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1750A propos du livre de Martin Ford The Lights in the Tunnel, Acculant Publishing 2009.
Martin Ford se présente en 4e de couverture comme le fondateur d'une firme technologique de la Silicon Valley, disposant de 25 ans d'expérience dans le domaine des ordinateurs et des logiciels. Mais en lisant son livre, on se persuadera qu'il est bien plus que cela. Nous dirions volontiers de lui qu'il s'agit d'un nouveau John Maynard Keynes. Il mérite ce compliment par sa capacité à proposer des visions critiques de la pensée politique et économique de son temps, à se projeter dans l'avenir et formuler en conséquence des propositions que les esprits conservateurs trouveront révolutionnaires.
La “vision du monde” qu'il nous propose est simple à résumer. Il montre que dans le cadre des lois du marché qui se sont imposées au monde entier depuis quelques années, le “libre” développement capitalistique des sciences et des technologies produira des sociétés invivables, dominées par une étroite minorité d'individus et d'entreprises ayant monopolisé les ressources de la nature et de la technique. Les technologies auront en effet partout remplacé le travail humain. Ces sociétés seront invivables parce que les 70 à 80 % d'humains ayant perdu leur place dans les cycles de production et transformés au mieux en assistés, ne pourront que se révolter contre les accapareurs du pouvoir technologique et économique. Ceci d'autant plus que la raréfaction prévisible des ressources naturelles et l'aggravation des crises climatiques réduiront encore leurs capacités de survie.
Le caractère paradoxal de Martin Ford est qu'il ne cède pas à la facilité d'écrire comme tant d'autres un nouveau manifeste contre la science et la technique, proposant comme si la chose était possible d'en revenir à des modes de production et de consommation du passé. Il ne conteste en rien les apports des progrès techniques, dont d'ailleurs les populations du monde entier se disent globalement satisfaites. Il ne conteste pas davantage la concurrence en soi, ni la recherche du profit par des entrepreneurs privés, sans lesquelles n'apparaîtrait pas selon lui de motivations à investir dans les nouvelles technologies. Il se borne à formuler une critique ancienne, remontant aux luddites anglais qui cassaient les métiers à filer mais que l'on oublie de plus en plus dans le déval technologique contemporain. Il s'agit du caractère à terme insoutenable du remplacement du travail humain par des machines: celles-ci ne tueront pas seulement le travail, mais elles tueront la consommation. Les salariés devenus chômeurs n'auront plus les moyens d'acquérir les biens produits par ces machines, même si les coûts en sont fortement diminués.
On a pu faire la même observation à propos de la délocalisation. Les salariés licenciés du fait de la délocalisation de leur entreprise n'auront pas les moyens d'acquérir les biens produits par l'entreprise délocalisée, même si ces biens leur sont proposés moitié moins cher qu'auparavant. Mais face à la délocalisation, des remèdes sont parfois envisagés: inventer des activités non délocalisables, compter sur l'augmentation des coûts du transport pour voir revenir les ateliers partis dans les pays à bas salaires... Face au “progrès technologique”, rien de tel selon Martin Ford n'est à espérer. Ce progrès frappera, si l'on peut dire, partout, à tous les niveaux hiérarchiques et de plus en plus sévèrement, générant des sous-emplois ou non-emplois pouvant, sur la longue durée, atteindre jusqu'à 70% des effectifs des individus de toutes qualifications en état de travailler.
Pour éviter les désastres ainsi diagnostiqués, Martin Ford propose d'en revenir à la régulation étatique, non pour freiner le développement technologique et les pertes d'emploi en résultant, mais pour ouvrir de nouvelles perspectives de croissance sociale reposant sur un meilleur partage des bénéfice de l'automatisation. Sa démarche est intéressante, à une époque où l'opinion publique américaine se soulève de façon d'ailleurs irrationnelle contre l'intervention de l'Etat, le big government. Mais les remèdes qu'il envisage sont-ils réalistes?
