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22 avril 2006 — En apparence, cela semble être l’indifférence mondiale la plus complète (on continue à jouer au tennis, on prépare déjà la Coupe du Monde, — tiens, avec l’Iran qui vient jouer en Allemagne). Mais la spéculation est lancée depuis une semaine, concernant l’attaque contre l’Iran. L’article de Seymour Hersh y est pour beaucoup, et dans toutes les implications de la chose. Les canaux de communication comme celui qu’emprunte ce journaliste sont à la fois ambigus, extrêmement puissants et dénoncés comme sans légitimité. Ce sont les plus efficaces.
Par conséquent, observons aussitôt que l’indifférence mondiale mentionnée plus haut n’est qu’apparence. Une sourde inquiétude habite désormais l’esprit général, — disons l’“esprit public” mondial, si cette chose existe. Aujourd’hui, à la différence du temps fiévreux qui précédait l’attaque contre l’Irak et qui était essentiellement politique, c’est une inquiétude presque métaphysique qui nous envahit.
Ce nouveau fait qu’est la possibilité de l’attaque, malgré sa réalité pour l’instant fictionnelle et spéculative, se décline selon deux questions :
• Effectivement, y aura-t-il une attaque ?
• Cette attaque peut-elle aller jusqu’à l’option du nucléaire ?
Le 18 avril, GW a ajouté une nouveauté de taille. Pour la première fois dans cette tranche d’histoire née le 8 août 1945, un dirigeant d’une puissance nucléaire n’a pas repoussé l’idée d’une attaque préventive nucléaire d’un État non-nucléaire. C’est une “première” sémantique, donc un autre fait d’importance qui, à cause de l’enjeu nucléaire, a plus des allures métaphysiques que politiques.
Selon Reuters, voici les quelques mots de la conférence de presse du 18 : « Bush said in Washington he would discuss Iran’s nuclear activities with China’s President Hu Jintao this week and avoided ruling out nuclear retaliation if diplomatic efforts fail. Asked if options included planning for a nuclear strike, Bush replied: “All options are on the table. We want to solve this issue diplomatically and we’re working hard to do so.” »
Cela s’appelle “ne pas dire ‘non’” à la question de savoir si l’on utilisera éventuellement le nucléaire dans une attaque qui serait nécessairement pré-emptive. Dont acte.
Maintenant que nous avons constaté le début de l’ère spéculative concernant la possibilité d’une attaque nucléaire de l’Iran, nous tentons d’en déterminer la signification. D’une façon en apparence étrange et finalement spéculative, ce n’est pas tant le sort de l’Iran qui est la cause de notre inquiétude que le sort de l’Amérique.
Aucun texte ne nous semble mieux approprié, pour soutenir notre réflexion, que celui du commentateur américain James Carroll, catholique venu des ordres de la religion. Cela ne lui donne pas nécessairement une sagesse particulière mais l’incline à une certaine gravité. Carroll a, comme cimier de sa réflexion, une spiritualité naturelle qui convient à l’analyse du phénomène. Il parle, dans son texte du 18 avril (Boston Globe, repris dans l’International Herald Tribune) de “colère et [de] désespoir” comme en termes bibliques : « America's descent into anger and despair. » Cela nous confirme qu’il va sans dire que la crise dont nous parlons n’est pas la crise iranienne mais la crise américaine.
Voyez le nombre de fois ou “anger and despair”, dans cet ordre, justement, sont répétés : « An Iranian official dismissed the talk of imminent U.S. military action as mere psychological warfare, but then he made a telling observation. Instead of attributing the escalations of threat to strategic impulses, the official labeled them a manifestation of “Americans' anger and despair.”
» The phrase leapt out of the news report, demanding to be taken seriously. Anger and despair so precisely define the broad American mood that those emotions may be the only things that President George W. Bush and his circle have in common with the surrounding legions of his antagonists.
» We Americans are in anger and despair because every nightmare of which we were warned has come to pass. Bush's team is in anger and despair because their grand and — to them — selfless ambitions have been thwarted at every turn. Indeed, anger and despair can seem universally inevitable responses to what America has done and what it faces now.
» While the anger and despair of those on the margins of power only increase the experience of marginal powerlessness, the anger and despair of those who continue to shape national policy can be truly dangerous if such policy owes more to these emotions than to reasoned realism. »
Aussitôt après, Carroll poursuit par ce paragraphe qui, malgré l’apparence du questionnement rationnel, nous fait pénétrer au coeur, non des consciences car nous ne sommes pas au coeur d’une tragédie pure, mais au coeur des psychologies (voir le passage souligné en gras par nous), car nous sommes au coeur d’une tragédie générée par la pathologie: « Is such affective disarray subliminally shaping the direction of U.S. policy? That seems an impudent question. Yet all at once, like an out-of-focus lens snapping into clarity, it makes sense of what is happening. With the U.S. military stressed to an extreme in Iraq by a mainly Sunni insurgency, why in the world would Washington risk inflaming the Shiite population against America by wildly threatening Iran? »
Pour terminer la citation, l’une des dernières phrases de l’article. Ce n’est pas de critique politique qu’il s’agit, mais d’infiniment plus. « Surely, something besides intelligent strategic theory is at work here. Yes. These are the policies of deeply frustrated, angry, and psychologically wounded people. »
Ce qui est en marche désormais n’est rien moins qu’une dynamique mettant en cause la survie du système de l’américanisme, cette artefact social et économique que les professionnels de relations publiques présentent en général sous l’expression de American Dream. Ce phénomène se traduit par un affrontement nécessairement titanesque, conduit paradoxalement par des hommes médiocres (mais certes “psychologically wounded”), de l’American Dream avec la réalité. Devant ce spectacle, « [W]e Americans are in anger and despair because every nightmare of which we were warned has come to pass », — cauchemars contre “rêve américain”?
