette puissance devient très vite l'inspirateur de tout le reste. Autant Churchill est en soi important pour les raisons qu'on a vues ci-dessus, autant il est promis à s'effacer, et l'Angleterre avec lui, derrière le triomphe de FDR, de l'Amérique et des vertus américanistes. (C'est ce qui se déroule effectivement après 1945.)
Un quatrième point doit être ajouté en complément, qui a le mérite principal de nous donner un complément d'explications affectant le domaine essentiel de la psychologie. L'intronisation de Churchill dans ce rôle étrange pour lui de “libéral-progressiste”, qui complète à merveille et justifie la promotion de l'américanisme et surtout le verdict contre Hitler implicitement (plus tard, explicitement) qualifié de “Mal absolu”, a l'effet de faire passer au second plan des péripéties accessoires l'épisode du communisme. II y a chez tous ces libéraux-progressistes et néo-conservateurs qui acclament aujourd'hui Churchill, qui vouent Hitler aux gémonies et soutiennent l'activisme belliciste américaniste, nombre de “compagnons de route” honteux qui furent proches du communisme in illo tempore, soutenant de ce fait les tueries staliniennes ou maoïstes. La relativisation de facto, dans ce cadre précisément et selon cette logique, de la barbarie communiste derrière l'institution du Mal absolu hitlérien a l'avantage de relativiser grandement ces adhésions, de les faire pardonner implicitement, de les faire oublier sans autre forme de procès (les cendres qu'on glisse sous le tapis, les lendemains de fête). La conscience s'en porte mieux et l'on peut songer à applaudir Churchill, le cœur et l'âme en paix.
Le schéma ainsi apparu a tous les avantages du monde pour ceux qui en font la promotion ou s'en servent comme abri ou comme alibi. Il a aussi l'avantage de justifier les thèses implicites les plus ardemment soutenues aujourd'hui. C'est le cas de la thèse de la globalisation et, au-delà, de l'américanisation. La description même d'un Churchill avec ses appréciations implicites, notamment cette idée d'une guerre comme démarche ultime menant à une catharsis événementielle à partir de laquelle va naître un nouvel ordre mondial complètement différent (et complètement vertueux, bien sûr), c'est le schéma même de la globalisation pris dans son sens le plus large. Cette largeur implique, par exemple, qu'il faut considérer la tentative (nous insistons sur ce mot) de la guerre contre l'Irak comme un acte de globalisation, — et, certes, un acte de globalisation qui a échoué (d'où le mot “tentative”) puisque la guerre n'a pas provoqué la catharsis attendue. L'on sait bien que tous les mots employés par les hommes de l'administration, surtout les néo-conservateurs mais aussi Bush lui-même, toutes les conceptions d'installation d'un ordre démocratique au Moyen-Orient vont dans ce sens.
Le 6 novembre dernier, GW Bush a encore fait un discours dans ce sens, prônant la démocratie, et la démocratie américaniste essentiellement, comme catharsis de libération pour la région :
« Are the peoples of the Middle East somehow beyond the reach of liberty? Are millions of men and women and children condemned by history or culture to live in despotism? Are they alone never to know freedom and never even have a choice in the matter? I, for one, do not believe it. »
II faut admirer la constance du président Bush à proclamer la justesse du schéma grandiose malgré les échecs permanents et cruels qu'il essuie. Cet enfermement de l'esprit est la caractéristique fondamentale de tous ces gens, et l'on n'a aucune surprise à y retrouver les ex-marxistes qui ont gardé de leur expérience l'esprit binaire du domaine avec tout son schématisme, entre Bien et Mal, retrouvé chez GW : « Qui n'est pas avec nous est contre nous. » [On en voit plus sur ce discours qui est d'une importance fondamentale, et paradoxale vu la situation dans la réalité aujourd'hui par rapport aux intentions qu'il contient implicitement, — dans notre rubrique de defensa].)
Cette analyse rapide justifie pleinement le choix de notre Winston Churchill comme “héros n°1” de notre temps, plus qu'un Franklin Roosevelt par exemple, dont l'actuelle politique américaine est pourtant une reprise avec des moyens plus brutaux (mais également une reprise, dans l'esprit, de la politique de Woodrow Wilson, — paradoxe de voir autant de démocrates inspirateurs d'un républicain, GW Bush). L'apport essentiel de Churchill est qu'il permet des rassemblements a priori impossibles du point de vue idéologique. Ce conservateur ultra-réactionnaire s'habille du manteau libéral et progressiste (c'est-à-dire rooseveltien) pour faire évoluer la situation comme il l'entend. Du coup, il donne une vertu inattendue (une vertu de conservateur) aux libéraux-progressistes d'une part, aux conservateurs ultra-réactionnaires (pour eux, une vertu progressiste) d'autre part.