Notre site Automates Intelligents ne pouvait rester indifférent à ce débat, vu l'importance que nous attachons à l'observation des technologies et de leurs usages. Nous allons donc examiner dans une première partie la validité du diagnostic proposé par Martin Ford puis dans une seconde partie celle des solutions réparatrices qu'il recommande d'adopter.
Le livre et la démarche qui le prolonge aujourd'hui, notamment par des articles et un blog, reposent sur une intuition ou plus exactement une conviction, qui avait été aussi celle de Keynes: un développement technologique exponentiel est en cours. Il se poursuivra inexorablement dans les années et décennies à venir. Il détruira de plus en plus d'emplois, non qualifiés comme qualifiés. Le phénomène, du fait de la mondialisation, touchera le monde entier. Il en résultera, si rien n'est fait, non un progrès social mais des crises en chaine à l'issue imprévisible. 

En France, il ne fait pas de doute que les lecteurs de Martin Ford, s'il s'en trouvent, le rangeront dans la catégorie des prévisionnistes à la fois utopiques et pessimistes. Autrement dit l'auteur sera déconsidéré d'emblée. Pour les esprits forts à la française, le prévisionniste est quelqu'un qui, dès qu'il s'aventure au delà des mois à venir, risque d'être démenti par un événement qu'il n'aura pasenvisagé. Soit. Mais ne vaut-il pas mieux cependant disposer de prévisions que d'observations au jour le jour ? Acceptons donc de nous projeter dans le demi-siècle ou le siècle à venir.
Martin Ford sera considéré comme un prévisionniste utopique dans la mesure où il reprend , à quelques nuances près, le postulat popularisé par Ray Kurzweil et le Singularity Institute, celui du développement convergent et surtout exponentiel des sciences et des techniques. Est-ce une utopie? On peut, comme nous l'avions fait nous-mêmes dans divers articles, objecter que ce développement, au moment où il s'accélérera au point de devenir quasi exponentiel, se heurtera aux limites de notre monde fini, notamment en termes de ressources disponibles ou de tolérance du milieu naturel. Où trouvera-t-on notamment les matières premières (aujourd'hui on évoque le cas du cuivre ou des « terres rares »), nécessaires à la fabrication de tant de machines? De plus des catastrophes pourront survenir, guerres ou révolutions, provoquant la disparition des laboratoires et des centres de production. Mais sous ces réserves, pourquoi ne pas postuler comme Martin Ford que des découvertes aujourd'hui inattendues, imprévisibles, viendront repousser les limites du développement technologique, au moins sur la durée du présent siècle.
Reste à déterminer si l'avenir ainsi prévu sera heureux ou malheureux. Pour la plupart des économistes et sociologues qui se rallient à l'hypothèse du développement exponentiel des sciences et des technologies, l'humanité ne pourra qu'en bénéficier. De nouvelles ressources devraient ainsi remplacer celles aujourd'hui en voie d disparition. D'ici à 2.100, la Terre devrait ainsi pouvoir héberger 10 milliards de personnes disposant de niveaux de vie convenables, sans que l'environnement en soit complètement détruit. Or pour Martin Ford, nous l'avons dit, un facteur jusqu'ici peu évoqué interviendra pour rendre impossible cette issue favorable. Il s'agira du chômage généré par l'automatisation.
Plutôt que critiquer superficiellement la démarche de Martin Ford, nos compatriotes auraient intérêt à comprendre les arguments utilisés. Il se trouve que l'auteur, contrairement à la plupart sinon à la totalité des économistes français, est parfaitement informé de la croissance inexorable des technologies de l'information, de l'intelligence artificielle et de la robotique dite évolutionnaire. Il les perçoit, à juste titre selon nous, comme capables de se répandre d'une façon automatique ou spontanée, sur le mode viral, dans toutes les activités sociétales et ce dans toutes les sociétés, sociétés développées d'abord mais aussi très vite sociétés en voie de développement ou sous-développées.
