Contre la tentation de “la lassitude historique d’être soi-même”

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Contre la tentation de “la lassitude historique d’être soi-même”

6 septembre 2007 — Le 27 août, le président Sarkozy termina son discours devant les ambassadeurs par ces quelques phrases :

«Le moment est donc venu d'engager une nouvelle étape de sa modernisation [de la politique étrangère] C'est le sens de la lettre qu'avec le Premier Ministre, j'ai adressée ce matin même au Ministre des Affaires étrangères et européennes. Il pourra notamment s'appuyer, pour conduire sa réflexion et préparer son “Livre Blanc”, sur le rapport que me remettra dans quelques jours Hubert Védrine, ainsi que sur une large concertation. Je sais pouvoir compter sur Bernard Kouchner, et sur vous tous, pour conduire ces réformes et mettre en œuvre notre politique étrangère avec détermination et imagination.»

Hubert Védrine, cité ainsi à une place importante, a remis son rapport au Président le 4 septembre. On le trouve en ligne sur le site de l’Elysée. Il s’agit d’un document d’un plus grand intérêt ; document de proposition, document d’analyse, document de réflexion, — enfin, document gros d’une polémique fondamentale.

Védrine analyse plusieurs grands sujets. Trois nous intéressent particulièrement. Les analyses de Védrine suivies de ses recommandations font qu’il s’agit sans aucun doute de prises de position. Elles sont sans ambages. Ce rapport est aussi le procès d’un état d’esprit dans les élites françaises (pas dans le public, — cette remarque assassine concernant la tentation d’un retour vers les USA le dit clairement : «Il est surprenant de constater que cette tentation est forte, comme pour l'européisme, dans les élites — mais quasiment pas dans la population.»).

Les trois points qui nous intéressent :

• La globalisation (avec un lien direct et manifeste avec l’Europe) ;

• Les relations avec les Etats-Unis ;

• l’OTAN.

Avec ces trois thèmes où l’ancien ministre des affaires étrangères a des positions tranchées et claires, nous sommes au coeur de l’ambiguïté sarkozyste que nous avons signalée à l’occasion du discours du 27 août. L’ambiguïté se trouve entre une stratégie claire lorsqu’il s’agit de l’Europe et de la nation française et une position incertaine et elle aussi ambiguë lorsqu’il s’agit des questions liées aux relations avec les USA.

• Sur la globalisation, Védrine renforce la position de facto qu’a affirmée et suivie le président de la république depuis son élection. D’une part, adaptation à la globalisation tout en réclamant une réglementation sérieuse de cette globalisation. Ces exigences valent d’abord pour la France dans une Europe dont la direction bureaucratique est très fortement influencée par la philosophie libérale de la globalisation. D’autre part, établissement clair des domaines de protection de la France, de certains secteurs économiques stratégiques (recommandation valant également, surtout même, pour la France par rapport à l’Europe), en écartant un protectionnisme systématique qui n’a guère d’intérêt ; mais cette protection nécessaire, il importe de la proclamer comme une politique fondamentale : «Si l'on veut que l'opinion se retrouve dans la nouvelle politique française offensive dans la mondialisation, il faut absolument que la légitimité de certaines protections soit clairement admise et revendiquée, et non pas seulement tolérée avec gêne et pratiquée en catimini.»

• Sur les relations avec les Etats-Unis et sur l’OTAN, Védrine fait une critique à peine voilée dans le ton et dans tous les cas radicale sur le fond des tentations actuelles de retour vers une plus grande proximité (des USA et de l’OTAN). Il démontre in fine mais aisément la vanité de ces options, par rapport à l’“esprit de la France” et, tout autant, aux intérêts de la France. Il laisse tomber ici et là quelques phrases d’une ironie flegmatique, aux effets dévastateurs. Lorsqu’il analyse les perspectives d’un retour complet de la France dans l’OTAN et les intérêts que la France y trouverait, il observe comme en passant, — chose par ailleurs qui va sans dire mais qui, dite aussi clairement, acquiert toute sa force : «Sur les États-Unis cela donnerait à la France une influence comparable à celle des autres alliés, c'est-à-dire quasi nulle.»

