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1004Notre avis est que c'est plutôt un jour triste qu'un jour triomphant. Le 7 août, l'ancien président Clinton et l'éditeur Knopff de New York ont annoncé la signature d'un contrat pour la publication des Mémoires de William Jefferson Clinton en 2003 (Clinton prend son temps). Le montant du contrat devrait être quasiment fabuleux. Battrait-il le record en la matière ($8 millions et des poussières) ? On verra. L'important n'est pas là. L'important est dans ce que cette signature constitue pour Clinton une défaite.
Huit mois d'errance, suivant une quasi-“fuite” honteuse de Washington en janvier, au terme de son mandat, n'ont pas procuré à l'ancien président l'opportunité qu'il attendait : un poste important, si possible mondial, si possible honorifique, qui lui aurait restitué une partie des ors et de la pompe de sa présidence. (« Bill adore les cérémonies », disait Hillary Clinton en 1993, lorsqu'on lui demandait de définir son mari.) On a vu Clinton donner une conférence ou l'autre, grassement payée mais pas immortelle ; on l'a vu à Roland Garros porter la poisse à André Agassi ; au Bangla-Desh porter secours aux réfugiés qu'on trouve toujours là-bas ; à Harlem, emménager dans des bureaux fabuleusement chers, et payés par le contribuable américain.
Par contre, on l'a fort peu vu avec Hillary, qui s'occupe des choses sérieuses dans sa qualité de sénatrice de l'État de New York qu'elle occupe aujourd'hui. En désespoir de cause, Clinton va faire ce qu'il a toujours : s'asseoir à un bureau, réfléchir et écrire.
[Nous jugeons opportun, dans cette occasion, de proposer à nos lecteurs l'analyse que de defensa avait publiée le 25 janvier 2001, pour le départ de l'ancien président : « See You, Bill ». Comme on le lira, c'était encore du temps où Clinton espérait autre chose que cette tâche un peu ardue et loin des ors et des pompes d'écrire ses mémoires de président.
« See you », c'est-à-dire “à bientôt” en langage un peu leste, comme sa personne. Le départ de Bill Clinton a été comme celui d'un copain qu'on sera amené àrevoir. Il y a fort à parier qu'on entendra encore parler de lui. (Ne serait-ce que comme First Gentleman d'une Hillary présidente en 2004 ou 2008, — si elle n'a pas abandonné Clinton pour devenir Hillary Rodham tout court.) En d'autres mots : William Jefferson Clinton n'est pas un homme dont on se débarrasse facilement.
Il y a des hypothèses pour l'avenir de Clinton. Celle de Ed Vulliamy, correspondant à Washington du Guardian vaut qu'on s'y arrête. Vulliamy écrit que Clinton, devenu rien moins que « president in exile », a des ambitions planétaires (« Yesterday America ... and tomorrow the world », titre de l'article de Vulliamy du 7 janvier 2001 dans The Guardian).
Vulliamy s'explique : Clinton va se lancer dans un grand projet, dont on a déjà, sans y prendre garde (et pour cause), entendu les prémisses les années précédentes. C'est la mirobolante “troisième voie” (« Third Way »), qui annonce un mouvement politique moderniste, social-démocrate modernisé, entre le capitalisme pur et dur et le défunt socialisme. Clinton est intronisé, sous la plume de Vulliamy, « World President of the Third Way », avec le soutien, paraît-il, de nombreux amis du côté de chez Tony Blair, Lionel Jospin, Gerhardt Schröder. On en saura plus vers le milieu de cette année, à la “Conférence de la Troisième Voie” à Stockholm, patrie de la social-démocratie moderne (conférence prévue au moment de la fin de la présidence suédoise de l'UE). Vulliamy explique encore (on conserve les termes originaux pour qu'il n'y ait aucune confusion) que cette conférence est destinée à être « a coming-out party for the shadow Atlantic Alliance ». Vaste programme, à la lumière duquel la bataille post-électorale de novembre-décembre 2000 prend une autre place et acquiert une autre dimension : son poulain battu dans les conditions qu'on sait, il s'agit de rien moins qu'une entrée en dissidence de l'ancien président des États-Unis Bill Clinton après une issue de la crise qui installe un président soi-disant réactionnaire à la Maison-Blanche. On n'y peut rien si tout cela fait un peu bande dessinée.