On pourrait qualifier cette vision de fantasmatique, exploitant une vieille peur encouragée par la science-fiction, d'une prise de pouvoir par les machines. Mais lorsque Martin Ford évoque l'intelligence artificielle et les robots, il se borne à décrire les systèmes qu'il voit se mettre en place dans des organisations civiles et militaires de plus en plus automatisées. Il ne s'agit pas pour lui de robots conscients désireux de dominer les humains. Il s'agit par contre de méthodes de production et de contrôle décidées par des chefs d'entreprise ou des stratèges militaires afin d'éliminer le plus possible les intervenants humains, compte tenu de leurs limites physiques ou psychologiques mais aussi compte tenu de la part aujourd'hui jugée excessive qu'ils prennent dans les coûts de production. N'importe quel responsable de grande surface le dira, des systèmes robotisés de gestion des étalages et des ventes coûtent cher à l'installation, mais ces coûts sont vite amortis s'ils permettent de se passer des vendeuses et caissières. De même des drones, bien que d'un pris élevé à l'unité, sont plus économiques pour intervenir au Pakistan que des forces spéciales.
Martin Ford fait appel dans sa vision de l'évolution du monde moderne à des facteurs explicatifs très proches de ceux que nous avons nous-mêmes évoqués en proposant le concept de systèmes anthropotechniques, systèmes associant symbiotiquement des humains et des technologies et se développant spontanément, dans une concurrence darwinienne impitoyable, pour la conquête des ressources et du pouvoir. Mais comme, malheureusement pour lui (!) , il ne n'a pas lu notre livre (Cf. JP..Baquiast, Le paradoxe du Sapiens) il reste très terre à terre, sur le mode du pragmatisme américain, dans la formulation de ses analyses et de ses préconisations. Nous verrons à la fin de cet article si nous pouvons faire mieux que lui dans les conclusions à retenir. 

L'originalité de Martin Ford ne découle pas du fait qu'il prévoit un développement exponentiel et quasi obligé des systèmes technologiques. Elle tient aux conséquences néfastes qu'il attribue à ce développement. Contrairement aux “Singularistes”, pour qui nous l'avons dit la Singularité devrait être bénéfique pour l'humanité, il invoque le côté noir que l'opinion même avertie se refuse à voir, la destruction des emplois à laquelle nous faisions allusion. Il estime que si l'automatisation des tâches productives de toutes natures se poursuit sur le mode actuel, clairement exponentiel, les sociétés du monde entier, dans quelques décennies, verront environ 70% de leurs activités, dans tous les secteurs économiques sans exception, réalisées par des machines quasi autonomes. On savait depuis longtemps que l'automatisation génère du chômage. Mais on avait jusqu'ici prétendu que les personnels licenciés retrouvaient de l'emploi ailleurs. Pour Martin Ford, il s'agit d'une illusion absolue.
Autrement dit, si rien n'était fait, c'est-à-dire si le système capitaliste libéral en vigueur aux Etats-Unis comme pratiquement dans le reste du monde n'était pas remplacé par un autre paradigme politique, on verrait 70% sinon plus de la main d'œuvre actuelle, toutes qualifications réunies, remplacés par des processus automatisés. Non seulement les populations correspondantes seraient condamnées au chômage, mais ne disposant plus des revenus de leurs anciennes activités professionnelles, elles cesseraient de pouvoir consommer, c'est-à-dire d'acquérir les produits des activités automatisées, produits industriels comme biens et services sociaux et intellectuels. De leur côté, les populations des pays pauvres actuellement sans emploi ou sous-employées ne pourraient bénéficier de la demande de biens de consommation provenant des pays développées puisque les revenus soutenant ces consommations seraient taries. Elles pourraient encore moins prétendre à être embauchées par les entreprises automatisées délocalisées ou nationales qui n'auraient aucun besoin d'elles.