Il s’agit de virtualisme, de bout en bout, dans le chef des serviteurs du système. Il s’agit moins d’empêcher l’Iran de devenir une puissance nucléaire que d’affirmer que le système américaniste est bien nécessairement la puissance dominatrice et inspiratrice du monde qu’il prétend être, — ce qui est une image complètement virtualiste dans l’état actuel des choses, — la servilité persistante de certains réduisant à une caricature cette domination lorsqu’on constate à quel point elle est par ailleurs battue en brèche et défiée, de l’Amérique du Sud à la Russie en passant par l’Irak. L’offensive anti-iranienne apparaît d’autant plus vitale que le désastre irakien ne cesse d’approfondir la blessure infligée à la psychologie des dirigeants, — on pourrait aussi désigner la chose sous le mot de “vanité”, — dont nous parle Carroll.
L’“alerte nucléaire” étrangement venue de Seymour Hersh a eu pour effet d’électriser nombre d’organismes et de chancelleries dans le monde occidental, du Foreign Office à la Commission européenne pour prendre les moins suspects de cette sale maladie des temps postmodernistes qu’on nomme “anti-américanisme”. Une fois de plus, le système américaniste marche full speed en mode blowback : il provoque des réactions de rejet paniqué avant même d’avoir entamé la manœuvre qu’il annonce à grands cris. Il crée le désordre de l’incertitude folle devant l’impensable (“unthinkable”, comme l’on disait de l’emploi du nucléaire durant la Guerre froide) là où il pensait vaguement installer l’ordre des regroupements derrière ses consignes.
Un commentateur avisé, Harvey Simon, ancien analyste de sécurité nationale de Harvard, écrit dans le San Diego Union-Tribune du 20 avril : « President Bush is falling victim to the same lack of imagination that led John F. Kennedy to think he could attack China to keep it from getting the bomb without igniting a major war. The Kennedy administration's China debate continued under President Johnson but a new intelligence assessment downplaying the danger allowed cooler heads to prevail. China detonated its first nuclear weapon on Oct. 16, 1964, and Kennedy's fears that China would use its nuclear arsenal to bully Asia proved groundless. »
Le parallèle n’est pas faux mais il est trop rationnel, trop cloisonné, beaucoup trop réducteur. Il nous invite à penser que l’affaire iranienne est un débat stratégique conduit avec mesure au sein de l’administration GW Bush, et qui ne concernerait qu’une seule affaire : l’armement nucléaire de l’Iran. Au contraire de l’affaire Chine nucléaire-administrations Kennedy/Johnson qui se déroula en grand secret, la question du nucléaire iranien est débattue en public, partout, dans les journaux, sur Internet, dans toutes les administrations et tous les ministères occidentaux. Elle expose plus les faiblesses de l’américanisme que sa puissance. L’“hyperpuissance” de notre époque est prisonnière de ses méthodes virtualistes et de ses souffrances psychologiques ; elle expose ses frustrations en public, comme si elle voulait les exorciser ; elle s’expose aux pressions de ses alliés et aux rebuffades de ses adversaires. Elle prend le risque incroyable du choix terrible entre l’humiliation et l’attaque en solitaire, avec l’option du nucléaire. Elle ne débat pas de la possible puissance iranienne mais de l’impuissance où elle se découvre elle-même.
Cette attaque aura-t-elle lieu ? Sera-t-elle nucléaire ?
Il est impossible, imprudent et déraisonnable de répondre parce que les deux questions ne portent pas sur la crise iranienne mais sur la crise américaine évidemment caractérisée par l’irrationalité et la fragmentation. Les réponses dépendent de l’évolution de la psychologie américaniste et cette évolution se fait essentiellement, voire exclusivement dans le cadre washingtonien. La machine américaniste, à Washington, ne fonctionne pas selon une seule impulsion, fût-ce celle d’un illuminé médiocre ou d’une vanité blessée, mais selon les pressions d’une multitude de forces où se côtoient vanités blessées et illuminés médiocres, mais aussi concurrences exacerbées, chausse-trappes et traquenards, haines irrépressibles entre bureaucraties antagonistes et ainsi de suite.
Ajoutez à cela quelques variables de taille, absolument insaisissables aujourd’hui, comme les perspectives électorales, l’évolution des sondages du public, la “révolte des généraux”, les scandales prêts à éclater, les hoquets de la guerre civile en Irak… Aujourd’hui, on pourrait juger plus grandes les chances d’une rupture majeure au cœur du système américaniste que d’une attaque US contre l’Iran. Mais il y a certainement un lien de cause à effet entre ceci et cela, et toute l’énigme est là, — c’est-à-dire une énigme chronologique : rupture du système à cause de la perspective de l’attaque (avant l’attaque) ou à cause des conséquences de l’attaque (après l’attaque) ? L’énigme finale étant celle-ci : quelle forme prendra la rupture du système, — autrement dit : saurons-nous nous apercevoir qu’il y a effectivement rupture du système lorsqu’elle aura lieu ? (Au fait, n’est-il pas déjà rompu ?)
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