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14 février 2004 — Bizarre autant qu’étrange : aujourd’hui, l’ONU est un interlocuteur pas loin d’être à égalité avec Washington. L’un des fondements de la guerre en Irak était, du côté US, l’idée générale de la stupidité, de l’inutilité, de la monstruosité de l’ONU, qui ne servait à rien, qu’il fallait liquider au plus vite, dont le monde entier devait se passer aussitôt pour son mieux-être politique et son renforcement moral. Le nombre d’enterrements de l’ONU que nous avons eus entre novembre 2002 et mai 2003 fait ressembler cette époque à une procession mortuaire. (La palme revient, bien entendu, à l’ineffable Richard Perle, proposant rien moins qu’une liquidation de l’ONU et son remplacement par l’OTAN, cela en novembre 2002.)
Aujourd’hui, l’ONU est invitée, consultée, entourée de toutes les prévenances par les Américains, sur les lieux mêmes de la crise la plus grave et la plus importante (l’Irak). L’ONU est écoutée comme un oracle et l’on attend d’elle la solution aux pires problèmes du monde (ceux que les Américains ont créés de toutes pièces). En réalité, l’ONU est en train d’acquérir un statut presque autonome dans sa capacité d’évaluer les situations de crise les plus graves, un statut qu’elle n’a jamais eu auparavant. L’ONU est en train de grandir, et cela grâce aux Américains et, dirait-on également, aux dépens des Américains, — car les seuls domaines de pouvoir supra-nationaux à prendre aujourd’hui sont ceux que l’Amérique a, depuis un demi-siècle, confisqués à son avantage.
Et il faut reconnaître que l’ONU manoeuvre bien. Invitée un peu de force dans la barque irakienne qui prend eau de toutes parts, elle indique obligeamment au barreur qu’il lui faut d’abord boucher toutes les voies d’eau avant qu’elle accepte de prendre une partie de la charge de la barque. L’ONU devient ainsi un acteur de premier plan, observant d’un oeil extrêmement critique l’action américaine en Irak, et disant ces critiques sans ambages. Le résultat est un très sérieux revers pour la politique américaine en Irak, et le spectacle de l’Amérique, toute puissante conquérante, aujourd’hui obligée d’entendre et d’écouter respectueusement des avis contradictoires et des jugements sévères sur son action sur place.
Démonstrations, avec le Guardian, écrivant le 14 février :
« The UN threw America's latest political plan for Iraq into disarray yesterday by making it clear that direct elections cannot be held before the June 30 transfer of power to an Iraqi authority. This was a key demand of the Shias, whose leaders set their face against the US plan to give control of the country to panels of “the great and the good”.
» Last night the UN envoy, Lakhdar Brahimi, said power should still be handed over to the Iraqis this summer as planned. But his aides said there would not be time to hold “credible elections” before then.
» He distanced himself from the controversial US plan, hinting that it would have to be drastically rewritten or shelved. “I think the people who put it together realise that it needs at the very least to be improved considerably,” he said.
» It now seems likely that elections will be held later this year, after power is passed from the coalition authority to an interim Iraqi administration but well ahead of the December 2005 date originally set by the US-led administration. »
Il s’agit d’une part d’une situation rocambolesque, — de voir cette ONU unanimement jugée comme agonisante en février-avril 2003, donner aujourd’hui des leçons sévères à l’hyper-puissance qui devait la remplacer ; et, d’autre part, d’une situation subtile, dans la mesure où l’ONU, lorsqu’elle parle comme elle le fait, parle au nom de ces pays qui se sont opposés à l’action américaine, qui estiment ne plus pouvoir le faire aussi vigoureusement aujourd’hui mais s’abritent derrière les jugements de l’ONU pour écarter les demandes d’aide des Américains.
Ce raisonnement vaut pour la France et l’Allemagne notamment, mais aussi pour l’OTAN, qui continue à proclamer qu’elle ira en Irak mais n’est pas trop pressée de passer aux actes. (L’OTAN n’est pas loin d’être de l’avis du ministre allemand des affaires étrangères Joska Fisher lorsqu’il affirme, à la Wehrkunde de Munich le 7 février, que l’Allemagne n’ira pas en Irak mais ne s’opposera pas à ce que l’OTAN y aille, tout en avertissant qu’à son avis l’OTAN « risque son existence même » dans cette possible mission irakienne.)
L’ONU joue un rôle utile aujourd’hui dans la communauté internationale : dire à l’Amérique tout haut ce que le reste du monde pense tout bas. On comprend qu’elle y gagnera un statut renouvelé, rajeuni, et dans ce monde de communication où les paroles comptent bien souvent bien plus que les actes, un statut de puissance comme elle n’eut jamais auparavant. La politique américaine représente aujourd'hui une sorte de grâce par la perfection de fonctionnement qu'elle montre, en ceci qu’elle obtient comme par esprit de système le contraire de tout ce qu’elle prétendait obtenir en partant en guerre.