Comment guérir le Pentagone

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Comment guérir le Pentagone

1er juillet 2008 — …Oui, comment guérir le Pentagone? Vaste programme. Les inventifs créateurs américanistes sont sur le pont. Cela nous vaut un article, du New York Times (NYT), publié simultanément, le 26 juin 2008, par le Seattle Times.

L’article est intéressant, non par l’originalité de la solution qu’on nous propose, évidemment évidente puisque basée sur les ressources sans fin de America the Beautiful, mais plutôt par le beau passage en revue de la démarche psychologique de l’américanisme et, au-delà, de la modernité. L’exercice consiste à simultanément (1) reconnaître que les choses vont ma (a Pentagone), ce qu’il est difficile d’éviter puisque c’est le sujet de l’article; (2) suggérer qu’elles vont très bien ailleurs dans le système, puisque les forces vives du système, les “ingénieurs de gestion”, vont en majorité vers d’autres domaines du système que vers le Pentagone; (3) confirmer ainsi que, si les choses vont mal, c’est à cause d’une négligence (du Pentagone) dans l’appel aux forces vives du système et nullement à cause du système; (4) d’ailleurs, hier, lorsque les forces vives du système allaient à un bon rythme vers le Pentagone, les choses allaient bien au Pentagone…

Résultat des courses: le système va très bien, merci. Le Pentagone, ce n’est pas tout à fait ça, mais la cause en est simplement de circonstance. Facile à réparer, dans tous les cas, – et comment en douter puisque nous sommes au cœur du système et que le système va-très-bien-merci. Ainsi avons-nous l’apparence du jugement critique qui permet de sauvegarder la réputation à laquelle on tient, tout en ayant une description a contrario de l’excellence du système.

Avec les articles de la presse MSM-américaniste, c’est toujours la course aux superlatifs. Disons calmement qu’on déblaye avec intérêt un amoncellement de mensonges et d’inexactitudes, par ignorance, inculture et fermeture de l’esprit en général plus que par calcul, mélangés sans habileté au train habituel de banalités peinturlurées des couleurs de l’audace. Le NYT devient vraiment la Pravda du système. Il a la même stratégie, mais avec une tactique mieux élaborée et plus sophistiquée, ce qui n’est que justice pour les vertus modernistes de l’américanisme.

Bon, que se passe-t-il? Le Pentagone va mal, comme tout le monde le sait. Si le Pentagone va mal, c’est parce que le plus grand nombre dans la crème de la crème des cadres de la puissance technologique et bureaucratique US, – les “ingénieurs de gestion” du Massachussets Institute of Technology (MIT), – ne sont plus attirés par la défense. «At MIT, a 2007 survey showed that 28.7 percent of undergraduates were headed for work in finance, 13.7 in management consulting and just 7.5 percent in aerospace and defense. The top 10 employers included McKinsey, Google, Morgan Stanley, Lehman Brothers, Bain, JP Morgan and Oracle, but not a single military contractor or government office.»

Première remarque, renvoyant à notre point (2) : si 28,7% des “ingénieurs de gestion” vont à la finance, quelle chance pour la gestion de la finance! C’est donc que la situation est scintillante dans la finance puisque la crème de la crème s’y trouve en foule, non? Mais la crise des subprimes, les banques d’affaire qui tombent comme des dominos, l’effroyable implosion du système général, l’anxiété de Thomas Friedman? Passons à autre chose et parlons d’autre chose.

L’argument central s’ordonne autour de Paul Kaminski, qui fut le chef des acquisitions au Pentagone de 1994 à 1997. A côté de la description de la situation catastrophique du Pentagone aujourd’hui (points 1 et 3), description sans nouveauté ni originalité qui donne à bon compte le vernis de l’indépendance d’esprit, on trouve, au travers de notes diverses sur la carrière et les opinions de Kaminski l’affirmation implicite, introduite avec une habileté un peu lourdingue, que tout allait très bien hier (point 4), – ce qui, combiné avec le point 2, permet de laisser entendre que le système va très bien et que la catastrophe pentagonesque n’est qu’un incident de parcours.

