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19 mai 2003 — Il faut placer l’initiative du Centre d'études stratégiques et internationales (CSIS), programme dirigé par le professeur Simon Serfaty, dans le cadre de la bataille transatlantique en cours. Cette initiative consiste en un appel lancé par des experts et personnalités US, démocrates et républicains, aux Européens, — et, spécialement, appel lancé aux Français. L’appel est paru dans Le Monde du 15 mai.
Les signataires regroupent des grands noms, démocrates et républicains, mais plutôt des noms d’experts vénérables, d’une génération qu’on pourrait jugée dépassée. On ne trouve aucun néo-conservateur, aucun républicain expansionniste proche de l’administration GW. On pourrait donc être tenté d’y voir l’expression d’une opinion plutôt modérée, par contraste avec celle des durs et les faucons au pouvoir. Si c’est le cas, le résultat est singulièrement significatif.
[Par ailleurs sur notre site, dans notre rubrique “Nos choix commentés” de jour, on trouve le texte complet de l’appel ainsi que les noms des signataires de cet appel.]
Nous dirions volontiers que cet appel est sans aucun doute une réponse tactique, ou un complément d’information, ou l’autre face assez jumelle d’une politique, après l’évolution que nous signalions dans le précédent F&C, du 16 mai. Il est manifeste que cet appel, ou ce manifeste justement, a pour ambition de tenter d’amadouer les Européens qui pourraient être choqués par l’idée de l’attaque pour “désagréger” l’Europe, notamment les Européens atlantistes pour lesquels cette attaque est une catastrophe.
Cela dit, après cette présentation assez idyllique du document, la lecture de celui-ci invite à dissiper les amabilités rhétoriques auxquelles nous pourrions continuer à céder en le présentant plus avant. En réalité, il s’agit d’un document qu’on ne peut qualifier, si on a l’esprit ingénu, que d’un qualificatif tel que “stupéfiant”. S’il se présente implicitement comme modéré puisqu’il réaffirme la nécessité de faire une Europe unie, les dispositions qu’il recommande ont de quoi retenir une attention atterrée (d’où la stupéfaction). Nous allons citer ci-dessous quelques passages qui nous semblent résumer l’esprit du document.
• La proposition de l’absolue nécessité de resserrer les liens transatlantiques est fondée sur la nécessité de la “guerre sans fin” qui nous attend, chose qui est évidente pour les washingtoniens, mais qui paraît très contestable, et de plus en plus contestable, pour les Européens. (« Mais, alors que la fin de la guerre froide date maintenant d'une bonne décennie et que surgit la menace de longues et dangereuses années d'une guerre imprévisible contre le terrorisme, le lien transatlantique est rarement apparu aussi crucial et incertain à la fois. »)
• La réaffirmation catégorique de l’intérêt et du soutien US pour une Europe unie. C’est, on le comprend, l’argument essentiel du manifeste : tenter de contrebattre l’effet désastreux, auprès des Européens atlantistes, fait par l’idée d’une “désagrégation” de l’Europe comme politique US. (Les événements « n'ont pas changé notre aspiration principale en Europe. Unie Europe une et libre — plus unie, plus vaste, et plus forte — était un objectif central pour les Etats-Unis d'après la guerre froide, objectif qui demeure après le 11 septembre. Aujourd'hui comme hier, les Etats-Unis et les pays d'Europe sont liés, au sein d'une communauté d'intérêts compatibles et de valeurs cohérentes qui ne cesse de s'étendre. [...] Rien de ce que peuvent faire ou dire les Etats-Unis ne doit être compris ou interprété, à tort, comme une réévaluation de leur engagement continu en faveur d'une Europe unifiée et plus forte. »)
• Cela écrit avec toute la force qu’on imagine, vient l’énoncé de ce que doivent faire les Européens pour conforter ce qui, — assez curieusement, — semble par ailleurs acquis. (En effet, pourquoi les Européens devraient-ils modifier leur attitude pour rester proches des USA, si les USA sont décidés à rester proches des Européens comme on nous l’affirme en préambule ?) C’est simple, les Européens doivent faire en sorte que les Américains « se [sentent]les bienvenus en Europe ». Il se trouve que ce ne serait pas vraiment le cas aujourd’hui : « Une trop grande part de ce qui s'accomplit dans le contexte de l'Union européenne est présentée par certains Européens comme une capacité nouvelle de l'Europe à défier les Etats-Unis. Mieux vaudrait, en revanche, en faire davantage pour conforter la perception d'une Europe dont la finalité est de se développer en coopération avec les Etats-Unis. »
• Pour cela (pour que les Américains se sentent “bienvenus”), les auteurs du manifeste poussent la précision du propos jusqu’à informer les Européens de quelle manière il faudrait procéder. C’est une amabilité que certains jugeront comme des consignes d’un suzerain à un vassal. C’est un risque. Le texte revient à deux reprises sur un premier point : comment se sentir bienvenu sinon en étant invité à participer à des travaux fondamentaux de l’autre ? C’est ce qu’ils invitent les Européens à faire (sans évoquer une réciproque, comme inviter des Européens à participer à des délibérations américaines importantes).