Il y a là, dans cette hypothèse et cette interprétation de Vulliamy qui reflètent des hypothèses et des interprétations venues de l'entourage de Clinton, une construction virtualiste qui est bien de son temps. Pour autant, il ne faut pas l'écarter d'un haussement d'épaules. Le principal legs de Clinton à l'Amérique et au monde, le seul digne vraiment d'être mentionné, c'est d'avoir installé quelque chose de tout à fait nouveau ; c'est d'avoir installé dans le compte-rendu des affaires du monde, dans l'écho médiatique qui en est obtenu, dans l'image qui en est véhiculée par les formidables moyens modernes de la communication, une représentation qui s'est décisivement démarquée de la réalité (définitivement, c'est moins sûr). Par ailleurs (voir notre rubrique de defensa), nous nommons cela la “réalité-virtuelle” (pour la différencier de la “réalité-réelle” qui, elle, continue son petit bonhomme de chemin, et c'est là tout le sel de l'existence). La puissance des moyens employés àcette tâche et l'uniformité de l'attitude de conformisme qui caractérise aujourd'hui notre démarche d'appréciation des affaires publiques ont puissamment contribué àl'installation de ce phénomène. Une nouvelle “réalité” s'est installée dans l'esprit des gens et dans les conceptions et les analyses de ceux qui sont chargés d'informer les gens, ce milieu médiatique et de l'information où s'ébat désormais ce qu'on nomme encore “la politique”.
Voilà pourquoi il faut à la fois sourire et prendre au sérieux les projets de monsieur-« World President of the Third Way ». Cela n'est plus de l'histoire ni de la politique. C'est la bataille conduite dans la réalité-virtuelle. On ne peut en parler en termes de politique concrète, car tout cela n'a au bout du compte aucune réalité concrète ; mais on doit en parler en termes de désordre grandissant introduit dans le système (le système, notamment : économie et système boursier globalisés, puissance du complexe militaro-industriel, développement incontrôlé des technologies, etc). D'ailleurs, et pour corser le paradoxe, ce système a lui-même acquis une dimension de complète virtualité au long des années Clinton, et également avec l'aide puissante de Clinton.
En d'autres termes, et pour expliciter cette dernière phrase énigmatique qui fait de Clinton l'architecte du système qu'il entend par ailleurs combattre avec sa “présidence mondiale de la troisième voie”, cet homme joue double jeu. Il ne le fait pas par calcul, mais plutôt par mégarde, par inadvertance et par nonchalance, par nécessité, par penchant du caractère, enfin parce que l'aubaine est là, comme une jeune stagiaire traînant dans les couloirs de la Maison-Blanche. On ne s'étonnera pas de nous voir conclure qu'il y a chez Clinton deux hommes (on nous trouverait même un peu chiche, sans doute). Ils ont successivement occupé la Maison-Blanche sans que nous nous en soyons vraiment aperçus. Pour dire autrement et en revenir précisément aux années du mandat Clinton, il y a cette idée que, quelque part au coeur des années Clinton, il y a eu une sorte de coup d'État dont nul ne s'est avisé.
Le personnage, d'abord. Quoiqu'on en veuille, Clinton n'est pas un homme de concept ni un homme de vision, ni un homme de réflexion, ni un homme d'action qui décide. C'est un homme qui bouge, comme un gosse qui est à la recherche de quelque chose à faire. C'est un « président-ado » (mot du journaliste Richard Bernstein en novembre 1996), sensible aux ors et aux discours, aux paillettes, à la pompe, aux images en d'autres mots. Il est l'enfant de son époque, et il joue impeccablement le rôle d'un enfant de son époque qui jouerait le rôle d'un acteur jouant le rôle du président, avec un texte mille fois répété et qui s'insère merveilleusement dans l'esprit du temps. Clinton est fun, il est extraordinairement à la mode, puisqu'il est un peu le créateur de notre réalité-virtuelle. C'est l'explication de sa popularité également extraordinaire dans tous les milieux de la communication, de la gauche humanitariste, en Europe surtout et à Paris principalement, malgré deux bons tiers de sa présidence passés à prendre toutes les mesures réclamées par les républicains réactionnaires, et le soutien à une politique économique de globalisation dévastatrice. Il leur joue leur rôle favori, et il joue avec suffisamment de distance pour qu'on voit qu'il joue fort bien et suffisamment d'alacrité pour qu'on croit à son jeu.