Ce cheminement, cette pirouette pourrait-on dire, est à l'œuvre depuis un certain temps. La fin de la Guerre froide et l'expansion de la doctrine d'intervention humanitaire, couplées avec la résurgence des doctrines néo-wilsoniennes d'intervention américaniste, dans une époque où la communication et l'interprétation virtualiste sont omniprésentes, l'imposaient évidemment. Le schéma Hitler-Münich comme grille d'interprétation idéologique et simpliste s'est aussitôt imposé. Les adversaires de l'intervention otanienne et américaine en Bosnie et au Kosovo ont en général été qualifiés de “munichois”.
L'attaque du 11 septembre 2001 et la prévision de la guerre contre l'Irak, en même temps que l'activation maximale de l'alignement britannique sur les Américains, ont fait entrer une nouvelle dimension dans le jeu de l'interprétation vertueuse de l'activisme américaniste et belliciste. Les néo-impérialistes, c'est-à-dire les conservateurs britanniques jugeant que l'occasion (le soutien UK aux USA et la guerre irakienne) était belle de lancer l'idée d'un Empire angle-saxon impliquant une sorte de renaissance de l'Empire britannique, ont rajouté à la panoplie de la représentation vertueuse le souvenir de Churchill. La chose fut aisément accepte par les conservateurs américains, soutiens de GW Bush. Là-dessus, la prose abondante et intellectuelle, et parfois pompeuse, des néo-conservateurs a mis un vernis qui convenait à tout le monde. Winston Churchill devint la référence de notre temps, y compris celle de GW.
(Ajoutons-y, pour la chronique, une gracieuseté de l'U.S. Navy, qui n'est pourtant pas gratuite et indique bien le climat virtualiste établi autour du nom de Churchill : à l'automne 2001, l'U.S. Navy baptisa une de ses nouvelles frégates du nom de USS Winston-Churchill. C'était un honneur rarissime de voir un navire de guerre américain porter le nom d'un non-Américain. Au reste, dans la présentation officielle qui était faite de l'événement, on rappelait la double ascendance de Churchill, né d'un père britannique et d'une mère américaine.)
Dans ce contexte, l'affaire irakienne prend une dimension décisive. Tout Y concourt, y compris la présentation virtualiste qui en est faite. Il est manifeste que Churchill y est partie prenante, ne serait-ce que par le biais des néo-impérialistes britanniques (les historiens Ferguson, Johnson, Keegan) qui y voient, de façon assez étrange si l'on s'en tient à la seule raison, l'acte re-fondateur d'un empire qui sera certes américain mais qui aura aussi, — surtout pour certains qui ne doutent pas des capacités d'influence des Britanniques sur les Américains, — des allures d'Empire britannique rénové. Les libéraux-progressistes ne sont pas en reste, qu'il s'agisse des internationalistes comme Michael Ignatieff ou des néo-conservateurs américains. Eux aussi sont churchilliens, plutôt à la lumière de l'attitude idéologique attribuée en général au grand comme d'État britannique, d'anti-munichois, de dénonciateur de Hitler et de la barbarie nazie et ainsi de suite.
On pourrait dire, poursuivant l'analogie et le symbole jusqu'au bout puisqu'effectivement Winston Churchill figure de cette façon dans notre aventure, que l'échec colossal qui est en train de caractériser la crise irakienne et les divers espoirs qui l'accompagnaient est aussi le sien.
C'est l'échec d'un dessein qui figura dès le départ dans l'esprit du Britannique, — et on pourrait dire que c'est à cet égard son deuxième échec : sauver l'Empire britannique par USA interposés, en s'alliant aux Américains d'une façon inconditionnelle et en imposant à ce pays, par subtilité; et manœuvre, une politique qui sauve l'Empire.
Deuxième échec, effectivement...
• Le premier, c'est celui de l'immédiat après-guerre (la vraie, celle de 3945). L'empire britannique se défit à une très grande vitesse, sous les coups redoublés de l'évolution historique et (surtout) d'une politique systématiquement anticolonialiste des Américains. La politique US était bien que la “libération” des territoires coloniaux en général, britanniques en particulier, ouvrirait de vastes marchés à l'expansion commerciale US. Cela fut fait. La rhétorique de Churchill ne pesa pas un gramme dans cette affaire.
• Faisant du refus des leçons de l'Histoire une de ses spécialités intellectuelles, le parti néo-impérial britannique a repris à l'occasion de l'affaire irakienne la démarche de Winston Churchill, cette fois dans le but d'“établir” un Empire anglo-saxon. L'échec est encore plus grave que le précédent car l'option européenne a été, entre temps, compromise par cette politique. Si elle veut être retrouvée, les Britanniques devront abandonner une partie sérieuse de leur engagement pro-américain.
Et c'est ainsi que le grand Winston Churchill, en un sens, est mort une deuxième fois.