« Dans le cadre de l'actuelle Convention européenne, et dans la perspective imminente de la Conférence intergouvernementale, pour les questions appropriées et aux niveaux opportuns, des représentants des Etats-Unis doivent être admis en tant qu'observateurs, au cours des séances et pendant les débats — non pas pour y participer et y exercer une influence, mais pour entendre et assimiler les débats de leurs pairs. »
(...)
« Le processus de coopération politique transatlantique que nous imaginons deviendra plus réalisable lorsque la Convention européenne sur l'avenir de l'Europe aura déterminé la meilleure répartition de l'autorité entre une haute autorité, responsable devant le Conseil européen, et un commissaire ou une série de commissaires, responsables devant la Commission européenne. Entre-temps, sur cette question et dans d'autres domaines pertinents, des membres de la branche exécutive des Etats-Unis pourront être associés, sur les dossiers concernés, au travail de Conseils européens distincts. »
• Tout cela n’est qu’un début. Le processus enclenché par ces installations d’“observateurs” américains devra être renforcé, institutionnalisé dans le futur. Les signataires attendent ainsi que se nouent, entre les pays européens et les USA par le biais de l’EU ainsi “formatée”, des liens aussi forts qu’entre les pays européens et les USA par le biais de l’OTAN. La comparaison est claire, l’EU devra devenir, quant à la forme et à la qualité des relations entre pays européens, une nouvelle OTAN. (Certes les USA ne veulent tout de même pas faire partie de l’UE... On verra plus loin.) « A un moment donné, au cours des cinquante années à venir, devra être adopté un mécanisme permettant une concertation plus directe entre les Etats-Unis et les institutions de l'Union européenne. La formule actuelle des sommets réunissant les Etats-Unis et l'Union européenne ne répond pas à ce besoin. Il ne faut pas que l'Europe laisse place au moindre doute sur son intention de tisser, avec son partenaire outre-Atlantique, la même proximité que les Etats-Unis ont établie, au sein de l'OTAN, avec les Etats d'Europe. »
• Il y a aussi une préoccupation pour les budgets de la défense européens, qui ne sont pas assez élevés, et il semble que les USA aient besoin d’aide de ce côté, les $400 milliards annuels du Pentagone ne semblant manifestement pas suffire. Tout de même, il faut en être assuré : les Américains nous laisseront le pouvoir de décision. (« Certes, le budget de défense des alliés européens, qu'il s'agisse de son montant ou de ses orientations, ne peut pas être décidé par les Etats-Unis, en dépit du sujet de préoccupation que peut représenter pour eux l'actuel niveau des dépenses engagées par l'Union européenne en matière de défense. »)
• Tout cela est présenté sous des couleurs idylliques. On attend de la modération de la part de tous, et notamment des Européens, qui sont invités d’une plume tolérante mais ferme, « à apprécier avec tolérance les actions militaires et diplomatiques des Etats-Unis — plus, en tout cas, que ce qui s'exprime ces derniers temps des deux côtés de l'Atlantique. »
• Au terme de cette revue bien incomplète, il y a une superbe cerise sur le gâteau, glissée entre les paragraphes : les USA n’ont pas l’intention de devenir membres de l’UE. (« L'enjeu n'est pas que les Etats-Unis deviennent membre de l'Union européenne, ni d'aucun de ses corps institutionnels précis, mais d'installer une pratique d'association, de dialogue et de partenariat, préalables à toute prise de décision. »)
En échange (?) de toutes ces propositions qui ont toutes autant l’allure d’exigences, le texte estime que, du côté américain, « les deux Chambres du Congrès américain devraient intensifier leurs contacts avec le Parlement européen, y compris des membres élus et les équipes concernées ». On doit envisager la mesure du succès et de l’intérêt de cette proposition, entre un Congrès totalement indifférent aux affaires européennes sinon pour vitupérer l’Europe, et un Parlement européen sans le moindre pouvoir et sans influence.
Quoiqu’il en soit, en première lecture ce texte laisse sans voix (mais pas sans commentaires, au bout d’un moment). Il ressemble aux pires ultimatums lancés par les USA à leurs amis européens, — notamment celui du Département d’État à la Commission européenne, au début des années 1990, pour suivre et contrôler les délibérations préparant le traité de Maastricht. (Mais ces exigences, repoussées par la Commission, restèrent secrètes, au contraire de ce texte, largement répandu.) Il est très significatif qu’on doive le considérer comme un texte “modéré”, par rapport à la future politique européenne possible de Washington.
D’autre part, cet extrémisme est largement une indication du climat actuel à Washington, et d’abord de la réalité de la politique de “désagrégation” en gestation actuellement. Si un tel texte, avec des exigences aussi fortes, est publié aujourd’hui en Europe avec l’indication de son caractère très urgent, c’est que les projets de lancement d’une telle politique sont bien avancés à Washington. Par ailleurs, nous dirions que la politique de “désagrégation” est évidemment préférable à la formule que nous offrent les signataires : au moins, l’on sait à quoi s’en tenir.
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