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16 juin 2008 — Poursuivons notre réflexion sur l’Europe “à l’heure irlandaise” par des appréciations plus générales et plus intemporelles. Le nihilisme occidental est aujourd’hui en grande vitesse de croisière, en général sans aucun état d’âme ou plutôt avec l’âme fermée, ou bien éventuellement sans âme du tout. Cette vitesse de croisière est essentiellement machinée par ceux qui constituent l’élite occidentale, qui se trouve dans une dynamique de “fuite en avant” très caractéristique de cette situation.
Une explication psychologique, selon notre approche favorite, peut être avancée, avec l’option de la pathologie sans aucun doute. Cette approche retrouve un texte en ligne par ailleurs sur ce site, qui présente notamment une analyse de l’identification de la neurasthénie par un psychiatre US, le docteur Beard, en 1879, – neurasthénie qu’il surnomme de l’expression suffisamment signifiante de “mal américain” (il aurait pu dire : “mal américaniste“). Beard lie ce mal à l’époque et à la modernité.
Rappelons quelques passages clef.
«La civilisation, constamment entendue comme la marche progressiste de l'histoire, et non comme l'œuvre d'Eros, sollicite les ressources nerveuses jusqu'à l'épuisement. Dans un second temps, Beard radicalise une idée qui était déjà très présente dans son premier livre : la neurasthénie est une sorte de spécialité américaine.[…] “La nervosité américaine est le produit de la civilisation américaine...” […] Si la civilisation est la cause déclenchante, l'américanité est une cause aggravante. Beard tire la morale de l'histoire. La Frontière de la nervosité requiert les énergies: “Notre immunité contre la nervosité et les maladies nerveuses, nous l'avons sacrifiée à la civilisation. En effet, nous ne pouvons pas avoir la civilisation et tout le reste ; dans notre marche en avant, nous perdons de vue, et perdons en effet, la région que nous avons traversée” (Beard, 1881, 191).»
Depuis, le “mal américain” est devenu universel dans les élites de la civilisation, complétant l’américanisation du monde par l’essentiel du phénomène, qui est la pathologie. Le “mal américaniste” devient le “mal de la modernité”, ou la “pathologie de la modernité”. En “perdant de vue la région que nous avons traversée”, en perdant de vue nos références, nous adoptons de plus en plus rapidement l’allure de la “fuite en avant”. Inconsciemment n’est-ce pas espérer aller, de plus en plus rapidement, vers d’hypothétiques nouvelles références que nous retrouverions, donc vers notre guérison? Mais il n’y a plus de références puisqu’en fuyant en avant nous nous éloignons des seules références possibles, celles de l’histoire, de la tradition, de l’enracinement. Cherchant de nouvelles racines à la place des racines perdues, nous nous déracinons toujours plus (déstructuration de notre civilisation).
Les comportements de nos élites dans l’affaire irlandaise, qui voudraient relever du volontarisme au nom de la modernité, reflètent en fait une variante de cette pathologie identifiée par Beard; le résultat est qu’elles foulent au pied tous les principes de la modernité (démocratie notamment) pour tenter de retrouver des références d’enracinement qui ne s’avèrent qu’illusoires. Continuant à affirmer les principes de la modernité (démocratie évidemment), on se trouve dans une contradiction existentielle qui se transforme en pathologie.
Voilà le cas des élites occidentales aujourd’hui. Leur “fuite en avant” a cette signification. L’idéologie est désormais une pathologie. Le “mal américaniste” est devenu “mal moderniste”. L’évolution de l’affection, sa remarquable cohérence, sa structuration impeccable par la représentation intellectuelle, justifie une hypothèse de psychologie collective pour ces élites. Cela constituerait un phénomène remarquable pour un ensemble humain a priori très disparate et dépendant d’intérêts (nationaux, corporatistes, etc.) divergents. Cela explique la possibilité et la puissance de phénomènes tels que le conformisme et le virtualisme. La thérapie instinctive et faussaire de cette affection est la présentation de sa cause (l’idéologie) comme une Vérité révélé, quasiment de nature religieuse, dans une tentative désespérée d’en faire une référence où s’enraciner; l’attachement par conséquent aux seuls moyens (comment faire progresser cette idéologie) en même temps que l’abandon de toute approche critique du sens (pourquoi cette idéologie). De même, le débat suivant le vote irlandais qui met en cause le sens du traité est-il fixé autour de l’idée: comment continuer à faire avancer l’application du traité? (Rien sur le sens: le traité est-il bon? Où nous mène-t-il?)
