Comment perdre complètement l’Egypte

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L’évolution de la politique US vis-à-vis de l’Egypte, politique confortablement installée sur un tapis de dollars sans doute extraits des avantages innombrables de la dette US qu’on peut justement qualifier de “pharaonique”, produit des effets complètement intéressants, peut-être inattendus pour ceux qui y croient encore (à l’efficacité de la politique US), mais somme toute logiques par rapport aux habitudes US dans ce domaine. Simplement, les effets sont beaucoup plus dramatiques à cause de la situation générale des USA, qui ne permet plus de rien dissimuler de la logique de sa politique, ni de rien empêcher de ses conséquences catastrophiques.

Il s’agit donc d’un article du plus haut intérêt du Los Angeles Times du 11 août 2011, que signale John Glaser, sur Antiwar.com, le 15 août 2011. L’aide US à l’Egypte, – le tapis de dollars, – y est qualifiée d’“interférences US dans les affaires intérieures égyptiennes”, et l’effet principal est de provoquer une montée notable de l’anti-américanisme en Egypte, de tous les côtés. L’affaire réussit à provoquer une sorte d’“unité nationale” en Egypte, où la popularité des USA est, en juillet, 5% en-dessous de ce qu’elle était du temps de G.W. Bush.

«The Obama administration's plan to pour $65 million into Egypt this year to help organize new political parties has sparked a powerful backlash from Cairo's interim military government, its Islamist parties and even some reform-minded activists. The military government has portrayed groups that take U.S. funding as agents of a foreign government and has battled behind the scenes for months to try to stop Washington from giving money to pro-democracy groups outside Cairo's direct supervision.

»The dispute exploded into the open Wednesday when the State Department decried a “creeping” anti-Americanism in Egypt and complained that Cairo's criticism of U.S. aid and motives is inaccurate and unfair. State Department spokeswoman Victoria Nuland warned of “this kind of anti-Americanism that's creeping into the Egyptian public discourse.” She also denounced personal attacks on Anne Patterson, the new U.S. ambassador, as “unacceptable.” A state-run magazine recently called Patterson the “ambassador from Hell.”

»U.S. officials said Secretary of State Hillary Rodham Clinton raised the matter July 28 with Egypt's new intelligence chief, Maj. Gen. Murad Muwafi, when he visited Washington. “This means, at the end of the day, our influence is going to be diminished,” said Daniel Kurtzer, who served as ambassador to Egypt during the Clinton administration.»

La situation actuelle, en Egypte, est de rechercher des liens avec l’extérieur qui soient dégagés de toute interférence US, à cause de la mauvaise réputation qu’entraînent inévitablement ces liens, qui sont automatiquement assimilés à une interférence US. Cela vaut pour les militaires, mais aussi pour la plupart des groupes politiques, y compris ceux de l’opposition. «We want help, but not interférence», avait déclaré en juillet le général Said Elassar, membre du Conseil Suprême des Forces Armées, lors d’une conférence devant le United States Institute of Peace à Washington. Elassar exprimait ainsi la politique actuelle, aussi bien des militaires et de leurs alliés, que de divers groupes d’opposition, des Frères Musulmans, et, également, de groupes réformistes de plus en plus nombreux et jusqu'aux plus radicaux. (On peut même ajouter, cerise sur le gâteau ultra-libéral, que cette hostilité à l'aide US s'accompagne d'une hostilité aux institutions internationales du système américanistes, comme le FMI et la Banque Mondiale, dont l'aide assortie des conditions qu'on connaît, est refusée.)

«The government also has signaled that it is prepared to accept offers of $17 billion in aid from Saudi Arabia and Persian Gulf states — a sign that Cairo wants stronger ties to authoritarian neighbors that hardly practice Western-style democracy.

»The mood has grown more xenophobic in recent weeks as the military council, angered by regular sit-ins and protests challenging its power, has sought to portray dissident groups as dupes of foreign interests. Gen. Hassan Roweini, another member of the council, suggested that the April 6 Youth Movement, one of the most prominent activist groups, was committing treason by “igniting strife between the army and its people.” Roweini sought to spread suspicions widely, charging that 600 Egyptian organizations had applied for U.S. assistance. The April 6 movement has had contacts with U.S. organizations but denies taking aid.

»Ali Selmi, deputy prime minister for political affairs, said Monday that the government “rejects any outside funding for Egyptian movements under the guise of supporting democracy.” Nongovernmental groups are increasingly fearful of accepting help from abroad, said Fady Phillip, a member of the Maspero Youth Movement. “It's become part of the culture. The army is creating this hypersensitivity, and no one wants to be accused of being a spy.”»

