Il n'y a pas de commentaires associés a cet article. Vous pouvez réagir.
69917 mars 2009 — Il est vrai que, ces derniers jours, puisque nous parlons en périodes de jours pour constater les grands changements, le paysage s’est obscurci. Nous parlons dans le sens de l’obscurité qui fait qu’on ne s’y retrouve plus guère, plus que dans le sens de l’orage qui enfle, – quoique le premier cas n’interdise pas le second. C’est Irwin Stelzer, qu’il nous est arrivé déjà de consulter, qui nous avise de la chose.
«Bear trap. Dead-cat bounce. The beginning of a bull run. Pick the animal that best describes your view of last week’s rise in share prices and you will have company from at least some experts. The lack of consensus should be no surprise... [...]
»The economy continues to contract, and the job market to shrink. But core retail sales – excluding cars, building materials and petrol – increased by 0.5% in February after an upwardly revised 1.7% in January. “The increase appears broadly based as no single category is driving the increase,” note economists at Goldman Sachs. It is anyone’s guess whether improved sales will pull the job market up, or greater unemployment will pull sales down.
»The more important reason that it is difficult to guess where the economy is headed is that the decision will be more about politics than about the usual economic indicators. Power has moved from Wall Street to Washington. It is in the nation’s capital that plans to save the housing market are being considered; that Treasury secretary Tim Geithner is striving to regain the credibility that was shattered by his failure to come up with a plan to put the banks on a solid footing; that a committee of experts will decide the future of General Motors and Chrysler. [...]
»These problems make the word “cloudy” inadequate to describe the condition of forecasters’ crystal balls. Even Fed chairman Ben Bernanke, who ventures a guess that the recession will end later this year or early in 2010, is quick to add that his record is no better than that of Washington’s dismal, last-place baseball team.»
Stelzer s’en tient au strict plan économique et au seul domaine des USA/de Washington, pour décrire l’incertitude et l’obscurcissement du paysage de la crise du monde (et dans la phrase «These problems make the word “cloudy” inadequate...», prendre le mot “inadequate” pour “insuffisant” bien plus qu’“inadéquat”). Nous pensons que ses constats peuvent être étendus au-delà, et du domaine économique, et des USA. Le mouvement que Stelzer décrit nous semble assez général, correspondant à un état d’esprit qui gagne. On le retrouve in fine, par exemple, lorsque EUObserver fait, le 11 mars, ce constat en marge de la réunion de l’eurogroupe qui avait eu lieu la veille, – et, là aussi, nous apprécions la remarque pour ce qu’elle nous dit de l’état d’esprit plus que pour ce qu’elle exprime du point de vue de la technique économique:
«Instead, member states intend to take a wait-and-see approach in 2009 before possibly embarking on further spending programmes in 2010 if necessary.»
Cette remarque marquait la préparation du G20. Dans ce cadre, on note également l’état d’esprit aux USA, celui des dirigeants, qui est de pousser les autres (les Européens) à l’action, plutôt qu’agir eux-mêmes. La remarque prêtée aux Européens, rapportée par le Financial Times et que nous citions le 14 mars, est parfaite: «The Americans are only asking us for money because they haven’t got the guts to ask Congress for it.» D’une façon générale, et selon leur habitude, les Anglo-Saxons, devant un problème épouvantable à résoudre, et qui est causé par leurs certitudes et leur action en général, préfèrent embrigader les autres, ou les entrainer dans des chausse-trappes. Cette habileté de boutiquier est aussi la marque d’une psychologie poussive et atrophiée.
Il existe une graduation de l’état d’esprit, de l’évolution de la psychologie de nos dirigeants. Notre appréciation est que, dans ce système globalisant et stérilisant, il y a une forte tendance normative pour les psychologies. Cela est surtout très affirmé dans le domaine économique, qui est le domaine dont nos dirigeants estiment en général que la puissance se nourrit, et le domaine où, en principe, ils n’ont qu’une influence réduite. Depuis le début de la crise dans sa phase paroxystique, et même auparavant pour certains, la nécessité de leur intervention leur apparaît comme une évidence. C’est une surprise encore plus pour eux que pour nous. Ils n’y sont guère préparés, et, encore moins, constitués et éduqués pour cela. Cela entraîne des phases contradictoires de l’état de la psychologie, qui font ressembler cette évolution à une pathologie maniaco-dépressive: des phases exaltées, lorsqu’il apparaît que c’est irrésistiblement à eux d’intervenir puisque le soi disant “pouvoir” économique est absolument mis en défaut par la crise; des phases dépressives suivant les précédentes, lorsqu’il apparaît, à la lumière de leur intervention et de ses résultats incertains, que la crise qu’ils affrontent est bien au-delà et au-dessus de leurs capacités.