C'est pourquoi il est un acteur fantastique (voir son clip sur le président cherchant à s'occuper après la fin de sa présidence) ; un acteur bien plus intéressant que le vieux Reagan poussiéreux et figé dans son sourire hollywoodien. Il y a des tonnes et des milliers de kilomètres de différence entre un Reagan qui rit, façon Hollywood-années quarante, et un Clinton pris d'un fou-rire devant un Eltsine qui a un peu forcé sur la vodka, devant les journalistes sérieux de Washington, ébahis et conquis. Il y a chez Clinton une sorte de sincérité du menteur convaincu ou, encore mieux, du menteur complètement sincère, un “paradoxe du comédien” soutenu sans faillir. (Cela doit d'ailleurs nous faire mesurer ce que vaut son principal legs, la réalité-virtuelle décrite plus haut : c'est d'abord la création du menteur sincère ; cela en a la solidité, la profondeur, la réalité. Dont acte.)
Cet homme qui bouge, ce menteur sincère, ce comédien qui nous en bouche en coin se devait d'être multiple durant sa présidence. Il le fut. Mais il ne faut pas trop le soupçonner de machiavélisme car la manipulation clintonienne s'arrête là. C'est même le contraire. En fait de manipulation, sans doute pourrait-on écrire un jour que Clinton fut manipulé par son destin, et, par conséquent, conclure qu'il y a aussi quelque chose de pathétique, voire de tragique, dans l'histoire de ce clown-ado devenu président. (Clown-ado devenu président, il n'y a qu'en Amérique qu'on voit cela. Ce sont les exclamations, avec référence à l'American Dream en arrière-plan, qui saluèrent en Europe l'élection du soi-disant inconnu [pour l'Europe] Bill Clinton. Nous ne sommes attachés qu'à ce qu'il y a de spectacle et d'apparence aguicheuse dans l'Amérique. Nous en ratons les drames et les tragédies.)
Mieux (ou pire) : il se pourrait que Clinton ait été manipulé par quelque chose qui ressemblerait à de la naïveté, et qu'il aurait eue lui-même, et qui lui aurait fait croire de façon irréaliste à certaines perspectives. C'est là qu'on en arrive à ce que nous avons évoqué plus haut, cette « sorte de coup d'État dont nul ne s'est avisé ».
Il y a un tournant de la présidence Clinton : en novembre 1994, aux élections mid-term qui virent la victoire des républicains (majorité dans les deux assemblées). Défaite terrible, et bien plus qu'une défaite, l'effondrement de ses ambitions. Clinton avait des ambitions rooseveltiennes (FDR, 1933-1945, mais surtout celui de la Grande Dépression, 1933-1940). Question évidente d'image, là aussi : le grand président social derrière des allures à-la-Kennedy. Cette défaite de novembre 1994 venait sanctionner deux années de rude combat, pied à pied, au Congrès, face aux républicains déjà majoritaires à la Chambre. Désormais, en novembre 1994, devant les républicains victorieux conduits par l'impitoyable Newt Gingrich, c'en était fini. Le Président était pieds et poings liés. Une source proche de la Maison-Blanche, au NSC, nous a rapporté combien cette période fut terrible pour Clinton, — et cette période qui reste bien peu connue. Clinton subit une terrible dépression, et l'on parle de cela au sens médical. On le trouvait dans les couloirs de la Maison-Blanche en robe de chambre et mal rasé, ou bien prostré, refusant de prendre les appels téléphoniques. « Cela dura plusieurs semaines, rapporte la source, pendant lesquelles le président des États-Unis n'était plus qu'une ombre incertaine, incapable de remplir sa fonction. »
Le rétablissement vint peu à peu, mais dans une situation qui était radicalement différente. Nous avons déjà signalé combien ce tournant se marquait dans les faits : de janvier 1993 à juin 1995, pas un seul veto contre le Congrès, ce qui représente un cas unique pour cette durée dans l'histoire de la présidence américaine ; puis, àpartir de juin 1995, le président n'hésite plus à user du veto au rythme habituel d'un président décidé àtenter de marquer son autorité. Ce tournant de juin 1995, c'est la marque législative que Clinton a compris qu'il ne pourrait rien faire avec le Congrès sinon se battre contre lui, que son programme intérieur est mort. C'est alors que Clinton a commencé à être complètement ce qu'il n'avait été jusqu'alors qu'en partie : un acteur jouant le rôle d'un acteur qui serait président, — de façon qu'on sache bien qu'il y avait interprétation de sa part (ce en quoi, là encore, il est différent de Reagan et il lui est supérieur).