• Védrine met donc en évidence ce qui devrait paraître tactiquement aveuglant en même temps que fondamentalement éclairant : l’abandon par la France d’un peu de son indépendance pour se rapprocher des USA (et rentrer dans l’OTAN — même démarche) ferait perdre à ce pays nombre de ses avantages pour des gains marginaux sinon illusoires, de toutes les façons vite réduits à néant. Mais nous avons affaire à une église et à ses croyants (les partisans des USA et de l’OTAN). Ainsi l’ancien ministre les définit-il : «D'abord le postulat des “valeurs communes” entre l'Europe et les États-Unis. Il peut y avoir des désaccords passagers avec Georges Bush (et encore pas pour tous les membres de ce groupe de pensée) mais au fond nous serions avant tout des démocraties assaillies par les terroristes et menacées par la Chine, le nouveau “monde libre”. La question de savoir si la politique américaine récente n'a pas, précisément, accru ces risques, n'est même pas admise par les tenants de cette ligne. Il s'en suit que nous ne devrions pas critiquer inutilement les États-Unis, ni nous démarquer d'eux “pour le plaisir de nous opposer à eux”. Selon un schéma bien connu, ne pas s'opposer à eux sans motif valable devient vite : ne pas s'opposer tout court. Tout un pan, tout un héritage de la politique étrangère française — ton, initiatives, méthodes, partenaires — est ainsi frappé de suspicion même dans les cas où la France a eu à l'évidence raison. Il est surprenant de constater que cette tentation est forte, comme pour l'européisme, dans les élites — mais quasiment pas dans la population.» (Curieux, ou bien significatif, comme l’on retrouve dans ce cas le clivage entre les élites et l’opinion publique mise en évidence par le “non” au référendum du mai 2005. Cela en dit long sur l’“européanisme” supposé vertueux par leur prétendue affirmation européenne de nos élites. Mais cette fois, leur vassalisation ne prend plus de chemin de traverse et se dépouille de son faux-nez.)

• Un point remarquable de l’argumentation de Védrine se situe lorsqu’il aborde le domaine des nuisances que peut encore produire l’administration Bush. Il place en premier une attaque unilatérale contre l’Iran, à laquelle il ne croit guère («…en intervenant unilatéralement en Iran, ce que le président Bush est tout à fait en mesure de décider, (même si ce n'est plus très probable)»). Mais, surtout, il place en second la question des anti-missiles en Europe, ce qui montre quelle conscience très vive il a de l’importance de cette crise («…en accélérant sans débat le projet de bouclier anti missile en Pologne et en République tchèque sans tenir compte du mécontentement et des contre propositions russes et des interrogations en Europe»). Védrine a l’art de ramener, avec une touche d’ironie méprisante, à la réalité ridicule de la question de base qui menace de devenir une crise d’autant plus monstrueuse : «Mais faut-il se lancer dans tout cela uniquement pour intercepter les éventuels missiles d'un régime iranien supposé avide de suicide qui de plus aura sans doute changé avant la mise en fonction de tout bouclier?»

Résumons-nous, — ou plutôt, résumons ce long rapport qui éclaire superbement le débat actuel sur la politique extérieure française, — ou plutôt (bis), le débat qui devrait avoir lieu et que certains tentent d’écarter pour ne pas parvenir à d’embarrassantes vérités. Résumons-nous et résumons le propos par ce simple membre de phrase qui dit tout avec la formule superbe que nous soulignons en gras : «Il s’agit […] de ne pas céder à la lassitude historique d’être nous-mêmes.» (La phrase complète est : «Il ne s'agit pas de tout faire, mais de ne pas céder à la lassitude historique d'être nous-mêmes, et d'être cohérents.») Il s’agit bien de la poursuite, dans la dimension de la politique extérieure, du débat sur l’identité nationale qui marqua la campagne électorale, — et, pour l’argument de Védrine, de la réaffirmation de cette identité dans le domaine de la politique extérieure.

Ce texte est à lire et à méditer. Il constitue, par certains aspects, un manifeste superbe, non seulement contre les tendances “collaborationnistes” actuelles, mais pour la politique d’indépendance de la France. Il est bon que ce soit un homme de gauche (supposé de gauche?) qui donne cette leçon sur la permanence intemporelle de la politique gaulliste, — c’est-à-dire la politique de souveraineté et d’indépendance, — c’est-à-dire dans son essence même la “politique de la France” (formule de Philippe de Saint-Robert). Ainsi est établi le caractère “non-partisan” (plutôt que “bipartisan”, “à l’américaine”) de ce document qui ne soutient qu’un seul parti qui n’en est pas un, celui de la France. Dans ce cadre fondamental, il est justifié d’employer le terme “tendances ‘collaborationnistes’” pour désigner ceux que ce rapport attaque. La référence historique se justifie puisqu’à la permanence historique qu’évoque le propos de Védrine s’est toujours opposé en France ce qu’on nomme “le parti de l’étranger”. Nous y sommes.

