Comment Chavez fait reculer le Pentagone

Faits et commentaires

   Forum

Il n'y a pas de commentaires associés a cet article. Vous pouvez réagir.

   Imprimer

 813

Comment Chavez fait reculer le Pentagone


20 novembre 2005 — Les dernières nouvelles de la querelle de Chavez avec Washington à propos des F-16 vénézuéliens montrent un tour surprenant. Les Américains (l’ambassadeur US à Caracas) ont annoncé, le 15 novembre, qu’ils avaient livré des pièces de rechange au Venezuela. La livraison a eu lieu le 4 novembre. C’est quatre jours après la menace de Chavez de livrer des F-16 à Cuba et/ou à la Chine, pour donner accès à ces pays à la technologie du F-16, en représailles de l’interruption par les USA des livraisons de pièces de rechange; et le jour où ce même ambassadeur protestait, au nom des dispositions contractuelles, contre cette intention de Chavez.

L’agence Venezualanalysis.com annonce la chose le 18 novembre, dans ces termes: « U.S. Ambassador to Venezuela, William Brownfield, said to journalists on November 15 that the U.S. had always honored its defense contracts with Venezuela and sent replacement parts to Venezuela for its F16 fighter planes on November 4. Brownfield said there had been, “questions of confusion over this subject. We are ready to discuss and where possible clarify any confusion.”

» According to Hugo Chavez, Venezuela’s F16s have not been able to operate because the U.S. would not send replacement parts. Last Tuesday Brownfield said, “The United States has for more than 20 years sold parts for F-16 planes, we continue to sell parts.” A spokesperson for the U.S. embassy said that replacement parts were flown to Venezuela by the US Air Force on November 4 and were accepted by the Venezuelans. The same spokesperson said that the embassy had not clarified the status of the parts because, “up until now no one had asked.” »

L’ambassadeur a expliqué que des pièces seraient livrées tant qu’il y aurait de l’argent vénézuélien pour les payer, — c’est-à-dire un fond mis en dépôt aux USA dans ce but, dans les années 1980. Une fois épuisé, ce fond ne sera probablement pas renouvelé, — parce que le Congrès en a décidé ainsi… (« The [embassy’s] spokesperson also said that it was unlikely that the Venezuelans would be able to renew the fund in the future, as the US Congress has placed, “People Trafficking of Persons sanctions,” on the country »). A ce moment, les F-16 vénézuéliens seront effectivement bloqués, tout cela dans le plus parfait respect de la loi.

Le Venezuela reconnaît la livraison du 4 novembre mais en conteste les modalités. S’il est reconnu que des pièces de rechange ont été livrées, la contestation porte désormais, — stade suivant, —sur le fait que les pièces de rechange ne concernent pas les systèmes d’arme ; les F-16 pourraient à nouveau voler mais pas se battre… « A Venezuelan government spokesperson speaking on November 18 said the US had sent some replacement parts to allow the planes to fly, but no parts to let their weapons work. The spokesperson said the US had delivered, “landing gears and ejector seats.” According to the spokesperson, the U.S. has not sent, “the parts to allow for the F16s to function as fighter planes. These planes cannot defend the country.” »

L’aspect légal de la querelle est accessoire pour comprendre cette affaire. (De même que l’aspect militaire, cela va sans dire. Le débat de savoir si les F-16 vénézuéliens peuvent ou non tirer des Sidewinder air-air vieux de vingt ans n’a que peu d’intérêt.) L’essentiel est politique. Considérée droitement et sans artifices, cette affaire constitue, dans tous les cas jusqu’à maintenant, une capitulation des Américains. Ils cèdent aux pressions de Chavez, comme le montre clairement la chronologie.

Pour renforcer cette analyse, on distingue aussitôt combien la thèse (l’aspect légal) des Américains pour expliquer leur livraison après les menaces de Chavez et dissimuler leur capitulation est dans tous les cas contestable pour au moins deux raisons. D’une part, l’argument de l’antériorité: les Américains avaient effectivement interrompu leur livraison de pièces de rechange bien avant la menace du 1er novembre, se plaçant alors légalement en tort. (Chavez n’est intervenu le 1er novembre que parce que les Américains avaient interdit le 21 octobre aux Israéliens d’exécuter un contrat sur le point d’être passé avec le Venezuela pour la remise en état et la modernisation des F-16 vénézuéliens. Ces avions étaient d’ores et déjà immobilisés à cause de l’interruption des livraisons américaines, pourtant prévues à partir des fonds vénézuéliens déposés aux USA.) D’autre part, l’argument de l’analogie: les Américains n’ont jamais hésité à disposer arbitrairement et en toute illégalité de l’argent des autres dans de telles circonstances. Ils ont bloqué (à partir de la fin des années 1980) pendant plus de dix ans la livraison au Pakistan de quarante-deux F-16 effectivement payés, parce que le Pakistan était mis sous embargo à cause de son programme de développement d’armes nucléaires. Depuis 9/11 et la coopération antiterroriste du Pakistan, la situation a, comme on le sait, complètement changé: le Pakistan a l’arme nucléaire et il reçoit des F-16, — pas ceux qu’il avait payés, passés aux pertes et profits, mais des nouveaux, qu’il paye à nouveau...