D'un autre côté, il faut savoir que Clinton était déjà à moitié pris, avant le coup de novembre 1994. On connaît son grand succès, affirmé et répété à satiété et a posteriori, le boom économique. Chronologiquement autant que dans le cours des chose, Clinton n'y est pas pour grand'chose. L'essentiel avait été décidé, bouclé, verrouillé, dès 1991-92. Cela est connu du côté de Greenspan (le patron de la Federal Reserve mit en place dès le début de 1992, pour répondre aux demandes de son ami le président Bush-père, les mesures qui menèrent assez rapidement au redémarrage de la croissance). Cela a été écrit et détaillé, en long et en large (1), pour ce qui concerne le côté des démocrates : réunions en 1991 des dirigeants du parti et des banquiers démocrates de Wall Street, décision (dans le cas d'une victoire démocrate en 1992) de lancer une politique de globalisation et d'hyper-croissance appuyée sur l'endettement, le développement des technologies et l'hyper-expansion boursière. Bill Clinton ne fit qu'appliquer la consigne du parti, en confiant le contrôle des mécanismes financiers de l'économie au banquier démocrate de Wall Street Robert Rubin (vice-secrétaire puis secrétaire au trésor), avec l'appui amical et attentif de Greenspan.
Lorsqu'on rappelle tout cela, on se dit que les projets intérieurs de Clinton (des Clinton, en fait, Hillary étant partie prenante) avaient bien peu de chance d'aboutir, que le désastre de novembre 1994 n'a fait que sanctionner la défaite générale qui était inscrite dans l'histoire de ce candidat apparemment sorti de nulle part, mais dès l'origine fortement débiteur des puissances politiques et (surtout) économiques et financières du système. La dépression de Bill était écrite.
Il fallut un certain temps avant que Bill Clinton comprît très précisément ce qu'on attendait de lui, notamment le temps de s'apercevoir que ses projets avaient bien peu de chances d'aboutir (novembre 1994). Ce qu'on attendait de lui, comme disent les journalistes sérieux qui ont des choses à dire : “gérer” la croissance (décidée et instrumentée par les autres). Nous, nous dirions plutôt, àla lumière du rythme syncopé et du sérieux des choses économiques aujourd'hui, des variations du NASDAQ, des coups de la Bourse et des coups de pub : on attendait de Bill Clinton qu'il devînt le disc-jockey (DJ) du boom des années 1990. Malgré ses qualités naturelles, cela ne lui fut pas si facile. Les Américains ne mordirent àl'idée qu'ils étaient en pleine croissance et complètement heureux qu'à partir de l'été 1996 (apparition d'un courant d'optimisme majoritaire, selon les sondages), alors que l'économie tournait à plein depuis 1993-94. Preuve, peut-être, qu'ils (les Américains) se doutaient de quelque chose, — à la fois sur la validité de ce boom économique et sur la qualité réelle de la situation qu'on leur représentait comme exceptionnelle. Puis tout bascula en une débauche médiatique et de communication pour présenter effectivement le triomphe américain : la folie-Wall Street, l'économie « beyond history », c'est-à-dire, la « nouvelle économie ». (Et aussi la dette extérieure colossale, l'endettement également colossal des Américains, ces bombes à retardement qui continuent à cliqueter.)
