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1329Il y a un grand débat passionné, distordu, perverti, qui se voudrait rationnel, après la diffusion par Obama des mémos de la période GW Bush donnant à la CIA les instructions pour la pratique de ce qu’officiellement la bureaucratie se refuse à nommer “torture”. Les réactions de la “communauté du renseignement” ont été très vives; l’argument est que BHO, en l’occurrence, met en danger la sécurité nationale. BHO s’est rendu au siège de la CIA pour tenter de panser les plaies de la sensibilité professionnelle de la CIA et de relever le moral des troupes. On croirait parfois que cette bureaucratie, dont les crises sont d’abord des emportements de communication, a plutôt une sensibilité de jeune fille en âge de puberté qu’une sensibilité professionnelle de vedette du renseignement.
Le Times de Londres, notamment, rend compte, le 21 avril 2009, de la visite d’Obama à Langley et des remous alentour.
«President Obama visited the CIA headquarters yesterday to placate officials dismayed by his decision to release top secret “torture” memos, a move that has provoked accusations that he is willing to compromise America’s safety out of political correctness. Mr Obama’s first visit to the CIA, to boost morale there and shore up his own reputation, came as his decision to release the memos detailing brutal interrogation sessions of terror suspects continued to attract criticism.
»There were claims from inside the agency’s ranks that the move had undermined its ability to extract vital intelligence from America’s enemies, and could even blow the cover of some secret operatives. Michael Hayden, who ran the CIA under President Bush, said before Mr Obama’s visit that the release of the memos had compromised the CIA’s intelligence gathering work and, in effect, aided America’s enemies.»
Le dossier de cette affaire est bien présenté par George Friedman, directeur de Stratfor.com, dans une analyse (accès libre) publié le 20 avril 2009. L’essentiel du texte est consacré au fond de cette affaire, aux pratiques en question, à leur aspect opérationnel et moral, à l’efficacité des services de renseignement US et aux résultats qu’ils obtiennent.
L’analyse ne manque pas d’intérêt. Elle rappelle les circonstances qui ont mené à l’application de la torture (débarrassons-nous des guillemets, cela le mérite), la pratique de cette torture, la légalité ou non de ces pratiques, l’aspect moral (immoral) de la torture, etc. Elle met en évidence le fait que la torture, dans cette séquence précisément (sans préjuger des autres cas qui précédèrent), a été adoptée par la CIA après 9/11 parce que la CIA souffrait d’un manque chronique de renseignement, qu’elle avait connu de graves échecs, qu’il importait que cela fut redressé. Notre conviction est que cela n’a pas été redressé et que cela ne le sera pas, en raison de la tendance à donner la priorité à la technologie pour le renseignement et des faiblesses structurelles fondamentales de l’HumInt (Human Intelligence); c’est-à-dire la tendance bureaucratique d’une part, l’attitude psychologique des membres de cette bureaucratie et de leur hiérarchie d'autre part, cette psychologie américaniste insensible aux autres psychologies et donc entretenant sans fin la faiblesse du domaine du “renseignement humain”.
Sur la question de la torture elle-même, Friedman souligne justement que le véritable problème est que la CIA est une bureaucratie et que l’attitude de la bureaucratie tend à codifier, à “légaliser” selon ses règles, donc à “banaliser” toute pratique. Du coup, et c’est le véritable débat sur cette question, la CIA a rendu routinière et institutionnalisée, donc à la fois monstrueusement légale et structurellement inhumaine, une pratique qui ne peut être conçue que comme “exceptionnelle” (dans le sens circonstanciel du mot). La question de la torture devient dans ce cas la question de la bureaucratie, qui est implicitement définie ici comme une monstrueuse entité qui institutionnalise tout ce qu’elle fait.
«The problem with torture — as with other exceptional measures — is that it is useful, at best, in extraordinary situations. The problem with all such techniques in the hands of bureaucracies is that the extraordinary in due course becomes the routine, and torture as a desperate stopgap measure becomes a routine part of the intelligence interrogator’s tool kit.
