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29 novembre 2006 — Le rapport Stern a été, comme on l’a déjà remarqué, unanimement apprécié. Il l’a été également parmi nos élites européennes. Notre appréciation est que la cause principale de cet intérêt est moins la gravité de la crise climatique, qui n’était pas moins grave avant la publication du rapport qu’après et qui n’a nullement été révélée par lui, que le fait que ce rapport soit d’origine anglo-saxonne et que l’auteur soit un financier et un économiste. Cette mobilisation — au reste parfaitement bienvenue — est la conséquence d’une action de communication plus que d’une réalité potentiellement catastrophique de la situation du monde. C’est ainsi que fonctionne notre monde, pour le meilleur et pour le pire.
Devant cette situation, la présidence de la Commission européenne apparaît soudain en pleine mobilisation. (La chose s’annonçait déjà.) C’est essentiellement de José Manuel Barroso que nous voulons parler ici, en le détachant éventuellement du reste de la structure institutionnelle et bureaucratique de la Commission. La Commission fonctionne ainsi, aujourd’hui, plutôt comme un ensemble bureaucratique parcellisé, un peu à l’image de Washington en crise ; pouvoirs bureaucratiques en crise, où les différents composants jouent leur propre jeu. Le Président de la Commission, à l’heure de la Commission Barroso, est un de ces composants. En l’occurrence, le Président a trouvé un “bon coup”, qui est aussi une grande cause pour l’humanité. Qu’il s’agisse d’une grande cause n’interdit pas d’explorer les dessous du “bon coup”.
Un article rapide mais significatif de The Observer du 26 novembre nous en dit beaucoup sur l’événement (dito, la mobilisation de Barroso et les motifs de cette mobilisation, sous le titre : « Barroso to tackle climate change»). Le sens de cet article est confirmé par un entretien que Barroso a eu avec David Cameron, le dirigeant conservateur britannique, sur ce même sujet de la lutte contre le réchauffement climatique.
Pour Barroso, la lutte contre la catastrophe climatique est d’abord une lutte pour l’ouverture des marchés, pour la privatisation du monde (c’est-à-dire de l’UE) et contre l’influence de la Russie...
«State-protected energy markets on the continent are to be liberalised by the European Commission to combat climate change and stem the growing influence of Russia.
»The move is the top priority of EC President Jose Manuel Barroso. France, Germany and much of Scandanavia are closed to overseas energy firms, although the UK has long allowed foreign companies to operate here.
»Sources close to Barroso expect significant progress after next spring's French presidential elections. Writing exclusively in The Observer, Barroso makes clear that “open markets, not narrow nationalism, are the way to energy security and sustainability”.
»Prising open Europe's protected energy markets, argues the Commission, is the best way to reduce the influence of Russia, which is on course to supply most of Europe's gas. “Europe has to speak with one voice so it is not picked off,” said a senior Commission official.
»A liberalised market, believes Barroso, will enable the Commission to drive through energy efficiency measures and roll out renewable technologies in a bid to combat climate change.»
Pour ce qui concerne la rencontre Barroso-Cameron mentionnée plus haut, le Times de Londres, qui s’en fait l’écho, rapporte des commentaires allant dans le même sens que ce que signale le Guardian:
«Asked whether he was surprised to find Mr Cameron willing to engage with the EU, given his eurosceptic image, Mr Barroso said: “I think that everybody who is reasonable and rational understands that [member states] cannot do it alone. The question today in the 21st century is not to be for or against Europe. It makes no sense. The question is how can we make it work.” He said it was obvious that Britain, Germany or France could not tackle climate change alone.»
Barroso est un bon exemple et une représentation presque archétypique de l’élite du monde occidental, et particulièrement l’élite bureaucratique de l’Europe institutionnelle. Placé devant la perspective de la crise climatique dont on comprend évidemment les potentialités universellement catastrophiques, sa première pensée va aux arguments de la bataille bureaucratique qu’il mène. Deux de ces arguments le conduisent : libéralisation à outrance de l’UE et durcissement des liens avec la Russie.
Le schéma bureaucratique anglo-saxon et américaniste est totalement respecté. Il ne s’agit ni de duplicité (de la présidence de la Commission) ni de corruption (de la part du schéma en question) — à moins que l’on parle de “corruption psychologique”, la plus grave. Il s’agit de l’enfermement de l’esprit dans une psychologie conditionnée par les grands thèmes anglo-saxons, structurel (libéralisation à outrance) et conjoncturel (antagonisme avec la Russie), que l’on connaît. Aucune conscience autonome de la réalité de la situation, aucun jugement libéré sur cette situation ; la crise climatique est moins une crise en soi qu’une excellente occasion. “C’est ainsi que fonctionne notre monde…”, etc.
La logique de Barroso est toujours la même. Si l’on pousse cette logique à son terme, et comme à l’habitude pour ces pensées enfermées, l’argument courant de la “libération” de l’emprise de l’Etat aboutit à son contraire le plus monstrueux.