Evidemment, les USA n’ont rien vu venir de cet état d’esprit qui caractérise de plus en plus la quasi unanimité des forces politiques en Egypte, fussent-elles elles-mêmes en état d’affrontement larvé ou ouvert entre elles. Les USA n’ont tenu aucun compte de cette situation, poursuivant une politique déjà active sous Moubarak d’offrir des aides à toutes les forces politiques concevables et identifiables, en même temps que la persistance d’une aide militaire importante.

«Eager to help stabilize Egypt's wobbling economy last spring, Clinton convinced Congress to forgive $1 billion of Egyptian debt. She also redirected $65 million in economic aid to projects aimed at promoting democracy, including organizing political parties, and another $100 million to help provide a quick economic boost.

»Egypt's government welcomed the debt relief but was furious at help for new political parties. It also was outraged that the Obama administration was shifting economic aid to projects over which Cairo would have no control. Only about $40 million of the total $165 million has been distributed. The move “was not the most popular decision we've ever taken,” said a senior administration official who declined to be identified because of the sensitivity of the issue.»

La situation actuelle est assez bien résumée par deux positions qui sont rapportées dans l’article cité ; elles résument la distance qui est en train de s’établir entre une politique basée sur une narrative persistante (celle des USA, département d’Etat en tête) et une réaction (égyptienne) basée de plus en plus sur une perception radicale : «A senior administration official acknowledged that the relationship is in flux, but said the U.S. priority is clear: “We've got to do all we can to support a democratic transition.... Egypt is the main event.” […] “U.S. influence in Egypt was not that deep anyway,” said Mustafa Kamel Sayed, a political science professor at American University in Cairo. “The U.S. did not influence the revolution.”»

…Il est vrai que les USA n’ont cessé, depuis des années, de couvrir l’Egypte d’un flot de dollars : le régime Moubarak, l’armée, les partis politiques, les groupes réformistes et radicaux d’opposition. C’est une tactique bien américaniste, marquée par l’habileté du bœuf qui ratisse large avec sa queue plus qu’avec sa tête, et par la marche parallèle et surtout pas coordonnée du département d’Etat, du Pentagone et de la CIA. Le tout est couronné par les envolées lyriques du président Obama concernant la nécessaire libération du monde arabe, accompagnées d’une politique où la capitulation devant la clique Netanyahou & compagnie est élevée au rang d’un des beaux-arts.

Le résultat est étonnant, après six mois de “révolution” égyptienne réussie, subtilisée, réanimée, bloquée, relancée, – transformée peu à peu en un désordre contenu où aucune des forces ne tient une position décisive, où personne ne peut rien, ni imposer rien de décisif à personne. Dans une telle situation, il est bon de disposer d’un bouc émissaire extérieur, contre lequel, de temps en temps, on peut lancer des cris de ralliement à l’unité nationale, parce que chacune des forces en présence a besoin de se parer de cette vertu-là. L’affaire est expédiée : le bouc émissaire, ce sera les USA, d’autant plus aisément que, parmi les multiples critiques qu’on lance contre eux, un nombre respectables d’entre elles s’avèrent fondées même si celui qui a lancé l’une ou l’autre n’en espérait pas tant. Face à l’Egypte, les USA semblent dotés de multiples bras, chacun ignorant l’autre, chacun avec une politique différente, chacun bien sûr avec une manne d’argent destinée à influencer, corrompre, acheter, le tout enrobé des discours sans fin sur le soutien de la démocratie en Egypte ou sur un danger imminent quelconque, islamiste, iranien ou autre… Mais qui sait où se trouve la démocratie en Egypte  ? Alors, les USA arrosent tout le monde.

…Et finalement, personne n’est content, parce que, effectivement, dans cette situation de désordre, l’appel à l’unité nationale retentit périodiquement pour tenter de calmer le jeu, et il ne peut avoir de crédit qu’en s’appuyant d’une façon antagoniste sur la présence d’une force extérieure corruptrice, et cette force extérieure corruptrice ne pouvant être que celle des USA. Le résultat est donc une action multilatérale d’ingérence “friquée”, pas dépourvue de bonnes intentions à côté des habituelles intentions sordides, qui parvient à faire contre elle une unanimité inespérée. Ainsi les USA, qui ont contribué à liquider Moubarak, sont-ils en train de rassembler contre eux les militaires, les Frères Musulmans, les partis dits “démocratiques”, les groupes d’opposition et ainsi de suite (s’il y a suite). C’est toute l’universalité d’ingérence et de corruption de leur politique qui se retourne contre eux, dans un mouvement d’inversion somme toute logique et presque moral. Les USA n’ont, à l’image du Système qu’ils représentent si bien, besoin de personne pour démontrer tout ce que leur politique a de subversif, de corrupteur, et avec quelle maestria, suivant en cela l’inspiration du Système, leur formidable surpuissance s’incurve irrésistiblement en une courbe d’autodestruction.


Mis en ligne le 16 août 2011 à 11H59