»At a certain point, the emergency was over. U.S. intelligence had focused itself and had developed an increasingly coherent picture of al Qaeda, with the aid of allied Muslim intelligence agencies, and was able to start taking a toll on al Qaeda. The war had become routinized, and extraordinary measures were no longer essential. But the routinization of the extraordinary is the built-in danger of bureaucracy, and what began as a response to unprecedented dangers became part of the process. Bush had an opportunity to move beyond the emergency. He didn’t.»
Un autre point intéressant abordé dans sa conclusion par Friedman est l’attitude d’Obama dans cette affaire, l'action qu'il a conduite. Friedman juge, justement également à notre estime, qu’Obama a employé une “tactique” qu’il affectionne: poser un acte déstabilisant (publicité des mémos), puis retraite relative en allant rassurer et réconforter ceux qui étaient déstabilisés, en les assurant de son soutien.
«U.S. President Barack Obama has handled this issue in the style to which we have become accustomed, and which is as practical a solution as possible. He has published the memos authorizing torture to make this entirely a Bush administration problem while refusing to prosecute anyone associated with torture, keeping the issue from becoming overly divisive. Good politics perhaps, but not something that deals with the fundamental question.
»The fundamental question remains unanswered, and may remain unanswered. When a president takes an oath to “preserve, protect and defend the Constitution of the United States,” what are the limits on his obligation? We take the oath for granted. But it should be considered carefully by anyone entering this debate, particularly for présidents.»
…Justement, pour ce cas la “question fondamentale” ne nous intéresse pas. C’est la méthode utilisée par Obama qui nous intéresse, Obama que nous serions alors tenté de baptiser pour l’occasion “Gorbamatchev”, en mélangeant les deux noms fameux, en nous référant évidemment à notre non moins fameuse hypothèse de l’“American Gorbatchev”. Friedman décrit bien cela, en précisant que c’est désormais “une méthode habituelle” d’Obama, consistant finalement (c’est notre description) à dénoncer une situation, une pratique, une tendance, à ne prendre aucune mesure contre les fautifs et à rassurer ceux qui sont ainsi impliqués. Freidman juge qu’il s’agit aussi bien d’une approche “pragmatique”. Nous jugeons qu’il s’agit aussi, et peut-être d’abord, d’une mesure “gorbatchévienne”, tant l'essentiel de l'acte est l'action déstabilisante contre la bureaucratie, ce qui fut le fondement de l'action de Gorbatchev. Là où Friedman juge qu’il s’agit d’une approche tentant de redresser une situation fautive en tentant ensuite d’empêcher que la mesure devienne polémique du point de vue politique, nous jugerions qu’il s’agit d’une approche tendant à déstabiliser la bureaucratie en tentant d’éviter toute polémique politique qui risquerait de compromettre l'action initiale.
La question est de savoir ce qu’Obama en pense, et s'il pense d'une façon précise à cet égard. S’il est simplement BHO, Friedman a raison. S’il est “Gorbamatchev”, nous avons raison. Nous ajoutons, en allant beaucoup plus loin par le biais de notre thèse selon laquelle l’Histoire conduit plus les hommes que les hommes ne la conduisent dans une pértiode aussi exceptionnelle et aussi excessive, qu’il n’est pas nécessaire qu’Obama soit consciemment “Gorbamatchev” pour qu'il le soit. Le phénomène de la bureaucratie est tellement fort, comme Friedman le dit d’ailleurs implicitement lui-même, qu’il domine à notre avis tout le reste, y compris dans ce cas la question de fond de la torture. La mesure de “Gorbamatchev” a été d’abord, consciemment ou pas qu'importe, une opération de déstabilisation de la bureaucratie.
Les questions se bousculent alors: “Gorbamatchev” va-t-il poursuivre avec d’autres bureaucraties, dans d’autres domaines? S’il n’a pas encore encore pleine conscience de son action, va-t-il l ‘acquérir? A partir de quand, de quelle action, de quelle intensité de menace de déstabilisation la bureaucratie, le système vont-ils réagir en ne se contentant plus des actes de compensation suivant l’attaque déstabilisante? A partir de quand, si cela arrive, bureaucratie et système vont-ils conclure que “Gorbamatchev” est un danger fondamental pour eux, même si “Gorbamatchev” n’est en fait que BHO et n’entend pas poser un tel danger?
Mis en ligne le 21 avril 2009 à 11H11
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