A terme, les 30% de la population restant, constitués des forces techno-capitalistes qui auront monopolisé la mise en oeuvre des technologies émergentes au sein des systèmes anthropotechniques en pleine croissance exponentielle se retrouveront isolées dans la forteresse de leur puissance. Martin Ford n'emploie pas ces termes, mais on pourrait évoquer le spectre d'une humanité ayant divergé en deux branches: des post-humains surpuissants face à des humains ou sous-humains en proie à toutes les crises économiques, sociales et environnementales imaginables. Il attire l'attention par contre sur le caractère insupportable de cette opposition entre les nouveaux riches et les nouveaux pauvres, entraînant une destruction sociale accélérée dont les riches et les puissants pourraient selon lui devenir à leur tour les victimes.
Pour expliciter sa thèse, Martin Ford met l'accent sur plusieurs points dont il signale à juste titre qu'ils sont généralement méconnus ou incompris par les économistes et les hommes politiques
1. Aucune activité professionnelle n'échappera à l'automatisation, c'est-à-dire à des licenciements massifs. Les personnels qualifiés (l'auteur cite les médecins radiologues) n'y échapperont pas plus que les autres. Il en sera de même de pans entiers de l'économie jugés encore aujourd'hui gros employeurs de main-d’œuvre: agriculture, construction, santé, services aux personnes... Certes, l'automatisation créera de nouveaux emplois, ne fut-ce que pour superviser la conception, la fabrication et la maintenance des équipements. Mais ceux-ci seront bien moins nombreux en proportion que les emplois supprimés. Ils seront également, contrairement à ce que l'on croit généralement, moins qualifiés et donc moins motivants.
2. Les avantages multiples de l'automatisation pour les employeurs feront que les pays émergents comme la Chine seront les premiers à remplacer la main d'œuvre locale par les automates dont ils sont décidés à ne pas laisser le monopole aux pays avancés. Par conséquent les responsables des secteurs automatisés au sein des pays émergents n'auront aucun intérêt à recruter et former les millions de demandeurs d'emplois potentiels propres à ces pays. Avec un peu de retard sur les pays développés, les pays émergents verront se généraliser les licenciements et les pertes de qualification. Dans ces conditions, la Chine par exemple ne pourra absolument pas espérer pouvoir résorber le matelas de 500 à 600 millions de sous-emplois dont elle souffre actuellement. Il en sera de même par exemple de l'Egypte qui fait aujourd'hui l'actualité.
3. La délocalisation pratiquée par les industriels des pays développés vers les pays émergents, afin de profiter des bas salaires de ces pays, ne durera pas. Les activités délocalisée (par exemple les centres d'appels ou la sous-traitance des logiciels) seront les premières à pouvoir être complètement automatisées et par conséquent rapatriées dans les pays développées (notamment pour éviter les coûts de transport) – ceci évidemment sans re-création d'emploi dans les pays développés.
4. Dans les pays développés, la croissance sans création d'emploi (jobless recovery) due à l'automatisation, puis la mise au chômage massif de millions de travailleurs de toutes compétences, feront que les dizaines voire centaines de millions de chômeurs en résultant ne pourront plus consommer les biens produits par l'économie, même si les prix de ceux-ci diminuent. Ce sont en effet comme nous l'avons vu les salaires qui permettent les achats. Les seuls consommateurs restant, disposant du pouvoir d'achat nécessaire, seront représentés par une petite minorité d'hyper-riches qui ne pourront à eux seuls entretenir la croissance de masse qui seraient nécessaire. De plus, l'anticipation de futurs licenciements diminuera l'incitation de la grande majorité de la population à se former et à encourager un progrès technique dont les individus compétents ne seront plus les acteurs et les bénéficiaires mais les victimes. La déqualification atteindra tous les milieux sociaux, entrainant celles des études supérieurs. A quoi bon étudier si aucun emploi rémunérateur n'est à espérer.

Tout ceci ne veut pas dire, répétons le, qu'il faudrait selon Martin Ford, que les entreprises, les personnels ou des activistes hostiles aux progrès techniques s'attachent à bloquer ces derniers. Ceci serait ni souhaitable ni possible. Il faudrait par contre que les Puissances Publiques, en premier lieu l'Etat américain, décident d'un certain nombre de mesures permettant de tirer, au niveau du monde globalisé, les avantages de la révolution technologique en cours.