Ainsi, nous avons déjà connu des phases depuis l’explosion de septembre 2008.
• Une phase d’agitation maximale, voire d’exaltation dans l’urgence de la crise, jusqu’en novembre 2008, exactement jusqu’au 15 novembre 2008 et le premier sommet du G20. Ce sommet a été un échec, notamment, pour l’aspect conjoncturel, grâce à l’arme secrète des USA, qui était la présence paralysante d’un président Bush totalement impotent. Par ailleurs ce G20-là a abouti à un affadissement de la situation, à un freinage des intentions, accompagné des habituelles complaintes sur la fin de la crise, le redressement, etc.
• Mais cette phase dépressive a correspondu à l’élection US et la transition. On sait les espoirs considérables mis dans Obama; la transition, réalisée de façon parfaite, très volontariste, a préparé et fait monter une nouvelle période d’exaltation qui a correspondu, de façon significative, avec une relance de la crise au début de l’année. Dans ce cas, la relance de la crise n’est pas synonyme de découragement mais, au contraire, d’exaltation. L’inauguration d’Obama renforçait cela.
• On pourrait croire qu’on arrive au terme de cette période d’exaltation. Pourtant, le G20 des “seniors”, le 2 avril à Londres, devrait être un sommet de l’excitation, un paroxysme? Cela n’a pas l’air d’être le cas… Ou y aura-t-il tout de même une relance, un resurgissement de l’activité? Il faudrait pour cela des propositions nouvelles, ou bien une unanimité des participants, ou bien une affirmation de leadership, – US, par exemple, puisque c'est l'habitude. On ne voit rien venir.
Nous aurions tendance à renverser le rapport de cause à effet proposé par Stelzer. Ce n’est pas l’intrusion de la politique («Power has moved from Wall Street to Washington») qui conduit à l’obscurcissement et à l’incertitude, c’est plutôt la psychologie qui installe l’obscurcissement et l’incertitude, ce qui fait du passage du pouvoir “de Washington à Wall Street” un élément d’obscurcissement de plus alors qu’il aurait pu être un élément d’éclaircissement. De toutes les façons, si l’on peut accepter l’idée que le pouvoir est resté, – en partie, à notre avis, – à Wall Street l’automne dernier, c’est principalement parce que Washington (Bush) n’existait pas. (Il n’y a aucune conclusion dynamique à tirer sur l’état du pouvoir, sinon celle du non-pouvoir de la Maison-Blanche, lors de l’épisode de l’automne 2008.)
Ces remarques impliquent l’hypothèse qu’Obama, maître de lui-même et des événements comme il l’était en décembre, janvier et février, ne craignant nullement de qualifier la situation de “catastrophique”, maître de lui-même d’ailleurs au niveau intérieur, où il ne craint pas l’affrontement quand cela importe, est entré aujourd’hui, dans le domaine plus général et international de la lutte contre la crise, dans une phase plutôt dépressive, d’obscurcissement. Il est moins clair, moins ferme, plus flottant. («Obama is not a model of clarity and consistency», – Stelzer.) On peut en dire autant pour Sarko, à son niveau, sans aucun doute bien moins haut que l’Américain. Le président français est terne, il paraît sans vigueur, tout juste capable d’abuser petitement de sa fonction. Il a perdu son allant, son dynamisme; un comble, il passe inaperçu, et pour cette raison d’être devenu totalement inexistant la presse britannique en arrive à lui trouver des vertus. (Voir BBC.News du 14 mars: «France’s Rendez Vous with History», rien que ça, ou Sarko effaçant de Gaulle, – et Jeanne d’Arc en prime, – avec le grotesque et dérisoire “retour” français dans l’OTAN, opération d’une actualité aussi fraîche que la crise des euromissiles de 1979-1983.) Brown, dans son genre, n’est pas mieux, tourneboulés entre Washington et l’UE, – voir le FT, que nous citions le 14 mars:
« «Along the way, despite the superficial similarities to the late 1990s, some extraordinary reversals have happened. [...] And Mr Brown is prioritising European unity. These are strange times indeed.»»