L’effet sur les populations dépendant de ces élites est de type réactif et vital. Il transfère le jugement, fondé évidemment à son époque, de Burke dans ses Réflexions sur le révolution de France de 1790 : «Le gouvernement est une invention de la sagesse humaine pour pourvoir aux besoins de l’homme. Les hommes sont en droit d’obtenir de cette sagesse qu’elle réponde à leurs besoins. Parmi ces besoins il faut compter celui d’exercer sur les passions humaines une contrainte suffisante, – cette contrainte qui fait défaut hors de la société civile.» Burke identifie alors cette “passion humaine”, qui est individuelle mais qui peut prendre une dimension collective, qui devient une «passion de masse», et la situe dans le peuple. Il s’agit de faire en sorte de remplacer l’excès de la passion par la mesure de la raison, et c’est la tâche du gouvernement (des élites). Aujourd’hui, la situation est renversée. Ce sont les élites qui sont victimes des excès de la passion, après l’abandon de la mesure de la raison, avec la ruse diabolique que cet excès de la passion a pris le déguisement de la mesure de la raison (conformisme, virtualisme par la communication). Par réaction vitale, ce sont de plus en plus les peuples qui font évoluer leur critique, instinctive et/ou consciente, en dénonçant les excès de la passion au nom de la mesure de la raison. Bien entendu, certaines spécificités “perverses” de la modernité (perverses du point de vue de la modernité) fournissent l’aliment et le moyen d’expression de cette critique. (Notamment les technologies de la communication qui permettent de se passer de la puissance économique pour diffuser l’information, – cas d’Internet.)
Le paradoxe est que ce sont les élites qui ont été infectées par le virus de la modernité, c’est-à-dire de la démocratie transformée en idéologie totalitaire, alors que les peuples s’en distancient. Mais la technique de la démocratie, rompant ainsi elle-même radicalement avec son expression idéologique et totalitaire, s’y opposant même, est le moyen pour les peuples d’exprimer cette critique.
La réaction au vote irlandais illustre une fois de plus ce phénomène, et l’accentue.
Le premier réflexe est que le “non” irlandais est simplement nié en tant que tel; parallèlement, le processus démocratique est vivement condamné, au nom de la démocratie, au motif que la compréhension du motif et la logique de la décision sont le privilège des seules élites. Le point remarquable du cas irlandais est l’absence de la moindre retenue dans l’affirmation de ce sophisme; la petite taille du pays, son importance secondaire dans le processus européen en sont la cause, – ce qui conduit à un deuxième constat sur l’état du projet européen. Ces constats dessinent une belle illustration de l’échec ontologique du projet européen.
• La légitimité “démocratique” est transférée à la représentation européenne, élue ou non élue, nationale ou supranationale. La démocratie au niveau du citoyen est non seulement niée, elle est mise en position d’accusée, ce qui représente une contradiction insupportable, une imposture. Lorsqu’un Alain Duhamel écrit un article qu’il intitule «le despotisme irlandais», il nous offre un sophisme en forme d’oxymore, ou de nature orwellienne, puisqu’il qualifie un processus démocratique de “despotisme”. C’est au contraire de Tocqueville, lorsqu’il parle de “dictature de la majorité”; Tocqueville met en cause le processus démocratique lui-même, il met en procès la démocratie en la nommant sans discussion, ce qui est une démarche logique qui n’implique aucune hypocrisie orwellienne. Duhamel qualifie de “despotisme” un processus démocratique en tant que tel, et il fait cette accusation au nom de la défense de la démocratie: pure hypocrisie sophistique, bien dans la couleur de l’imposture moderniste, avec son absence de responsabilité logique. Si le référendum irlandais est considéré comme néfaste, alors c’est le processus démocratique qu’il faut condamner (Tocqueville) et non le qualifier de “despotisme” au nom de la démocratie. (Le résultat pratique ne nous importe pas pour le jugement de fond : il y aurait effectivement à dire sur un système qui, dans sa logique, soumet 500 millions d’individus au vote de 4 millions. Mais c’est le système, la démocratie, qui doit être mis en cause dans son ensemble, pas les 4 millions qui l’ont appliqué impeccablement.)