On ne manquera pas de contester le catastrophisme de cette vision. Mais il faudrait avant de critiquer, réfléchir un peu. Prenons le cas de la production agricole dans les pays pauvres, Madagascar par exemple. On sait qu'aujourd'hui ce pays dispose d'importantes réserves de terres cultivables très mal valorisées par des agriculteurs locaux sans formation ni capital. Ils préfèrent généralement cultiver sur brulis dans ce qui reste de forêts primaires, accélérant la dégradation du capital foncier. De grandes entreprises chinoises ou sud-africaines ont commencé à racheter la terre (baux de 99 ans). Elles la mettent en culture avec des technologies très avancées, du type de celles employées dans les grandes exploitations agricoles européennes, où un seul cultivateur d'aujourd'hui produit autant que 50 paysans du début du 20e siècle. Ces entreprises n'ont aucun besoin des précédents propriétaires. Elles les entretiennent à ne rien faire dans des villages de regroupement propices à générer tous les maux imaginables. Les céréales et autres produits qu'elles obtiennent sont vendues par elles sur les marchés internationaux, répondant à la demande croissante de matières premières agricoles, notamment alimentaires. Le fait que les populations locales n'aient plus du fait du chômage induit la capacité de les acheter ne leur importe pas.
Si un planificateur omniscient avait décidé de tout cela, aurait-il fait différemment, tout au moins dans le cadre du capitalisme libéral? Cela n'est pas certain. Il paraît en effet évident que: 1. les peuples du monde ont besoin de céréales ; 2. Les agriculteurs autochtones traditionnels demeurant sur leurs terres ne parviennent même pas à satisfaire leurs besoins propres et ne peuvent pas par conséquent prétendre neutraliser des ressources potentielles dont l'humanité aura le plus grand besoin ; 3. Les grandes entreprises agro-industrielles n'ont aucune raison de refuser l'automatisation au profit de la sauvegarde d'une agriculture locale incapable d'obtenir les rendements dont elles ont besoin pour amortir leurs équipements ; 4. La vente des céréales ainsi produites se fera sur les marchés internationaux et ne dépendra donc pas du fait que les agriculteurs malgaches ayant perdu toutes leurs ressources ne pourront se porter acquéreurs. Il restera à l'Etat malgache, s'il en a les moyens, de veiller à ce que les anciens agriculteurs locaux devenus personnes déplacés ne se transforment pas en révolutionnaires insupportables.
Il paraît probable cependant que si notre planificateur omniscient avait accepté de sortir du cadre du capitalisme libéral, des solutions intégrant le progrès technique et la reconversion des agriculteurs traditionnels lui auraient paru possibles. Il aurait pu envisager qu'une Banque mondiale publique (inexistante aujourd'hui, comme on le sait), prête de l'argent à l'Etat malgache et aux agriculteurs autochtones traditionnels pour profiter des avantages de la haute technologie sans en avoir les inconvénients. Ainsi l'Etat ou des coopératives populaires auraient pu d'une part acquérir toutes les technologies nécessaires à une modernisation radicale de la production agricole et, d'autre part, reconvertir les 70% de ces agriculteurs qui ne seraient plus nécessaires à cette agriculture modernisée en vue de développer les nombreuses entreprises, elles-mêmes technologiques, nécessaires à la réhabilitation de la Grande Ile (lutte contre la sécheresse, l'érosion, la perte de bio-diversité, la protection des littoraux, l'absence d'infrastructure, etc.).
Mais on voit qu' une telle révolution pacifique ne serait pas possible sans l'abandon du crédo en la libre-entreprise et le retour au concept d'Etat protecteur. Nous allons constater que c'est précisément ce que propose Martin Ford dans la suite de son livre, sans trop cependant oser s'affirmer défenseur du « big government » , attitude mal vue dans l'Amérique conservatrice d'aujourd'hui.