«In the past 10 years or so, as spending on new military projects has reached its highest level since the Reagan years, the Pentagon has increasingly been losing the people most skilled at managing those projects. That brain drain, military experts like Kaminski say, is a big factor in a breakdown in engineering management that has made huge cost overruns and long delays the norm.

»Kaminski's generation of engineers, responsible for many of the most successful military projects of the 1970s and '80s, is aging and fewer of the nation's top young engineers, software developers and mathematicians are replacing them. Instead, they are joining high-tech companies and other civilian firms that provide better pay than the military or its contractors, and greater cachet — what one former military industry engineer called “geek credit.”

(…)

»Kaminski, 66, a graduate of the Air Force Academy, spent most of his career running big military projects, including development of the F-117 fighter and B-2 bomber, the first stealth aircraft. These days he serves as a consultant and is a director of General Dynamics and several other military contractors. He also advises the FBI and the National Reconnaissance Office on technology issues.»

Ces quelques phrases en passant nous instruisent sur les capacités brillantes de Paul Kaminski, et sur le brio de la gestion du Pentagone dans les années 1970, 1980 (et même 1990, puisque Kaminski occupa un poste central durant la période).

Rappelons quelques points.

• Les “most successful military projects”? Lesquels? Sans doute pense-t-on au F-16, succès incontestable dans l’esprit du public? Il n’empêche: lancé en 1973 dans la compétition Light-Weight Fighter, le YF-16, avec son concurrent le YF-17 (futur F-18) , devait déboucher sur un chasseur léger prévu pour coûter entre $3 et $4 millions. Aujourd’hui, le F-16 se vend entre $30 et $50 millions selon les versions, malgré une production de plusieurs milliers censée réduire les prix. (Le F-18, ex-YF-17, a suivi la même tendance et culmine, dans sa version F/A-18E/F, à près de $100 millions).

• Le bombardier B-1, lancé en 1970 à $35 millions l'exemplaire, passa à une estimation de $45 millions puis de $70 millions en 1975. Abandonné en 1977, il fut relancé dans une version “dégradée” en 1981. Cent B-1B furent construits, qui n’atteignirent jamais leurs pleines capacités, notamment pour les ECM, mais atteignirent par contre $250 millions par avion.

• C’est en 1981 que l’ATF, futur F-22, fut lancé. Prévu à $37 millions en 1987, il vaut aujourd’hui plus de $300 millions l’exemplaire.

• On connaît la saga des avions stealth, dont Kaminski fut spécialement chargé. Le B-2, lancé en 1981 au aux prévu déjà peu ordinaire de $292 millions l’exemplaire, a terminé à $2,2 milliards l’exemplaire, – et, sans doute, selon les vrais chiffres, deux à trois fois plus cher.

• Enfin, signalons que le JSF est l’œuvre de Kaminski du côté du Pentagone. C’est lui qui, en 1994, machina le lancement du programme international avec l’engagement des militaires de la force aérienne néerlandaise, qui l’assurèrent, de leur propre chef, que la Hollande choisirait l’avion. Il est difficile d’apprécier le JSF, après tous les exemples déjà cités, comme une perfection dans le domaine de la gestion.

…Inutile, non plus, de rappeler ce qui précéda, car le Pentagone a pratiquement été, depuis sa création, une bureaucratie en crise de gestion. Inutile de rappeler le cas du TFX/F-111 de 1961 prévu à $4 millions l’exemplaire et terminant à $15 millions. Encore n’avons-nous mentionné, dans tous ces cas, que les catastrophes gestionnaires dans le domaine des prix. Quant aux délais, aux performances, etc., par rapport à ce qui figurait sur les cahiers de charge, l’évolution de la situation fut similaire.

