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8 août 2007 — Détachons nettement ce commentaire du texte qu’il entend soi-disant commenter, notre autre F&C de ce jour. Il ne s’agit pas, en effet, de commenter la situation militaire en Irak, — d’une part la vision de “l’Irak au Pays des Merveilles”, de l’autre celle de la situation réelle en Irak et rien d’autre.
Il s’agit de commenter :
• Notre perception de la situation de la réalité du monde (de la situation en Irak) ;
• Notre information à propos de cette perception ;
• La situation de l’“objectivité” de l’information dans ce cadre et dans cette situation ;
• Notre positon, à nous journalistes non-MSM, non-officiels, à nous chroniqueurs de dedefensa.org, par rapport à l’information “sérieuse” ou “officielle“, et par rapport à ce qui est présenté comme autant de vertus, — l’objectivité de l’information, la liberté de la presse...
C’est dire si nous tenons cet épisode de juillet-août où tout un segment de l’appareil de communication US s’est mobilisé pour proclamer la probabilité du succès de l'offensive en Irak (plutôt que la victoire en Irak) comme exemplaire de la révolution que la communication et l’information ont connue depuis le 11 septembre 2001. (Episode exemplaire et non pas décisif. L’épisode est un exercice pratique qui démontre l’existence et l’intensité de cette révolution mais il n’est pas en lui-même un facteur révolutionnaire. La révolution est déjà accomplie.) Parallèlement, nous tenons ce même épisode comme exemplaire de la situation du virtualisme : à la fois son existence, son affirmation très puissante ; et, d’autre part, la puissante réaction qu’il déclenche contre lui.
(Un autre épisode très récent est à mettre en parallèle avec ce que nous décrivons, celui de la rencontre Bush-Karzaï et les déclarations de Bush qui ont suivi. On retrouve les mêmes attitudes, les mêmes comportements, les mêmes démarches, la même “relativisation” de l’information.)
Nous ne revenons pas sur de nombreuses et diverses réflexions déjà mises en ligne sur ce sujet sur notre site. Il apparaît évident que chaque crise, chaque épisode aussi concentré et marqué que celui de “l’Irak au pays des merveilles” confirment à la fois la “relativisation” de l’information sans aucune dissimulation et la pulvérisation confirmée de toute notion d’objectivité. Plus aucune précaution n’est prise dans le fondement affiché de la démarche.
Il y a une volonté affirmée et dépouillée de tout artifice de présenter, exactement comme ferait une entreprise sur un “marché”, un nouveau “concurrent” qu’on espère plus attractif et plus vendable que ceux qui sont d’ores et déjà en place. Le “marché”, c’est la réalité. Il y a “concurrence” de versions différentes de cette “réalité”, qui sont manipulés comme des “produits” devaznt investir ce “marché”. Il est largement évident que nous sommes bien au-delà des notions de propagande, mensonges, etc.
Gardons bien ce concept, car il est révolutionnaire. Tout se passe comme si nous évoluions vers une “privatisation” de la “réalité”, comme si nous y étions déjà d’ailleurs. Cette idée n’est nullement absurde ni déraisonnable si on la relie à divers prolongements dans le sens de la “privatisation” de matières qui devraient en principe rester “objectives”. C’est le cas, notamment, de la façon dont les services de renseignement (US) sont en cours de privatisation, à ce point de substance où l’on ne peut plus distinguer l’origine des informations (les sources). Cela transforme l’idée d’“objectivité” de l’information en un concept totalement malléable.
La description de la “réalité” est devenue un jeu stratégique de promotion (dans un sens qui répond aux lois commerciales) qui est fait de façon à permettre la meilleure adaptation possible, et les meilleures ventes par conséquent, du produit dont on fait la promotion. L’épisode de “l’Irak au Pays des Merveilles” est exemplaire à cet égard également, jusque dans le paradoxe.
Les services de relations publiques (RP) du gouvernement US ont suscité chez des observateurs sélectionnés (de Kristoll à O’Hanron-Pollack, protagonistes de “ l’Irak au Pays des Merveilles”) des projets de visites en Irak pour constater les résultats du “surge”. L’initiative correspond à une offensive de promotion du “marché”/de la réalité. Ces visites ont été organisées sous les auspices de ces services de RP, c’est-à-dire des forces armées américanistes; les visites concernaient des points sélectionnés où la situation et les acteurs permettaient de percevoir une “réalité” favorable à ces forces armées; les visiteurs ne pouvaient songer à s’aventurer dans d’autres segments du “marché”, où ils auraient évidemment risqué leurs vies puisque leurs déplacements étaient identifiés fortement à un concurrent activement engagé dans la description d’une “réalité” qui devait lui être favorable.
