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19 mai 2004 — Les travaillistes se taisent et les conservateurs éructent. C’est un bon signe qu’enfin la situation s’éclaircit chez les Britanniques. Elle ne devient pas moins grave, elle ne s’améliore pas, non, elle s’éclaircit dans la mesure où les enjeux apparaissent pour ce qu’ils sont.
Blair s’agite dans le piège qu’il s’est lui-même confectionné, avec cet esprit compliqué qui est le mauvais côté de la réflexion britannique, cette croyance forcenée en la capacité britannique de marier l’eau et le feu, — à la fois être l’homme qui inspire Washington et l’homme qui revient au centre de l’Europe. Le “grand écart” de Blair a toujours été un tout ou rien, bien entendu, qui ne pouvait être qu’un rien. Blair, qui croyait l’emporter sur les deux tableaux, est en train de perdre toute sa mise, à l’Ouest et à l’Est.
Depuis qu’a éclaté l’“affaire des tortures”, Blair est plus que jamais aux abois. Plus que jamais, l’alternative qui se renforce est la possibilité d’un remplacement de Blair par Gordon Brown. Désormais, cette alternative se dessine plus nettement parce que la résistance (certains diraient : l’entêtement) de Blair a déplacé de plus en plus le problème, de la seule guerre de l’Irak à la mise en cause des special relationships. Pour cette raison, les conservateurs pro-US sortent du bois. Désormais, ils soutiennent Blair à visage découvert.
D’où l’intérêt de ces deux chroniques successives de commentateurs du Daily Telegraph, des proches des conservateurs, qui nous expliquent pourquoi l’alternative Brown pourrait être catastrophique de leur point de vue.
• En date du 17 mai, cette chronique de Stephen Robinson met en effet les choses au clair. Après avoir décrit les attaques contre Blair, les hauts et les bas de cette guerre qu’il a soutenue, Robinson continue en posant clairement le problème : « This troubled military adventure is no longer just about whether democracy succeeds in Iraq. It is about something even more important, and that is Britain's relationship with America, and the attitudes of British people to Americans. And beyond the current morass in Iraq there lies a trap — Europe and the single currency. »
Cela concerne donc bien la bataille suprême pour ce courant de pensée : le sort des relations avec les USA, et l’aveu cette fois explicite que les relations avec les USA jouent directement contre l’engagement en Europe, que l’alignement sur les USA doit être conservé coûte que coûte, par seul choix idéologique. (Autant pour le “grand écart” de Blair. Blair apparaît dans ce schéma comme la couverture d’un alignement complet, inconditionnel, etc, sur les USA, avec un peu de dialectique européenne pour satisfaire l’un ou l’autre travailliste et éventuellement l’un ou l’autre conservateur de droite. Cela, plus encore que le naufrage de sa politique, est bien humiliant. Les conservateurs atlantistes, c’est-à-dire les Américains, ne l’ont soutenu que parce qu’il donnait une caution à l’alignement sur les USA. Blair apparaît comme une marionnette. Pour un esprit aussi sophistiqué, la pilule est amère. Blair la goûtera bientôt.)
Enfin, Robinson nous explique haut et fort ses craintes. Il s’agit du remplacement de Blair par Brown, mais un Brown qui aurait besoin du soutien de l’aile de gauche du Labour, ces horribles « Écossais internationalistes » comme dit Daniel Johnson (tiens, un parfum de dévolution, — voir plus loin) rassemblés autour de Cook.
« For Iraq and for Britain, it would be a disaster if the Prime Minister were to be forced out of office this summer, and I say this as one who has looked forward to Mr Blair's demise ever since the “people's princess” peroration of 1997.
» If Mr Blair goes in today's fevered atmosphere, the Labour Party will revert to its reflexive anti-Americanism, and so will much of the electorate. Look at those “allies of Gordon Brown” marvelling in yesterday's Sunday Times at Mr Cook's “measured and constructive criticisms over the war”.
