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102112 septembre 2009 — La situation de la commande de facto, ou de la non-commande formelle malgré un choix affiché et formalisé de préférence politique, de l’avion français Rafale par le Brésil, reste assez confuse. Cette situation est plus assurée dans le cadre de l’accord militaire général entre la France et le Brésil qui tend à être d’ores et déjà fixé, mais elle l’est beaucoup moins évidemment dans le cadre du processus de sélection du marché d’avions de combat brésilien FX-2, puisque ce processus n’est pas terminé. C’est la confrontation, voire la collision entre ces deux situations qui a créé la confusion actuelle.
En même temps, on peut envisager que pourrait apparaître une dimension de polémique politique qui renforcerait la dimension politique intrinsèque de cet éventuel marché, en exposant au grand jour, effectivement, cette “dimension politique intrinsèque”. De la confusion naît parfois la lumière, comme aurait pu peut-être observer le stratège Sun-zi, déjà cité.
Stricto sensu, que pourrait-on avancer comme explication à cette affaire? La plus simple est que Lula, avec Sarkozy, annonce un choix “politique” en faveur de l’offre française, ou plutôt en faveur de l’ouverture de négociations pour mettre au point le marché à l’intérieur d’un accord de coopération militaire considérable (le Rafale donc, à côté de diverses commandes, achats croisés, coopérations technologiques, commerciales, militaires, etc.). En bon français, et en bon portugais, cela signifie que Lula a choisi et que son choix est français (le Rafale). Là-dessus, le ministère de la défense intervient à propos du seul programme de sélection FX-2 (les avions de combat), suite à une sollicitation très pressante de la force aérienne brésilienne, pour dire: le processus de sélection avec examen des offres (Rafale français, JAS39 Gripen suédois, F/A-18E/F Super Hornet US) n’est pas légalement terminé, il ne le sera que le 23 octobre et sera transmis au Comité National de Défense, qui transmettra ses recommandations. En bon portugais, cela signifie: il n’y a pas encore de sélection définitive, pas d’appréciation technique terminée des offres, donc pas de classement technique de la meilleure offre, donc pas de choix “technique”. Le choix de qui? De la force aérienne, plutôt du Comité National de Défense? Soit, mais alors, qui décide? Le pouvoir politique, certes; aussi, entre le choix de Lula annoncé avec Sarko, et le choix de la force aérienne prévu pour le 23 octobre et qui n’est qu’une recommandation, en bonne logique – “y a pas photo”…
En bons cartésiens, les Français disent: “Lula a bousculé le calendrier. Il a devancé le choix technique par une décision politique, qui prime tout. Seulement, pour éviter des problèmes juridiques, pour éviter un méchant procès ou l’autre, il faut laisser aller à son terme le processus technique avec les trois concurrents.” Soit. Mais le cas est un peu limite, car si la thèse est vraie, le processus de sélection technique ressemble un peu à une mascarade et le fait de la décision politique impérative avant la fin du processus technique consultatif a tout sauf la vertu d’être cartésien. Certes, on en a vu d’autres, notamment les processus de sélection du JSF par certains pays alliés, comme les Hollandais, qui sont à mourir de rire et rendent bien anodine cette confusion brésilienne. Il n’empêche que le cas juridique formel est marqué du sceau de l’incertitude, pour dire le moins. Mais on comprend finalement que c’est d’abord un cas politique et là, cartésien ou pas, il y a la force de la réalité des poids respectifs des pouvoirs.
Là-dessus, il y a d’autres hypothèses, plus sombres… Une lutte de pouvoir entre la direction civile et les militaires brésiliens; une intervention de pressions US prenant prétexte du cas juridique, etc. Les hypothèses ne vont pas manquer, et l’affaire brésilienne a un petit air de polémique politique, avec hypothèses de coups fourrés. On verra car on aura le temps de voir – pour l’instant, la chose est mentionnée pour la bonne forme, rien de plus.
Pour mieux éclairer l’affaire dans ses implications publiques, citons tout de même l’un ou l’autre documents significatif.