En d'autres termes, dès l'origine Bill était prisonnier du système autant qu'il en était l'enfant. Cela n'a rien pour surprendre tant c'est dans l'ordre des choses. Mais l'excès des qualités et des défauts de Clinton font la différence et accordent une place exceptionnelle à cet étrange statut d'enfant et de prisonnier d'un système, et permettent des échappées inattendues. C'est là, on le verra plus loin, que la chose devient intéressante et, pour tout dire, irrésistible.
Devenu DJ de l'économie US triomphante une fois ses ambitions intérieures pulvérisées, Clinton devait conclure aussitôt que c'était insuffisant pour remplir une présidence dont il espérait, en acteur consommé, que l'histoire se souviendrait. Un acteur ne peut jouer dans une situation sans mouvement, sans intrigue, sans scénario, à simplement faire la promotion des mouvements saccadés et obsédants autour de lui (Wall Street). Il s'inventa donc une politique étrangère, domaine qu'il avait jusqu'alors plutôt laissé au second plan. Là aussi, les dates s'enchaînent bien pour confirmer cette interprétation de la présidence Clinton : rupture de sa politique avec le Congrès (premier veto le 7 juin 1995), implication en Bosnie en août-septembre 1995, accords de Dayton de novembre 1995 et ainsi de suite.
Tout dans l'activité de politique extérieure de Bill Clinton à partir de 1995 confirme cette hypothèse d'une représentation d'acteur, dans un domaine nommé réalité-virtuelle. Laissons de côté la thèse de l« hyperpuissance » à qui le président Clinton aurait donné tout son allant hégémonique et son poids dominateur d'aujourd'hui. On ne peut que répéter une fois encore que l'Amérique domine le monde depuis 1945 comme aucune puissance ne l'a fait avant elle, que sa domination était encore plus réelle, mais plus discrète et, à notre sens, plus efficace, en 1950 ou en 1970, que son statut actuel est une pente évidente après la disparition de l'URSS, et une pente qui, en plus, ne manque pas d'obstacles.
Ce qui est plus intéressant, c'est l'activité de Clinton, troquant ses ambitions de nouveau-Roosevelt (projets intérieurs jusqu'en 1994-1995) pour celle d'un nouveau-Wilson (néo-internationalisme wilsonien). C'est le Clinton “faiseur de paix”, amorcé dès la poignée de mains Arafat-Rabin de décembre 1993, où les États-Unis kidnappaient à leur compte un processus discrètement lancé par l'entremise de l'honnête Norvège (les accords d'Oslo). Cette activité clintonienne est bien du domaine du virtuel, puisqu'elle finit, au Proche-Orient comme en Irlande, par créer l'illusion d'une paix virtuelle en train de s'établir alors que les problèmes demeurent et parfois s'amplifient de façon dramatique (voir la situation entre Israéliens et Palestiniens aujourd'hui). Mais peut-on vraiment lui en vouloir ? Clinton a agi toujours avec cette même conviction de l'acteur qui joue le rôle de l'acteur jouant au président, plein de cette étrange sincérité du faiseur de mensonges, appuyée sur une situation fabriquée de toutes pièces.
Bien sûr, il y a encore un autre Clinton, inratable : celui des collectes de fonds sans fin, celui des invitations des sponsors à la Maison-Blanche, où une nuitée dans la couche de Lincoln se payait plusieurs centaines de milliers de dollars de contribution au parti ; il y a le Clinton des tournées de propagande électorale tout au long de l'année, même hors-campagne, toujours pour réunir des fonds, une activité dont l'addition du temps consacré montrerait qu'elles prenaient un bon gros cinquième, voire un quart du temps de travail de « l'homme le plus puissant de la planète » ; il y a le Clinton des scandales qui n'en sont pas vraiment mais qui le sont peut-être, le Clinton des affaires scabreuses mais pas vraiment méchantes, le Clinton de la petite Lewinsky et de la farce de la destitution. Vraiment, quand on sait le reste, peut-on lui en vouloir ? Doit-on s'en étonner, et, par conséquent, s'en scandaliser ? N'y a-t-il pas là une logique du personnage, la continuité d'une psychologie ?