• Le peu de cas qui est fait de l’Irlande alors que le “non” français, dans des circonstances similaires, provoqua un tremblement de terre, met en évidence l’inégalité de traitement des Etats-membres. Peu nous importe la justification (par ailleurs évidente) de cette situation, qui relève de la simple réalité (il est à la fois réaliste et justifié de juger que la France “pèse” infiniment plus lourd que l’Irlande, – mais est-ce démocratique dans le cadre européen tel qu’il fut tracé?); ce qui nous importe est que cette justification dénonce cette autre hypocrisie de l’affirmation de l’égalité des membres, et que l’UE fasse une vertu pour elle-même de ce principe. Là aussi, la tromperie est complète, et l’hypocrisie à mesure.
• Le fait, qu’on a déjà rappelé, que la seule consultation populaire sur le traité soit implicitement rejetée ou minorisée et qu'on cherche à la contourner parce qu’elle est négative est particulièrement malvenue. Il n’était pas question de rejeter la consultation irlandaise avant qu’elle ait lieu, parce que tout le monde était convaincu et se convainquait qu’elle serait positive. (L’imposture et l’arrogance infectent le jugement.) La consultation populaire irlandaise aurait été applaudie si elle avait été positive et aurait été considérée comme une légitimation populaire du traité. Qu’elle soit écartée, marginalisée, privée de toute fonction ontologique (légitimation ou pas) parce qu’elle est négative représente une imposture qui affaiblira encore plus les fondements de la légitimité de l’UE.
L’évolution des dirigeants européens en pleine illégitimité se renforcerait, avec le cas irlandais, d’une légalité plus que douteuse. L’ignorance de ce cas ferait surgir nombre de jurisprudences qui risquent de poser des problèmes difficiles, et de faire surgir des menaces de paralysie dans les grands débats ou les grandes initiatives. L’on observera que ce serait une sorte d'accident auto-réparateur puisqu’ainsi serait freiné un processus dont on peut mesurer l’illégitimité générale et l’effet déstructurant en réponse à la recherche d’un ordre légitime des peuples d’Europe.
Il y a des événements qui portent témoignage de la charge explosive qu’ils réservent, notamment par les appréciations paradoxale qu’on porte sur eux. On peut ainsi comparer le jugement «c’est un incident de parcours» de Sarkozy sur le vote irlandais, au même jugement («un incident de parcours») que Michel Debré, alors ministre des affaires étrangères, porta sur l’invasion de la Tchécoslovaquie en août 1968. Les deux propos vont dans le même sens: ils tentent de banaliser un événement dont l’évidence montre au contraire qu’il n’est pas banal et qu’il illustre au contraire une tendance déstabilisante profonde. (La comparaison s’arrête là: la France ne fait pas partie du Pacte de Varsovie coupable du forfait en 1968, tandis que Sarko, qui fait partie des élites européennes que rejettent les Irlandais, est au cœur de la chose en 2008. Debré cherchait à écarter un effet extérieur pour pouvoir poursuivre une politique qui avait sa logique propre et nullement dévalorisée dans son fondement par le propos. Sarko veut écarter un événement central à sa propre politique, – à la politique où les élites européennes sont engagées complètement. Dans le cas de Debré, c’est du réalisme cynique, dans le cas de Sarko, du volontarisme utopique, sinon virtualiste. On fera son choix entre les deux attitudes.) Ce qui apparaît effectivement comme «un incident de parcours» au moment où le propos est dit se révèle souvent porteur de potentialités explosive; l’invasion de la Tchécoslovaquie le fut pour l’URSS et le Pacte, le “non” irlandais pourrait l’être pour la politique européenne.