La “philosophie Merkel”, transpirant de cette chancelière têtue, bougonne, sans gesticulations, accrochée à ce qui reste de la rigueur teutonne, prodigieusement terne, cette philosophie semble désormais prévaloir; cela ne signifie pas un leadership quelconque, cela indique une humeur.
L’ensemble ressemble bien à un épisode dépressionnaire, phase “normale” si l’on peut dire de la maniaco-dépression. Mais, cette fois, la chose a un sens et s’inscrit dans une évolution générale, supérieure aux habituelles contorsions et illusions humaines; elle dépasserait donc, tout en l’incluant, la simple évolution de l’état maniaco-dépressif, en l’utilisant à son profit. Elle rejoint l’idée de “contraction” que nous avons déjà signalée à propos du cheminement des crises géopolitiques suivant désormais une dynamique centripète (cas de l’Iran et de l’Afghanistan, cas des USA et du Mexique). Il y a moins une évolution gouvernée par l’attente d’une relance pour un événement à venir (comme la “dépression” suivant le G20 de novembre et en attendant l’arrivée d’Obama).
La logique du G20 (sommet du 2 avril) est déjà là, avec la réunion “junior” des ministres du G20 ce week-end. Il semble qu’elle n’apporte aucune excitation particulière; elle semble au contraire nourrir cette humeur dépressionnaire. Au-delà du G20, il n’y a plus d’événements-phares attendus. La perception se “contracte”, entraînant la psychologie, devant le constat implicite que tout ce qui pouvait être fait de décisif par les dirigeants politiques semble avoir été fait. (On retrouve le jugement sur l’attitude des dirigeants européens.) L’ambition et l’action politiques se contractent effectivement.
On s’en remet, disons, à “la main invisible”, qui pourrait peut-être nous ramener le printemps, la prospérité et les petits oiseaux qui gazouillent. On s’en remet à la prédiction de Bernanke, qui n’est qu’une resucée de ce qu’il a déjà dit mais peu importe, qui fait l’objet de trois titres successifs dans le Times en six jours, qui est explicitement présentée comme une “action concertée avec le président Obama pour relever l’économie par la parole” («...to reinforce a concerted effort by President Obama to talk the economy up»), qui apparaît enfin comme si la répétition pouvait désormais tenir lieu d’information, – et l’information répétée d’action. Stelzer se permet tout de même de préciser à ce propos:
«Even Fed chairman Ben Bernanke, who ventures a guess that the recession will end later this year or early in 2010, is quick to add that his record is no better than that of Washington’s dismal, last-place baseball team.»
Cette période dépressionnaire ressemble à l’image du train de l’Histoire lancée à une allure folle et dont on voudrait descendre. Elle va en réalité plus loin, puisqu’il est avéré depuis longtemps qu’on ne descend pas en général du train fou. Elle semble plutôt être une façon fataliste de s’en remettre aux événements, après avoir constaté qu’on ne peut plus, si l’on ne put jamais, leur imposer un contrôle humain. Plus précisément, elle paraît être l’abdication de la volonté politique, ou de ce qui en tient lieu, devant une logique et une force supérieures. Si l’on considère l’état du système et des hommes, ce n’est pas une surprise considérable.
Il est évident qu’il sera intéressant d’observer le G20 de Londres à la lumière de cette interprétation. La réunion confirmera-t-elle cette impression qu’on expose ici, ou bien y aura-t-il un sursaut? Décidera-t-on, après tout, comme la meilleure attaque possible contre la crise, «to talk the economy up»? Poser toutes ces questions, cela semble bien y répondre déjà. Le constat général, quelle que soit l’issue, est bien celui de l’inexistence complète des directions politiques et de nos élites; mangées par le système, les unes et les autres, et se contentant après tout d’être mâchées au rythme des événements du monde. Nous éprouvons quelque crainte que tout cela ne soit guère à la hauteur des espérances de l’exigeant Martin Wolf.