Ils l'ont tous dit, les seuls vrais amis, ou, disons, les amis et collaborateurs qui avaient été fascinés par sa personnalité pour finir par être dégoûtés par sa personnalité, jusqu'à décider de s'en aller, — bref les “amoureux” de Bill qui l'ont quitté : son premier secrétaire au travail Robert Reich, son chef de la communication George Stefanopoulos, son porte-parole Mike McCurry : Bill avait un certain nombre de ces qualités qui font vraiment un grand homme d'État. Mais voilà, il lui manquait quelque chose de décisif dont l'absence gâchait tout ; c'est un de ces défauts cachés qu'on prend du temps à distinguer, et qui, aux moments essentiels, devant les cas fondamentaux, fausse définitivement le jugement et interdit l'acte décisif ; une faiblesse fatale du caractère, l'absence d'une certaine rigueur, d'une fermeté d'âme, ou bien peut-être simplement n'avait-il pas d'âme disponible pour sa fonction.
Ceux qui nous racontent que Bill Clinton est, après tout, tous comptes faits, un grand président, pas loin d'un homme d'État, et qui nous présentent son bilan pour appuyer l'affirmation, ceux-là sont assommants parce qu'ils n'ont rien compris. Ceux-là, c'est-à-dire les admirateurs intellectuels de Clinton, ceux qui voudraient découvrir dans sa présidence des raisons de croire à l'excellence d'un système qui vous ferait sortir un homme d'État d'un trou perdu de l'Arkansas, et qui entendent le prouver par des arguments rationnels ; c'est-à-dire, en général, les Européens, et, comme toujours, encore plus précisément les parisiens et les germanopratins de la rive gauche, parce qu'il faut toujours que les Français justifient leurs emportements du coeur par une construction de l'esprit. Ceux-là sont assommants parce qu'ils n'ont rien compris àl'essence du système. Bien entendu, Clinton n'a rien fait dans les affaires de l'État. On a fait pour lui. Le système est là pour ça.
Dans son film Nixon, Oliver Stone rapporte cette scène, cette rencontre mémorable qui eut réellement lieu, un soir de 1971, avec des manifestants gauchistes qui haïssaient Nixon et qui campaient près de la Maison-Blanche ; et Nixon, pris d'une inspiration, vient les visiter, impromptu, et engage une discussion surréaliste avec eux ; et les uns et les autres, ils se parlent, et Nixon, enfin, confie à une jeune hippy-contestatrice qu'il a une tâche à accomplir et qu'il ignore s'il parviendra à son terme, et que cette tâche essentielle est de tenter de « dompter la Bête » (« to tame the Beast »). La jeune fille en reste abasourdie. « The Beast » ? Nixon parle de cet ensemble d'énormes forces qui pressent le pays et le pouvoir politique, le complexe militaro-industriel, la bureaucratie fédérale, Wall Street, les médias et la communication, qui travaillent tous, conspirent tous à renforcer leur propre pouvoir, à renforcer la situation acquise où ils tiennent le haut du pavé. En un mot, il s'agit du “système”, cette espèce d'entité insaisissable, cette mécanique, là où il n'y a aucun coupable et où tout le monde est un peu coupable.
C'est à Bill Clinton qu'il revenait, encore plus qu'à Nixon, de tenter de dompter la Bête, qui avait pris des proportions prodigieusement monstrueuses pendant la Guerre froide, et qui n'avait plus de raison d'être dans ces proportions prodigieusement monstrueuses, qui n'avait plus d'argument pour interdire qu'on la touchât puisque la Guerre froide était finie. Bien sûr, il n'en a rien fait. Il a laissé faire. La Bête lui a imposé sa politique. Lui, il a inventé quelque chose de complètement nouveau, une réalité-virtuelle pour faire croire qu'il n'y avait plus de Bête à dompter. Il a fait pire que tout. Il a camouflé la Bête derrière le manteau de la morale et des vertus démocratiques dont il a fait le miel de sa technique qui lui est naturellement venue, de la réalité-virtuelle.