» Two decades of petty political animosity between the two men have apparently been forgotten, and “friends of the Chancellor” say Mr Cook can expect a central role in a Brown administration. With a Brown government distancing itself from a mission in Iraq that the Conservatives supported, it is easy to see how the campaign for the single currency referendum would be framed in the next parliament. Siding with Washington has proved a disaster, the argument will go, so siding with “Europe” is the obvious answer. »
• Jusqu’ici, l’alternative Brown n’était pas considérée, du point de vue européen, comme particulièrement heureuse. Brown a une réputation d’atlantiste, — pour d’autres raisons, plus économiques, plus proches de la City — qui vaut bien celle de Blair, et sans la dimension européenne évidemment. Mais les évolutions politiciennes font entrevoir une autre possibilité : que Brown, pour parvenir au pouvoir, fasse alliance avec Cook et sacrifie son atlantisme. C’est envisageable, parce que Brown n’est pas, au contraire de Blair, un homme de conviction, parce que Brown est d’abord intéressé par le pouvoir et qu’il semble qu’il ait besoin de l’aile gauche des travaillistes pour le conquérir.
L’idée, présente chez Robinson, est confirmée par ce commentaire de Daniel Johnson, publié le 18 mai par le même journal. Avec ce passage :
« … To exchange Blair for Brown in mid-campaign would be tantamount to an admission of defeat. With a cabal of Scottish internationalists, led by Robin Cook, in the ascendant, and Labour reverting to its former role as the peace party, the new prime minister would perforce disguise his undoubted Atlanticist sympathies.
» If Mr Brown were to follow Mr Cook's advice on Iraq, he would be the most disloyal ally in the history of the special relationship. To follow the Spanish example, without even the mitigating circumstance of the Madrid bombs, would be a permanent stain on British honour. Even if Mr Bush were to lose in November, the betrayal would poison relations with a Democrat in the White House, too. »
C’est dans ce contexte d’une évolution potentiellement révolutionnaire du côté de Londres que les Français devraient considérer la candidature du Britannique Chris Patten à la présidence de la prochaine Commission européenne. Patten est Britannique, conservateur, mais proche de cette faction des conservateurs qui est aujourd’hui étouffée par les pro-américains d’un parti complètement investi par les intérêts US, et cette faction qui défend l’idée d’une vraie souveraineté nationale britannique (pas celle qui se négocie à Washington, par agents interposés). En fait Patten correspond un peu à cette remarque de Daniel Johnson, renvoyant à un récent F&C du 15 mai, nous rappelant qu’il y a à droite des Britanniques qui peuvent contribuer à l’élaboration d’un vrai sentiment européen en mëme temps qu’à une réaffirmation nationale britannique après la soumission blairiste aux intérêts de la politique américaine : « And from the Right, here is The Spectator's political columnist Peter Oborne, declaring he is ashamed to be British and concluding that only Charles Kennedy and Mr Cook have the “moral right” to lead this country “away from America, and out of the sewer into which Mr Blair has led us”. »
Comment les Français, enfermés dans leurs salons parisiens — mais ceci explique sans doute cela, —, ne comprennent-ils pas cela, à propos du Commissaire européen Chris Patten ? (Ces remarques parce qu’il nous vient souvent l’écho, ces derniers temps, de réponses bien préoccupantes faites à des questions venues de Français de Bruxelles, concernant la position de Paris sur la candidature de Patten. Cette candidature est rangée par les Français dans le stéréotype des “Anglais qui sont tous viscéralement pro-américains”. Rien de plus absurde. Patten est le seul homme politique ces trois dernières années à avoir eu un discours et une pensée lucidement critiques des comportements US ; le seul homme politique à avoir pris son téléphone, en février 2002, pour attirer l’attention, dans le sens d’une très grande inquiétude européenne, du Premier ministre néerlandais sur l’aspect anti-européen d’un engagement des Pays-Bas dans le programme américain JSF.)