Clint Eastwood et Tocqueville, et la tristesse américaine

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Clint Eastwood et Tocqueville, et la tristesse américaine

« Nous voulions voir des déserts et des Indiens; mais vous ne vous figurez pas la peine qu'on a à trouver maintenant ces deux choses en Amérique. » (Tocqueville, 1831)

 

 

C'est Clint Eastwod, tiède partisan comme nous de Donald Trump, qui vient de dire que nous vivions une époque de pussies, de trouillards, et que c'était bien triste, sad.

A la lumière de ces paroles on comprend mieux des chefs d'oeuvre crépusculaires et noirs comme Mystic river, Gran Torino ou la Million dollar baby. Je rappellerai que le grand film de Clint est Josey Wales, où il montre sa force libertarienne et sa bonne volonté indienne. C'est son chef d'oeuvre absolu, un des grands westerns du monde, puisqu'il propose un mode de vie libertarien en marge du système, où l'individu libre crée sa loi et son espace, sans se déguiser en shériff et sans exiger une autorité protectrice. Le film est une magnifique dénonciation aussi de la Guerre de Sécession, la plus belle du genre depuis la Nation de Griffith.

Car la fin du Sud fut la fin d'un monde qui était le Monde.

La tristesse américaine...

Je cherche les origines de cette tristesse américaine et je les trouve comme toujours chez Tocqueville. Mais pour une fois je citerai sa correspondance ; le grand esprit écrit à son frère, comme si l'Amérique avait été pour lui le lieu de la mélancolie lucide, au lieu que la France resta la terre de la bêtise moderniste programmée.

Dans sa lettre, Tocqueville reprend l'antienne de la fin des libertés :

« Comme tu l'as très bien compris, le caractère saillant de ce qui se passe en Autriche est, d'une part, la disparition de la vieille organisation féodale que le moyen-âge avait léguée ; de l'autre, organisation du monde nouveau au seul profit de l'Etat et de la centralisation.

» Les vieux pouvoirs locaux disparaissent sans se rajeunir ou être remplacés par rien, et partout, à leur place, le gouvernement central prend la direction des affaires (1). »

Il voit que l'on quitte la liberté chrétienne et médiévale pour tomber dans une barbarie antique, qui apparaîtra sous une forme romaine, grecque ou bien biblique ailleurs :

« Partout on sort de la liberté du moyen-âge, non pour entrer dans la liberté moderne, mais pour retourner au despotisme antique. Car la centralisalion, ce n'est pas autre chose que l'administration de l'Empire romain modernisée. »

Cette société autoritaire crée les pussies de Clint Eastwood qui peuvent être bosseurs et malins, ce n'est pas un problème. Elle crée surtout des zombies :

« Je ne doute pas qu'il ne finisse par sortir d'une pareille législation politique, si elle parvient à se fonder solidement partout, des effets tout semblables (sauf l'invasion des barbares) à ce qu'on a vu à la fin de l'Empire romain, depuis dans l'Empire d'orient, et de tout temps à la Chine : une race très civilisée et abâtardie en même temps ; des troupeaux d'hommes intelligents et non des nations énergiques et fécondes ; mais nous ne verrons pas les choses arriver à ce degré-là, car nous n'assistons qu'au début de la maladie. »

Un autre voyageur « américain » décrit la masse moderne à venir :

« Des masses d'individus élèveront les Pyramides ; en étudiant chacun de son côté, ces individus rencontreront des découvertes, dans les sciences exploreront tous les coins de la création physique. Mais dans le monde moral en est-il de la sorte ? Mille cerveaux auront beau se coaliser, ils ne composeront jamais le chef d’oeuvre qui sort de la tête d'un Homère (2). »

Un siècle après la masse accouche statisme, fascisme, nazisme, stalinisme, « sectes socialistes qui luttent entre elles » (John T. Flynn, qui n'oublie pas le New Deal ou la social-démocratie).

Bernanos aussi comprenait que nous allions vers des temps néo-païens ; et les datait comme de la décadence médiévale:

« On ne comprend rien à notre Révolution si l'on refuse de tenir compte d'un fait historique d'une importance incalculable : depuis le XVe siècle, la Chrétienté française subsistait, je veux dire la Société chrétienne avec ses institutions, ses moeurs, sa conception traditionnelle de la vie, de la mort, de l'honneur et du bonheur, mais la Politique se paganisait de plus en plus... Au sommet de la Chrétienté, la Politique restaurait secrètement les divinités païennes, l'État, la Nation, la Propriété, le jus utendi et abutendi du Droit Romain (3)... »

Céline a reconnu le caractère antique de notre ochlocratie :

« Que demande toute la foule moderne ? Elle demande à se mettre à genoux devant l'or et devant la merde !... Elle a le goût du faux, du bidon, de la farcie connerie, comme aucune foule n'eut jamais dans toutes les pires antiquités... Du coup, on la gave, elle en crève... Et plus nulle, plus insignifiante est l'idole choisie au départ, plus elle a de chances de triompher dans le coeur des foules (4)...»

Et Tocqueville dresse le bilan de la révolution Française, révolution ratée aux conséquences désastreuses pour tout le continent :

« J'ai retrouvé dans toute l'Allemagne, avec un profond chagrin, les sentiments que tu as vu paraître à Vienne à l'égard de la France; souvent la crainte, ordinairement la haine.. . Comment pourrait-il en être autrement?

» Nous avons bouleversé le monde, troublé toutes les nations, versé des torrents de sang, renversé ou ébranlé les trônes, remué jusqu'aux bases de la société; partout au nom d'idées, de sentiments, de croyances que nous semblons avoir abandonnés misérablement nous-mêmes ensuite. Comment s'étonner de l'opinion de l'Europe à notre égard ? »

Philippe Grasset voit bien le lien fort entre les intelligences française et américaine. Nièce de la monarchie française, la république américaine fut aussi libre que notre France médiévale, et sa tristesse devient notre titre de noblesse.

Nicolas Bonnal

 

Notes

1.) A Hubert de Tocqueville, Compiègne, 25 mars 1854. Oeuvres complètes, Paris, 1866, tome 7.

2.) Chateaubriand, Mémoires, 3 L43 Chapitre 5, conclusion.

3.). Bernanos, la France contre les robots, Plon, IV.

4.) Céline, Bagatelles.