• La logique initiale est celle-ci : libéralisons tous les marchés, particulièrement celui de l’énergie, pour nous libérer des contraintes étatiques des Etats-membres qui nous empêchent d’organiser une lutte à l’échelle continentale contre les méfaits des émissions de gaz. Il s’agit d’avoir un marché général et unique et de convaincre ce marché de s’organiser vertueusement pour la lutte contre le global warming.
• Par quels moyens? Attend-on que “le marché” prenne de lui-même, parce qu’il serait “libéré” au niveau européen, les mesures que ses tendances naturelles ont toujours rejetées? Notamment ces mesures d’organisation et de régulation contre lesquelles il a toujours lutté dans les cadres nationaux? Pourquoi appliquerait-il de lui-même, au niveau continental, ce contre quoi il a toujours lutté au niveau national? La dimension européenne donnerait-elle une vertu impossible à atteindre au niveau national? (On attend avec intérêt des explications sur l’hypothèse de cette alchimie miraculeuse. En attendant, nous réserverons tout le scepticisme du monde en réponse à ces questions.)
• Dans l’occurrence la plus probable d’une résistance des marchés au devoir de vertu et en suivant la logique jusqu’à son terme théorique, on entendrait déjà la Commission préparer des séries de directives contraignantes pour tenter de réguler la marché dans le sens de la réduction des émissions de gaz. C’est-à-dire qu’on remplacerait l’intervention de l’Etat par une intervention contraignante au niveau continental, par un organisme qui s’instituerait comme un “super-Etat” transnational et bientôt supra-national. Il n’est pas assuré que cela soit nécessaire, il n’est pas du tout assuré que cela soit souhaitable, il est assuré que cela sera impopulaire et que cela accentuera le malaise européen. Au contraire de ce que Barroso affirme («He said it was obvious that Britain, Germany or France could not tackle climate change alone»), ce sont bien les Etats souverains et démocratiquement proches des populations qui sont capables d’organiser une lutte contre le global warming, dès lors que la nécessité de cette lutte est avérée. Il n’y a, dans cette lutte, aucune nécessité de “masse critique” mais une nécessité de bonne entente et de sens commun des urgences de la crise du monde. Le passé ne montre nullement que la sagesse est du côté des “masses critiques” qui ne sont pas nécessaires.
• En supplément de ce que propose Barroso, on aurait cet additif d’une Europe plus organisée et plus libéralisée (oxymore de notre époque postmoderne), donc mieux à même d’accentuer sa lutte contre la Russie productrice d’énergie. Que vient faire cette lutte contre la Russie dans le schéma général de lutte contre le global warming? Rien, sinon alimenter le grand thème politique majeur qui, aujourd’hui, mobilise la direction de la Commission européenne dans un sens absolument antagoniste. On trouverait une logique d’affrontement dans le cadre d’une mobilisation dont la logique devrait évidemment être, au contraire, une nécessaire coopération entre producteurs et consommateurs.
On ignore si l’intérêt nouveau de Barroso pour la lutte contre le global warming conduira à des résultats efficaces. Il n’est pas difficile, par contre, de constater qu’un de ses motifs essentiels est la bataille bureaucratique en cours pour la libéralisation à outrance, la réduction des souverainetés nationales et l’antagonisme avec la Russie. Il est encore moins difficile d’avancer l’hypothèse que l’amélioration des conditions climatiques de la planète serait alors mesurée en fonction de l’avancée de ces objectifs bureaucratiques. La direction de la Commission est devenue un “archipel idéologique” absolument engagé dans le soutien idéologique du libéralisme, comme la bureaucratie soviétique l’était pour le marxisme.
Sur le fond de la chose, il y a un paradoxe philosophique charmant. Barroso nous propose une ouverture vers la résolution de la crise climatique à l’aide des conceptions, des instruments, de l’organisation, de l’idéologie et de son application, tout cela de type économique, qui furent et sont la cause de cette crise climatique telle que nous la définissons et l’observons aujourd’hui. Sur la forme de la chose, il y a une fois encore une mise en cause de la souveraineté des nations au nom d’une efficacité collective mythique dont on ne voit pour l’instant que la promesse mais dont on expérimente tous les jours les travers (totalitarisme et lourdeur bureaucratiques, absence de lien démocratique, etc.). Tout se passe comme si le premier objectif d’une lutte contre le réchauffement climatique était la réduction des souverainetés nationales alors que seules ces souverainetés sont capables d’objecter au modèle économique qui est la cause du réchauffement, et dont la direction de la Commission s’est faite le champion incontesté.
[Post-Scriptum. Là-dessus vient se greffer un autre argument, du type qu’on jugerait irrésistible dans le cas de la direction de la Commission, particulièrement la présidence. Il s’agit du “modèle américain”, dont on connaît la séduction pour la direction de la Commission. Le paradoxe est que le “modèle américain” est aujourd’hui, dans le cas qui nous occupe de la lutte contre la crise climatique, contraire à celui que nous propose le président de la Commission. A la logique de la concentration vers un centre continental, il oppose une logique de dévolution, et cela est débattu aujourd’hui par la Cour Suprême. Cas intéressant, indeed.]