Ces pratiques classiques dans le cas de conflits ou de situations exceptionnelles deviennent très originales dans le cas irakien dans la mesure où les opérations sont menées par les forces armées US moins en fonction des nécessités opérationnelles qu’en fonction de la “réalité” qu’il s’agit de créer pour faire accepter une vision optimiste de la situation par les visiteurs, les observateurs, les commentateurs et, finalement, les dirigeants politiques. Cela est rendu possible par ces faits fondamentaux qui caractérisent l’activité des forces armées US en Irak:
• Il n’y a pas de stratégie US en Irak, mais une addition de diverses tactiques plus ou moins bien adaptées aux situations locales, en fonction de diverses nécessités dont les deux plus importantes sont : la sécurité des forces armées US elles-mêmes et de tout ce qui y est associé ; les nécessité de RP des forces armées, c’est-à-dire les nécessités de présenter des “segments de réalité” dans le temps et dans l'espace donnant l’impression d’une situation de “succès” militaire de ces forces. Il s'agit de faire la promotion d'une “réalité” qui est comme un de ces villages-Potemkine du temps de la Grande Catherine.
• Précisons : s'il n’y a pas de stratégie militaire en Irak, il y a une stratégie politique qui ne s’exerce pas en Irak mais à Washington même. Le but de cette stratégie politique n’est pas de faire croire à la “victoire” en Irak mais au “succès” des forces US en Irak, même si ce “succès” aboutit finalement à une défaite objective. La défaite devient une autre affaire, qui est de la responsabilité des autres (le gouvernement irakien, les alliés britanniques qui veulent s'en aller, les forces irakiennes qui luttent prétendument contre les insurgés, voire les Irakiens eux-mêmes, voire les insurgés eux-mêmes qui “sabotent” cette perspective de victoire). (On retrouve cette idée dans un texte d’AP, qui est présenté de cette façon par son critique Stephen Schlesinger : «The Associated Press has run a story by its military writer Robert Burns making the claim that the so-called “surge” is “working” in Iraq and now the war is entering “a new phase.” Burns, however, rather weakens his argument by conceding that, for all of US efforts, the US can't guarantee victory — “only the Iraqis can.” Then he points out that “it is far from certain that they are capable” of doing this because of “deep-seated sectarian loyalties”, because of a “deepening crisis” in the government coalition, and many related issues…»
• Le but est bien promotionnel. La “réalité” devient effectivement un produit dont l’acquisition (l’acceptation) doit être facilitée par cette promotion. Ce qui intéresse Washington n’est pas la situation en Irak mais la façon dont les forces armées US réussissent à faire en Irak ce qu’elles sont censées y faire. Il n’y a plus, pour l’administration, ni “défaite” ni “victoire”, il n’y a donc plus de “réalité” objective. Il y a un effort de promotion dont on attend qu’il convainque le public du bon fonctionnement du produit mis sur le marché, — les forces armées US (et, au-delà, la puissance US, l’omniprésence US, l’hégémonie US et ainsi de suite).
La nouveauté de la situation en Irak est en ceci que la déformation et la relativisation ne touchent plus la communication et l’information mais la “réalité” elle-même. Actuellement, en Irak, on peut décrire la situation comme catastrophique et annoncer la “victoire” des insurgés, et, en même temps, présenter l’offensive dite “surge” comme un “succès” US. Aucune de ces situation n’est vraiment dissimulée, elles cohabitent étrangement sans provoquer de heurts majeurs (sinon les invectives dans les salons ou entre les rédactions).
Le journaliste et le chroniqueur ne sont plus placés devant des mensonges et des déformations mais devant plusieurs “réalités”, comme on est placé devant plusieurs produits concurrents dans un super-marché. Il n’est plus question d’objectivité. Il n’y a plus aucune considération à avoir pour l’information officielle. La question est d’abord celle du choix : quelle est la “réalité” qui importe, quelle est la “réalité” qui est accessoire?
Il nous faut nous habituer à ce que la communication nous transmet, qui semble témoigner d’un chaos de la perception. Il faut accepter que dix, cent, cinq cents articles dans la presse US exaltent le “succès” du “surge” du président et, en même temps, qu’un “officiel du renseignement US” nous annonce, par la voix terriblement autorisée du Washington Post, via le Daily Telegraph, que «[t]he British have basically been defeated in the south» — sans qu'il faille établir un rapport entre ceci et cela, ni même un lien tactique ou stratégique.
D’une façon générale pour ce qui est de l'information, il nous faut admettre que le crédit du Post ne vaut pas plus que le poids du papier sur lequel il est imprimé, bref qu’il n’est pas plus “autorisé” que dedefensa.org, — et que cette équivalence serait même si inquiétante que dedefensa.org a intérêt à s’en détacher le plus vite qu’il peut.
Cela écrit, la réalité doit encore exister quelque part. Il nous reste à faire, comme disait Giscard, le “bon choix”.