• Un communiqué de l’ambassade US à Brasilia, signalant que l’offre US est la meilleure, que le F/A-18E/F est meilleur que tous les autres, que les transferts de technologie US sont exceptionnels, et approuvés par avance par le Congrès. (Quelle libéralité inhabituelle est-ce là; c’est du “Yes, we can change” à la Obama, enfin réalisé.) Tout de même, le communiqué, reproduit par défense-and-aerospace.com le 10 septembre 2009, se termine par ce commentaire vipérin (pour les US) de l’éditeur du site, Giovanni de Brigandi: «While the US government’s notification to Congress of a possible sale to Brazil of F-18s states that “offsets agreements associated with this proposed sale are expected,” it should be noted that it mentions neither advanced technology transfer nor local assembly, as claimed in the above statement.» Bref, l’ambassade US nous présente une situation de l’offre type-Dysneyland, les transferts de technologies US restant ce qu’ils sont et l'on connaît la chanson – refrain limité, partition Washington D.C..
• Un communiqué du cabinet du président Lula, curieusement (?) publié sur le site du ministère brésilien de la défense, qui détaille les divers points de l’accord militaire signé par Sarko et Lula, glissant cette phrase: «Also, there are negotiations for the purchase of combat aircraft.» Extrait:
«Brazil and France on Monday (Sept. 7) signed a military agreement worth about 24 billion Brazilian reals to be paid over 20 years to modernize the Brazilian Armed Forces. The funds will be invested in the purchase of 50 military transport helicopters and five submarines, one of them nuclear-powered. Also, there are negotiations for the purchase of combat aircraft. France has expressed interest in buying about ten KC-390 military transport aircraft which will be manufactured in Brazil by Embraer.»
Ce communiqué, relayé le 10 septembre 2009 par défense-aerospace.com (qui en a assuré la traduction de portugais en anglais), est notablement plus détaillé que le précédent publié par le même ministère de la défense sur la seule question du Rafale. Il inclut de facto les “négociations” sur l’avion de combat français dans le cadre général de l’accord franco-brésilien. Disons que cette forme alambiquée correspond bien à cette situation où un accord politique existe mais où le processus technique légal n’est pas encore clos. Parmi les hypothèses envisagées pour ce curieux parcours (communiqué du cabinet de la présidence affiché sur le site du ministère de la défense), figure celle-ci qu’il s’agit de faire savoir que le ministère de la défense, même s’il attend le choix de ses militaires, soutient évidemment le choix politique du président. Ou, à l’inverse, celle d’un président qui se défausse sur son ministre de la défense – bref, on peut laisser vagabonder son imagination. Il reste que le communiqué met en évidence l’importance stratégique de l’accord général avec la France.
• Enfin, dernier élément en date, les déclarations du ministre des affaires étrangères du 11 septembre, que nous rapportons par ailleurs ce 12 septembre 2009, qui disent en un mot: force reste à la décision de Lula. Ces déclarations ne dissipent certes pas la confusion, ou, plutôt, tendent à la transformer éventuellement en polémique. L’occasion est donnée, en marge de cette déclaration, d’observer que les Suédois de SAAB ont, eux aussi, comme l’ambassade US, renouvelé leur offre en garantissant les transferts de technologie “nécessaires” pour leur vente. Cela a été l’occasion pour une source officielle brésilienne de faire la différence entre l’offre français et les autres (celle des USA comme celle de la Suède): “il est improbable que cela change la situation parce que l’offre de transfert des ‘technologies nécessaires’ est fort imprécise, quand un autre concurrent (la France) garantit un ‘transfert illimité des technologies’”.
@PAYANT L’intérêt de ce rebondissement qui n’est peut-être qu’un simple rebond sans conséquence, de ce possible capotage qui pourrait s’avérer fort contrôlé, c’est bien entendu d’établir une évolution des événements qui pourrait éclairer un peu plus l’importance politique qu’il faut accorder à cette affaire d’armement. Avec une résonnance et un poids tout de mêle réduits mais des effets directs et indirects d’une très grande importance, nous tenons cette affaire des Rafale commandés ou non commandés par le Brésil dans le cadre d’un accord militaire considérable, dans ses enchaînements et dans le véritable contexte où il faut la placer, c’est-à-dire dans une dynamique politique d’ampleur globale de l’affrontement entre forces structurantes et forces déstructurantes, comme d’une importance équivalente aux événements de la crise générale qui parcourt aujourd’hui notre époque, au niveau financier ou au niveau des conflits en cours. Mais la prospective hypothétique porte sur un facteur concret, qui implique un enchaînement conduisant à des possibilités de déplacements massifs de puissance et surtout d’influence (ou d’influence en tant qu’un des facteurs essentiels de la puissance aujourd’hui), dans le même cadre de l’affrontement des forces structurantes et des forces déstructurantes, et sans le facteur émotionnel qui caractérise souvent les autres courants de crise. Evidemment, nul n’envisage de parler de tels prolongements dans des termes si fondamentaux, surtout pas Sarko, sans doute pas Lula – mais avec beaucoup plus d’indulgence pour le second, qui doit sentir qu’il se passe quelque chose.