Un rapport qui ouvre un débat essentiel pour la France

La plaidoirie de Védrine est impeccable. Elle a pour vertu de mettre en évidence une complète permanence, une logique sans discontinuité. Il y a cohérence entre l’affirmation d’un “nationalisme économique” éclairé et sélectif vis-à-vis de la globalisation/de l’Europe et la recommandation de ne rien céder de la politique d’indépendance de la France au profit d’un rapprochement douteux d’une Amérique à la dérive et d’une OTAN informe et en crise permanente. Ce faisant, Védrine place implicitement Sarkozy devant ses responsabilités, c’est-à-dire devant une contradiction potentielle si sont fondées les intentions que certains prêtent au même Sarkozy, et qui restent à démontrer, d’un rapprochement avec les USA/avec l’OTAN. Pourquoi faire superbement ici (“nationalisme économique” éclairé, Europe) ce qu’on trahirait éventuellement là (relations avec les USA, OTAN)? Et cela, alors que le rapport de la trahison est nul, — pesons cet excellent mot de “nullité” («Sur les États-Unis cela donnerait à la France [rentrant dans l’OTAN] une influence comparable à celle des autres alliés, c'est-à-dire quasi nulle»).

Cette mise en éventuelle contradiction de l’activisme “européen” et néo-protectionniste de Sarko et de ses intentions supposées de néo-atlantisme, — ou, à tout le moins, les conseils dans ce sens que certains lui donnent, — est un point important. Encore, une fois, nous entrons dans le territoire de l’ambiguïté sarkozyste, mise en évidence par les différentes interprétations données à son discours. Le deuxième mérite du rapport Védrine est donc d’effectuer une poussée peut-être décisive pour dissiper cette ambiguïté. Le sort qui sera fait à ce rapport sera une première indication dans ce sens.

D’autre part, c’est Sarkozy lui-même qui a demandé ce rapport à Védrine. Il en a souligné l’importance dans son discours du 27 août puisqu’il a indiqué qu’il serait un élément essentiel pour défnir une “nouvelle politique étrangère” (dont il s’avère que Védrine recommande qu’elle soit la politique traditionnelle de la France remise au goût du jour et appliquée de façon plus vigoureuse). Sarkozy ne pouvait ignorer dans quel sens irait Védrine.

Un autre intérêt du rapport est de suggérer la nécessité d’un débat sur la politique étrangère française. Parlant de la réorientation néo-atlantiste que réclament nombre des élites française, Védrine note : «Néanmoins, cette réorientation fondamentale n'est pas demandée par l'opinion française qui paraît à l'aise dans la politique de la Vème République dans la longue durée. Elle poserait d'immenses problèmes et comporterait des risques. Mais puisqu'elle est souhaitée par une partie des élites économiques et politiques, ce débat devrait être mené dans la clarté. Comme celui sur une éventuelle zone de libre échange euro-américaine.»

Ce rapport Védrine pourrait être un premier élément de ce débat. Sa haute tenue, sa logique, sa puissance nous indiquent qu’il en serait un des éléments essentiels et nous font prévoir qu’un tel débat serait extrêmement fructueux. Pour une fois depuis l’époque du général, on se compterait et on argumenterait autrement qu’à l’aide d’insinuations sentimentales ou d’imprécations fiévreuses de type quasi-religieux.

Védrine a fait un beau travail. Ce rapport nous fait reconnaître un homme à la logique ferme et à la conscience très vive des intérêts et de la puissance conceptuelle de la France, — tant en puissance présente qu’en influence culturelle et historique. Védrine non-ministre s’est débarrassé de certains traits de caractère qui avaient parfois limité son action, — une certaine amertume, un certains scepticisme qui transparaissaient à l’une ou l’autre occasion. Il s’est complètement libéré et il s’impose avec ce texte comme la voix politique la plus pertinente, la plus convaincante de “la politique de la France” si bien retrouvée, conçue et mise en action par le général de Gaulle. Il est l’inspirateur désigné d’une réaction nécessaire pour réaffirmer les fondements d’une politique dont la puissance, la vertu et l’efficacité éclateront alors d’autant mieux.

A propos et comme on l'a déjà rappelé, il est socialiste, ce qui en rajoute dans le domaine de l’ironie historique et de la dérision des étiquettes politique. Par exemple, le plus gaulliste des socialistes, et bien plus gaulliste que les restes de gaullisme qui se réclament encore du nom fameux, par habitude — et parce qu’on ne sait jamais voyez-vous…