... Oui, finalement homme de tous les paradoxes. A côté de cette condamnation sans appel de la présidence Clinton qui n'a rien fait contre la structure écrasante et oppressive du système de la Guerre froide, il y a quelque chose qui est complètement le contraire d'une condamnation. Peut-être Bill Clinton a-t-il trouvé, oh ! certainement sans le vouloir ni même y songer une seconde, ce qui pourrait être l'arme suprême contre le système. Ou bien, disons autrement : s'il peut y avoir une arme suprême contre le système, qui serait le seul espoir d'envisager d'y changer quelque chose, c'est celle-là et pas une autre.
Car Bill, on l'a vu, a inventé pour son compte la réalité-virtualiste, pour l'usage de sa fonction d'acteur jouant àl'acteur qui jouerait le président. Il a ainsi mis en évidence, toujours sans le vouloir, l'extraordinaire facilité, l'évidence de ce procédé qui est une transformation de substance d'une tendance vieille comme la politique à la tromperie acceptée grâce au mensonge sincère et à la complicité de tous. (Non, ce n'est pas nouveau pour ce qui est des composants de cette tendance. La Boétie, au XVIe siècle, nous en a parlé avec lucidité, dans son Discours de la servitude volontaire : ces hommes-trompés, ces citoyens-trompés qui ne demandent qu'à l'être, qui prêtent la main, qui participent au mensonge qu'ils se réjouissent déjà de croire, qui sont partie prenante de ce qui devient ce faisant une sorte de “mensonge sincère”.)
Bill Clinton à la présidence, avec ses frasques, avec l'insouciance de “l'acteur qui joue le rôle de l'acteur qui ...”, a contribué à une formidable déstabilisation d'une fonction qui est l'un des piliers de soutien du système, quoiqu'en veuillent ceux qui occupent la fonction. En corrompant la fonction, il a mis encore plus en évidence la corruption du système. On a pu voir pendant l'affaire Lewinsky ce spectacle étrange d'un Clinton jouant le rôle de l'adversaire populaire (et même populiste !) de l'establishment alors qu'il en était si complètement l'élu et le délégué. Le jeu de miroirs de la réalité-virtuelle conduit à des contre-emplois d'une signification considérable.
Clinton a installé l'image de “l'empire du monde” qu'est l'Amérique en jouant le rôle d'une diplomatie de la gesticulation, de la proclamation, une affirmation pompeuse de la puissance universelle. Ce faisant, il a fait perdre àl'Amérique ce qui était sa vertu du temps de la Guerre froide ; désormais, on se demande si cette puissance qui, hier, protégeait la liberté, ne la menace pas aujourd'hui. Cela, nous le devons à la politique de réalité-virtuelle du président Clinton, à ce rôle outrancier que Clinton a joué avec tant de candeur.
Durant ces étranges années de sa présidence, Bill Clinton, enfant et prisonnier du système, a mis en place les brûlots capables d'alimenter un contre-feu face à l'incendie que propage le système. C'est un peu comme Internet, enfant du système, favori du système, objet de toutes les cajoleries du systèmes, qui fournit en même temps et de façon imprévue un formidable outil de contre, et même de contre-attaque, aux dissidents du système jusqu'ici démunis dans cette matière essentielle de la communication de l'information.
Clinton, tel qu'il fut, charmeur, menteur-sincère, peloteur de stagiaires, avide d'argent, extraordinaire acteur, ambitieux et dérisoire President of the World ... Peut-être son legs, sa marque dans l'histoire, peut-être est-ce bien ceci : avoir mis en évidence les rouages, les limites, les montages du système universel de l'américanisme. Si c'est le cas, cela aura été involontaire et cela n'en sera que plus beau. Et si c'est le cas, il nous aura rendu un signalé service. On verra.
See you, Bill.
@NOTES = (1) Voir les articles du New York Times, des 15-17 février 1998, sur cette question.