Au départ, tout le monde s’entend à tenter de conserver cette affaire dans son cadre apparent – une question de quincaillerie plus “les affaires” pour une première vue un peu courte. Mais la confusion qui l’entoure risquant de devenir polémique, il est possible que la chose fasse sortir le loup du bois. Nous parlons des Américains, certes. Ils se sont maintenant aperçus de quelque chose, et que ce “quelque chose” a une importance considérable; ils sont en train d’en venir à considérer qu’il est insupportable que la France prenne pied au Brésil, de cette façon qui est la plus dangereuse pour le Pentagone. Il s’agit d’une démarche (la franco-bréslienne, type Sarko-Lula), qui est aujourd’hui la plus dangereuse pour la puissance telle que la conçoit le Pentagone – avec, dans le chef de la France, une base technologique, objectivement bien plus menaçante que des investissements incontrôlés ou des projets terroristes. Les Français ont déjà été présents par des exportations militaires sur ce continent, mais c’était dans des circonstances si différentes, où la puissance US n’était nulle part fondamentalement mise en cause. Aujourd’hui, c’est le contraire, et l’affaire franco-brésilienne prend alors tout son poids à cause du facteur de basculement de puissance qu’elle implique, du sens identitaire et souverain qu’elle donnerait à une nation et à ses implications militantes par rapport au système de l’américanisme (le Brésil comme membre du BRIC et le Brésil comme leader de l’Amérique du Sud). Nous n’y pouvons rien si les voies du Seigneur – dito, le Pentagone – sont si mal fréquentées puisqu’il s’agit de la quincaillerie des “marchands de canon”; mais c’est Lui, le Pentagone figuré en Seigneur pour la cause, qui en fixe l’orientation par le poids d’influence qu’il exerce. Le Pentagone a décidé que la puissance se trouvait dans la technologie, c’est donc là qu’il faut l’y trouver; et, pour cette raison, les Français sont les adversaires déjà désignés. Par ailleurs, le rôle va à merveille à la France selon ce qu’elle est, avec ses caractères structurants.
L’intervention de l’ambassade US plutôt que de Boeing pour vanter les charmes du F/A-18E/F, alors que depuis un an le gouvernement américaniste avait mis Boeing au purgatoire pour ce chasseur parce que cette société avait osé l’opposer au JSF, marque que les USA sont inquiets de l’ampleur peu ordinaire du danger. Pour autant, nous n’avancerons certainement pas qu’ils sont les ordonnateurs de ce qui n’est pour l’instant qu’un délai pour une décision déjà proclamée; le Ciel a de ses manigances pour arranger la mise en évidence des collisions de puissance.
L’intérêt de la circonstance est ailleurs. D’ici le 23 octobre (date de la fin de l’évaluation du programme FX-2), il est possible sinon probable que les USA vont se signaler par telle ou telle intervention, sinon faire feu de tous bois. On connaît la chanson: pressions, offres-bidon, manœuvres de désinformation, etc. L’objectif, c’est-à-dire la cible, est clairement identifié: c’est Lula lui-même, puisque c’est lui qui veut cette décision “pro-Rafale”. Faut-il s’en désoler, voire s’en effrayer? Bien au contraire, il n’est jamais de meilleure situation que celle où les uns et les autres mettent bas les masques, y compris à l’aide de coups bas. Ce serait le cas si cette hypothèse de durcissement politique se concrétisait.
Dans ce cas, et pour dramatiser à l’extrême la situation en la schématisant, Lula serait devant l’alternative de devoir céder (aux pressions des USA, les Suédois tenant un rôle de figuration dans cet aspect politique de l’affaire) ou de tenir (face aux USA). Céder, d’une façon ou l’autre, par un arrangement tordu ou bien une décision contradictoire, ce serait voir son prestige atteint fort gravement, aussi bien dans son pays qu’en Amérique du Sud, parce qu’aujourd’hui le prestige sur ce continent, et celui de Lula sans nul doute, se mesure à la capacité, non seulement de résister aux USA, mais de s’affirmer en dépit des USA, voir contre les USA. Admettons tout de même qu’il s’agit d’une hypothèse assez improbable, compte tenu du contexte, du personnage, etc.