Pour contrebalancer les effets sociaux désastreux de l'évolution technologique imparable qu'il décrit, Martin Ford affirme que les Etats doivent impérativement intervenir. Il ne s'agirait pas de freiner le progrès technique, objectif impossible, mais d'imposer des mesures administratives rétablissant les équilibres entre des filières techno-capitalistes en plein développement et des populations qui seront de plus en plus incapables d'accéder aux produits de ces filières, par manque de pouvoir d'achat.
Comme Keynes, Martin Ford propose ainsi un retour à l'Etat qui est totalement en opposition avec le courant politique dominant actuellement aux Etats-Unis. Il n'a donc pas reçu selon nos informations un accueil très favorable outre-atlantique. Par contre son travail devrait fournir de précieux éléments de réflexion et de proposition aux partis de gauche européens comme d'ailleurs aux gouvernements plus ou moins autoritaires de la Chine et de l'Inde. Encore faudrait-il qu'il soit connu et discuté, ce qui ne semble pas être le cas tout au moins en France.
Martin Ford entretient une conception de l'Etat qui est héritée de celle qu'en avaient les Pères Fondateurs de la République américaine: une puissance tutélaire, n'intervenant pas dans la vie économique mais susceptible cependant de venir au secours des citoyens lorsque les abus toujours possibles des acteurs économiques mettent en péril l'ordre social et la paix des esprits. C'est en s'inspirant de cette conception que Barack Obama avait récemment sermonné la firme British Petroleum responsable de la pollution géante dans le golfe du Mexique. Cette puissance tutélaire, pour une grande majorité des Américains d'aujourd'hui, devrait toujours pouvoir être appelée au secours en cas de crise grave. Elle serait alors d'une certaine façon l'intercesseur de la puissance divine à laquelle la plupart des Américains continuent à croire.
On peut noter que les mouvements de gauche en Europe ont depuis les années trente du 20e siècle entretenu une conception de l'Etat très voisine, Etat protecteur ou Etat providence. Les citoyens doivent pouvoir en appeler à l'Etat des malheurs de toutes sortes dont ils souffrent, que ceux-ci soient d'origine naturelle ou qu'ils découlent de l'exploitation capitaliste. On est loin d'une vision plus cynique et sans doute plus réaliste, popularisée au 19e siècle par Karl Marx, selon laquelle l'Etat n'est que le bras armé du patronat.
Or, s'inspirant de cette vision paternaliste de l'Etat, Martin Ford consacre le dernier quart de son livre à énumérer les solutions qui permettraient à la puissance publique, sans remettre en cause le libéralisme et bien entendu, sans freiner le développement exponentiel des technologies ni les licenciements directs en résultant, d'en compenser les effets négatifs. Ces solutions paraîtront naïves aux cyniques qui feront valoir les multiples fraudes, détournements et difficultés d'application en résultant. Néanmoins elles ont le mérite de remettre à l'ordre du jour des techniques fiscales ou sociales unanimement rejetées aujourd'hui par les partis de droite.
En simplifiant beaucoup, nous dirons que le principal outil proposé par Martin Ford pour compenser les effets dévastateurs de la généralisation du chômage dit technologique consisterait à taxer les entreprises et les personnes physiques bénéficiaires de l'augmentation de productivité du capital résultant du remplacement de la main d'œuvre humaine par une force de travail technologique. Les Etats ou les collectivités locales devraient donc, dans le programme d'action politique qu'il propose, mettre en place des impôts directs, du type de l'impôt sur les sociétés d'une part, de l'impôt sur le revenu ou sur la fortune des personnes physiques d'autre part. Ces impôts frapperont les entreprises et les classes sociales bénéficiaires de l'automatisation. Comme ces bénéfices sont supposés devoir être importants, les prélèvements fiscaux assis sur eux devraient l'être aussi. De la sorte, les collectivités publiques pourraient ne pas faire appel à d'autres sources fiscales pour faire face à leurs responsabilités régaliennes. Ainsi, les taxes portant les salaires seraient supprimées, afin d'encourager les entreprises à garder le plus longtemps possible les personnels en cours de remplacement par des machines.