Il faut une explication plus approfondie pour comprendre l’attitude de Washington. Nous allons la proposer au fil de plusieurs remarques.

• L’annonce de Chavez qu’il envisageait de livrer des F-16 à la Chine (la Chine, c’est cela qui importe) a eu effectivement un effet terrible à Washington. Nous l’envisagions effectivement le 2 novembre, sans savoir dans quel sens irait la réaction : « Il est pour l’instant impossible de dire si ces menaces sont fondées ou non. Chavez a déjà montré qu’il pouvait être fantasque et qu’il y avait parfois une certaine distance entre ses paroles et ses actes. D’autre part, l’effet est bien là, et il est probable que la bureaucratie militaire du Pentagone et le Congrès vont s’alarmer gravement de la possibilité de ces livraisons malgré qu’il s’agisse d’avions d’une génération déjà vieille (il s’agit de la première génération des F-16, développée dans les années 1970 et 1980). Ils vont s’en alarmer parce qu’il s’agit de la Chine et que le climat est, à Washington, complètement paranoïaque à cet égard. »

• Maintenant, on le sait : la réaction a été dans le sens de céder aussitôt (mais pas complètement, en ne fournissant pas des rechanges pour les systèmes d’arme) pour décourager Chavez de mettre sa menace à exécution. Réaction typique d’une bureaucratie affolée, avec notamment la restriction tatillonne (pas de rechanges pour les systèmes d’arme) également caractéristique de la bureaucratie. La bureaucratie américaniste fait erreur sur erreur, montrant notamment l’aveuglement de sa perception de la psychologie de son adversaire: d’abord, en croyant que Chavez mettrait ses menaces à exécution, ce qui était très discutable et pouvait être discuté avant de céder; ensuite en cédant mais pas tout à fait: cela encourage Chavez à durcir sa position dans les futures querelles puisqu’il obtient des résultats, tout en lui donnant un argument majeur pour le faire aussitôt (la polémique des rechanges des systèmes d’arme).

• Pourquoi la bureaucratie du Pentagone a-t-elle cédé? D’abord, parce que les bureaucraties sont en général peureuses et cèdent lorsqu’on leur oppose une résistance déterminée ; ensuite parce que les rapports du Pentagone et du Congrès sont exécrables aujourd’hui, que le Pentagone a peur du Congrès et qu’il craignait une réaction violente de ce même Congrès contre lui-même si Chavez avait mis ses menaces à exécution (le Congrès accusant le Pentagone de n’avoir pas su empêcher une éventuelle livraison de F-16 vénézuéliens à la Chine).

• En effet, nous voyons confirmée la réalité washingtonienne telle que nous l’envisageons (voir notre citation plus haut): la paranoïa est complète lorsqu’il s’agit de la Chine. Effectivement, s’être alarmé au point de céder à Chavez de cette façon si ignominieuse à cause d’une menace, encore loin d’être réalisable, de livraison d’un avion disposant d’une technologie d’il y a vingt ans, — tout cela est la démonstration convaincante d’une sérieuse paranoïa.

L’enseignement général est plus large. C’est une leçon que Hugo Chavez donne, une fois de plus, aux autres du “reste du monde”, notamment aux Européens. Chavez nous montre qu’il suffit de taper du poing sur la table pour voir la bureaucratie américaniste reculer, et le tout puissant Pentagone rentrer dans le rang (tout en essayant de carotter un peu, conformément aux mœurs du milieu). Chavez n’est pas un diplomate mais il ne manque pas de bon sens. Il obtient bien plus de résultats que toutes les fines diplomaties européennes réunies, — avec la dignité en plus, ce qui n’est pas sans intérêt pour nos pauvres âmes perdues dans la mélasse postmoderniste, — simplement parce que la bureaucratie américaniste est insensible à la finesse et cède très, très vite devant la manifestation de force. La chose est d’autant plus remarquable aujourd’hui et met en évidence combien cette bureaucratie américaniste se perçoit elle-même en position de faiblesse à cause des revers divers qu’elle subit (Irak surtout), à cause du climat de désordre à Washington, à cause de la nouvelle affirmation agressive du Congrès contre le Pentagone et ainsi de suite.

Quant au personnage de Chavez, on voit une fois de plus confirmée l’efficacité de son ingénuité. Ce qu’il a obtenu est sans précédent dans cette sorte de situation léonine où la rapacité, l’absence de scrupules et le juridisme de la bureaucratie américaniste font d’habitude merveille, — ajoutés à la réputation de cette bureaucratie qui terrorise toutes ses consoeurs des terres extérieures. Chavez a obtenu gain de cause dans cette phase parce qu’il n’est l’homme d’aucun appareil et qu’il ignore les réputations et les complications qui terrorisent. Au Pentagone, aujourd’hui, Chavez doit être bien plus respecté que Javier Solana ou Tony Blair.

Cela ne préjuge en rien de l’avenir, ni dans cette affaire ni dans le cadre plus large des relations USA-Venezuela. Mais, dans cette occurrence la règle face à ce milieu est bien: ce qui est pris est pris.