Inculpabilité et irresponsabilité

La critique vraie du Pentagone ne sort pas du circuit interne. Le rédacteur du NYT qui nous trace un portrait accablant du Pentagone d’aujourd’hui à la lumière triomphante du Pentagone d’hier («…the most successful military projects of the 1970s and '80s») n’a jamais entendu parler de Norman Augustine sinon comme triomphant architecte de la mégafusion entre Lockheed et Martin en août 1993. C’est pourtant lui, Norman Augustine qui, en 1977, après un passage au Pentagone comme secrétaire de l’U.S. Army, avait publié Augustine’s Laws où il écrivait notamment: «Si les méthodes du Pentagone et l'évolution des coûts ne changent pas, le budget du Pentagone autour de 2050 servira à acheter un seul avion tactique. Celui-ci sera confié trois jours par semaine à l'USAF, trois jours à la Navy et le septième au Marine Corps.» (Cerise sur le gâteau, Augustine termina sa carrière, après Lockheed Martin, comme prof au MIT, sans doute pour ne pas instruire les jeunes têtes blondes qui, devenues “ingénieurs en gestion”, ne se précipiteraient pas dans l’industrie de défense… Ou bien, au contraire, Augustine les en a-t-il secrètement dissuadés?)

La méthode historique de l’américanisme, qui ne concerne que soi-même (l’américanisme) et personne d’autre, est appuyée sur le principe général de l’irresponsabilité, variante évidente de l’inculpabilité (qui n’est coupable de rien n’est responsable de rien). Quand quelque chose (le Pentagone) va mal, tout le reste (le MIT, Kaminski, la finance, le Pentagone avant) va bien; ce n’est donc que l’exception (l’accident) qui confirme la règle et c’est la règle (le système) qui compte. Le commentaire de l’état du système, lorsqu’on en vient à l’information générale qui rend compte de l'état de certains de ses composants, est le cloisonnement systématique. Ainsi, le membre identifié malade pour les besoins de la cause, est isolé et mis sous observation, comme une aberration qui ne tardera pas à voir l’intervention salvatrice des réparateurs du système. (Kaminski, en l’occurrence, dirige une task force régulièrement subventionnée, pour résoudre les problèmes de l’Air Force: «Kaminski's task force, organized by the National Research Council, an arm of the National Academy of Sciences and National Academy of Engineering, comprised 18 military experts, working with the Air Force Studies Board, another high-level group».)

Contrairement à la France, où l’intelligentsia généraliste est la spécialiste de l’intégration du péché originel français avec son “en France, tout va mal”, aux Etats-Unis c’est le contraire. Le cloisonnement de l’esprit est utilisé avec bonheur pour isoler les tares du système les unes des autres, éviter ainsi d’en faire une synthèse qui serait nécessairement défavorable au système. De même isole-t-il, quand on vient à l’état du monde selon les conceptions de l’américanisme, les crises systémiques les unes des autres pour ne pas avoir à tracer un portrait général de l’état du monde, de la globalisation et de la civilisation.

Pour aller contre les doutes de certains de nos lecteurs, nous tenons pour évident qu’il existe une psychologie américaniste spécifique, née d’une histoire constamment récrite et d’une éducation faite pour cloisonner les esprits avec comme seul lien entre les différents domaines le caractère exceptionnel de l’Amérique; et psychologie confortée décisivement par le formidable renforcement du conformisme ainsi institué comme façon de penser, par la puissance des communications véhiculant le message de l’inculpabilité américaniste de cloison en cloison.

Au cœur même du Pentagone en état de chaos, l’action d’un Gates contre l’Air Force ne cesse, depuis des mois, de transformer par principe du cloisonnement, les autres services, la Navy, l’Army et le Marine Corps, en tours de vertu inexpugnables. C’est le même principe qui est en action, qui est celui qu’exposent indirectement le rédacteur du NYT et Kaminski lui-même. Il est assuré que les conceptions de Kaminski seront appliquées au Pentagone pour soigner sa crise systémique. Cet emplâtre sur une jambe de bois est une garantie qu’on qualifierait de “systémique” de la non-résolution de la crise.

[Terminons tout de même sur une note d’espoir. A côté de ce fonctionnement général et satisfait du système et des commentateurs cloisonnés du système, existe la phalange des “philosophe” chargés d'en donner une appréciation générale et en général bucolique. Ceux-là n’ont guère de connaissances précises et ont pour mission de colporter l’optimisme aveugle et américaniste. Le fait est qu’on constate aujourd’hui des ratés de plus en plus nombreux et de plus en plus significatifs dans cette mission de sauvegarde, signe de l’accablement du système. La chronique de Thomas Friedman dont nous parlons dans notre rubrique Bloc-Notes de ce jour en est une illustration.]