Avec les revenus ainsi collectés, les Etats devront, selon Martin Ford, susciter la création d'activités susceptibles de procurer des revenus de substitution et surtout des motivations psychologiques aux personnes dorénavant sans emploi professionnel. Il n'est pas favorable cependant à la distribution de revenus minimum universels qui n'incitent pas les bénéficiaires à s'engager dans des efforts suffisants de formation ou reformation. Il envisage par contre un grand nombre d'activités, bénévoles ou faiblement rémunérées, qui permettraient notamment de prendre en compte les « externalités » auxquelles ne s'intéressent pas en principe les entrepreneurs capitalistes, la protection de l'environnement ou le soin aux personnes défavorisées par exemple.
Que penser de ces propositions ? Si elles étaient prises en compte par les Pouvoirs publics et donc par des majorités politiques, que ce soit dans les pays développés ou dans les pays émergents, elles auraient l'avantage, nous l'avons dit, de réhabiliter la justice sociale basique consistant à faire supporter par les riches l'essentiel des coûts de fonctionnement des Etats. Pas plus que les pauvres les riches ne peuvent se passer de la puissance publique, ne fut-ce que pour maintenir un minimum d'ordre social global que les milices et polices privées robotisées ne suffiront pas à garantir.
Mais au regard de la tradition fortement ancrée en Europe de l'entreprise publique et des services collectifs, Martin Ford paraîtra excessivement timoré. Plus exactement le respect révérentiel qu'il porte à l'initiative privée, fut-elle comme aujourd'hui dévoyée dans les bulles spéculatives du capitalisme financier, lui fait repousser tout ce qui pour lui s'apparenterait à du socialisme, sinon à du communisme. Pour lui, le concept d'entreprise publique renvoie à l'entreprise chinoise présentée comme corrompue et prédatrice.
Or si l'on y réfléchit, à supposer que l'automatisation des grandes activités de production et de recherche soit nécessaire, diminuant de façon drastique le nombre des personnels humains qui y resteront employés, pourquoi ne pas confier ces responsabilités à des entreprises publiques, travaillant dans le cadre d'une économie obéissant à un minimum de rationalisation d'ensemble planifiée sur le moyen et le long terme ? Parce que, répond Martin Ford, ce seront des bureaucrates ou des politiques qui dirigeront ces entreprises et proposeront ces planifications. Comme tels, pour ne pas se mettre en danger, ils refuseront les innovations à risque susceptibles de faire progresser les technologies et les sciences.
Nous dirons pour notre part que l'objection est enfantine. Les actionnaires privés des grandes entreprises sont aujourd'hui particulièrement hostiles aux prises de risques. Par contre, dans les grandes entreprises publiques dont l'Europe conserve quelques exemplaires, les ingénieurs et les personnels dirigeants n'ont jamais refusé l'innovation. Certes, EDF, Areva, la SNCF ou EADS – pour ne pas citer les hôpitaux - fonctionnent de plus en plus comme des entreprises de profit. Mais ces organismes ont quand même gardé un sens du service public que l'on ne retrouve pas dans leurs homologues de pays à la culture capitaliste libérale profondément implantée. Si les Etats européens les encourageaient, de telles entreprises de service public seraient parfaitement à même d'assurer à la fois une automatisation de plus en plus poussée des tâches le justifiant et la reconversion de leurs agents vers des activités de service public non encore assumées faute de ressources, et qu'elles prendraient en charge grâce aux bénéfices résultant de l'automatisation.
Plus en profondeur, nous ne pouvons suivre Martin Ford quand il annonce que faute des perspectives d'emploi fortement rémunérés actuellement offertes par les entreprises technologiquement innovantes, les personnels qui seront dans l'avenir licenciés par ces entreprises cesseront de s'intéresser aux développements des sciences et des technologies. La très grande majorité des chercheurs, dans tous les pays du monde, le font dans des laboratoires qui ne leur offrent que des CDD et des salaires dérisoires. C'est pourtant grâce à eux que la science avance.
Jean-Paul Baquiast
Pour en savoir plus : Voir le site du livre http://www.thelightsinthetunnel.com/
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