Le paradoxe est que nous ne signifions nullement, pour autant, que l’esprit réaliste, voire le bon sens, ont abandonné l’esprit de tous au sein de ces élites. Revenons sur ce cas : il faut entendre un Barnier, ministre français de l’agriculture et de la pêche, plaider (hier au Grand Débat de TV5-Monde, de 18H00 à 19H00) en faveur d’une agriculture et d’une pêche diversifiées, de la défense des gestes et des actes traditionnels, notamment et évidemment en France, – avec quelle passion, contre les spéculateurs autant que contre les “eurocrates” de la Commission, autant que contre l’entropie nihiliste de la globalisation, – pour apprécier qu’il n’est pas difficile de retrouver l’évidence. (Nous en parlons dans notre autre F&C du jour ; Barnier nous a frappés, tant cet hommes est d’habitude si retenu dans son conformisme ; tant il s’est déchaîné avec mesure, à sa façon, d’une façon si palpable que les journalistes n’ont pu masquer leur étonnement.) Sortis de ces catégories effectivement évidentes de bon sens pour retrouver le courant idéologique général, l’esprit semblerait étrangement perdre le fil et retrouver sa pathologie pour soutenir un processus dont l’effet général est effectivement de se dresser contre ces évidences de bon sens.
Cette sorte de bon sens est aujourd’hui laissé comme argument politique général aux oppositions (aux dirigeants politiques dans l’oppositions), qui argumentent moins en fonction de ce “bon sens” à retrouver qu’en fonction d’arrière-pensées politiques et de la nécessité pour l’opposition de s’afficher en opposition à la politique officielle. Ce que dit le chef de l’opposition britannique (conservatrice) David Cameron, hier selon le Scotsman, résume la chose:
«Cameron said it was time to accept that the reform plan was over. It would be the “height of arrogance” for Gordon Brown to continue the ratification process in Britain.
»“By all rights now it should be declared dead,” he said. “The French said no to it, the Dutch said no to it, then it was brought back and the only people who have been given a chance to pass judgment on it, the Irish, have now said no to it.
»“The elites in Brussels have got to listen to people in Europe who do not want endless powers being passed from nation states to Brussels. They do not want these endless constitutions and treaties.”»
Ainsi se trouve-t-on sur ce territoire où la “fuite avant” reste la forme nihiliste du gouvernement, dans un cas où il est aisé pour le bon sens, qu’il soit par inadvertance, par calcul ou par conviction, de s’exprimer avec clarté. Cette appréciation critique semblerait rester marginale, et perçue comme un aménagement tactique ou parcellaire (concernant tel ou tel domaine spécifique, – pêche et agriculture pour le cas évoqué). Le fond des choses reste la question du “comment?” sauver la “marche en avant”, aux dépens du “pourquoi?” qui est la question du sens. Pour autant, cet aménagement, à l’heure de la grande crise systémique, découvre une extrême fragilité, tant les pressions de l’extérieur et les exigences du bon sens même au cœur du système se renforcent. La circonstance (le “non” irlandais) est effectivement une occasion pour le bon sens de s’exprimer avec une vivacité d’autant plus grande qu’il lui est interdit de le faire en temps normal. (Mais y a-t-il encore des “temps normaux”? Bonne question.)
Nous sommes dans une situation évolutive et dynamique. A chaque fois que se présente une occasion comme le “non” irlandais et que le bon sens rejaillit là où on ne peut le contenir, c’est toute la pathologie moderniste qui est mise en cause en même temps qu’elle est mise à nu. A force, elle va prendre un sérieux coup de froid.
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