Si, toujours selon cette hypothèse d’une dramatisation, Lula tient et confirme tous ses engagements français, il confirme la similitude de la “ligne” politique, objectivement anti-US, établie par les deux pays dans cette circonstance. Il confirmerait le personnage qu’il est devenu et, surtout, il confirmerait implicitement mais d’une façon assez convaincante, pour ceux qui savent lire, qu’il existe un antagonisme fondamental au moins potentiel et déjà presque exprimé dans les domaines tout aussi fondamentaux de la sécurité nationale et de la souveraineté (dito, la “quincaillerie” dans ce cas perçue comme structurante), entre, d’une part, le Brésil et tout ce qui va avec (Amérique du Sud, le BRIC d’une certaine façon, etc.), et, d’autre part, les USA. Pas de surprise pour nous, certes, mais la perception pas loin d’être publique de la chose aurait des effets. On serait fixé, et rien ne vaut d’être fixé pour mieux mesurer les choses. (On sera fixé aussi sur la position et l'importance de la France, qui sont centrales et essentielles dans la grande bataille de la déstructuration contre la structuration.)
Bien sûr, il resterait les hypothèses des échappatoires. Par exemple, le choix des Suédois, qui se demandent toujours, avec leur philosophie étrange de pacifistes-“marchands de canon”, ce qui se passe au Brésil; mais l’on comprend que la chose n’aurait absolument pas l’ampleur du marché avec les Français, et présenterait ainsi bien des inconvénients qui la rendraient assez piètres (les Suédois sont absolument tenus par les USA et leur terrible législation ITAR pour les transferts des technologies US par un autre pays, puisque le Gripen en est bardé à plus de 50%). Ou bien, le report de la décision, pour se laisser un peu d’air? Dans les deux cas, de piètres décisions qui ne dissimuleraient en rien l’aspect de “capitulation” devant les pressions US – du moins, tout le monde l’imaginerait, et, du point de vue de la perception, l’affaire serait classée à cette rubrique. Quoi qu’il en soit, ces hypothèses-là sont également, pour l’instant, assez improbables.
…Tout cela est hypothétique, et essentiellement selon une hypothèse maximaliste d’affrontement certes. La plus probable issue de cette affaire reste la voie normale de la confirmation du choix de Lula, que souhaitent bien entendu les Français pour des raisons évidentes, mais qu’ils auraient préféré moins bruyante parce qu’ils n’aiment rien de moins que l’éclat et les remarques courroucées que suscitent, malgré eux, le statut, la réputation, la force d’influence et les spécificités des actions de la France. Qu’importe, même dans ce cas d’une “normalisation” sans trop de remous, on se trouve dans un cas où il y a de fortes possibilités de réactions vives à venir des USA, dans ce domaine du marché des avions de combat d’une façon plus générale et dans d’autres domaines connexes et, là aussi, avec des conséquences dramatisant la chose et mettant en évidence indirectement le caractère exceptionnel de cette affaire, et le caractère d’affrontement avec les USA. De toutes les façons, on se trouverait avec un cas général bien structuré pour mettre en évidence les nouveaux rapports qui s’établissent entre l’Amérique du Sud et les USA, qui sont dans un processus de rupture dramatique avec ce qu’étaient auparavant leurs relations. (Nous aurions aussi le cas de devoir nuancer d’autant les véritables relations entre la France et les USA, d'une façon qui met les déclarations des dirigeants politiques à leur place et l'effet de “la force des choses” très maistrienne à la sienne, qui est évidemment tellement plus haute qu'on ne parle pas du même monde.)
Dans ce sens, comme dans le sens général des appréciations qu’on vient de donner, le délai inattendu de cet accord franco-brésilien Sarko-Lula annoncé à grand bruit et lui-même inattendu en étant étendu au Rafale, est une occurrence intéressante pour mettre en évidence le caractère politique, stratégique, effectivement exceptionnel de cet accord. A ce point et d’ores et déjà, il s’agit également d’un événement communicationnel dans une époque où la communication est la principale force d’influence, donc de modification des pensées et des jugements. La “stratégie auto-évolutive” reçoit, là aussi, un coup de main de l’extérieur.