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5874 mai 2010 — La crise est repartie clame-t-on de différentes façons, comme si elle ne s’était jamais arrêtée. Nous parlons de la crise financière (l’euro, l’Europe, la Grèce et le reste). Nous pourrions parler de n’importe quelle autre crise. On décortique de tous côtés les multiples catastrophes économiques qui nous attendent, en faisant montre d’une grande certitude à cet égard. C’est devenu une vieille habitude, cette capacité d’expliquer et de prévoir la ou les crise(s). Il y a un an exactement, Goldman Sachs avait été identifié comme le maître du monde, machinateur de la crise à son profit, avec cette arrogance qui lui faisait dire : “Et alors? Nous allons continuer!”. Allez ramasser les poussières de la chose, aujourd’hui, dans les antichambres des commissions du Sénat des Etats-Unis, et continuez à nous parler du “complot” réussi de Goldman Sachs au moment où ses dirigeants se demandent s’ils ne risquent pas des avatars judiciaires qui leur coûteraient cher.
Les analyses diverses, critiques, considérations économiques, etc., qui concernent la situation en Europe ont ceci de particulier qu’elles nous conduisent à tourner en rond, avec nombre d’explications savantes, où chacun fait montre de son brio technique. Mais la conclusion générale, pour les gens à la compréhension limitée du domaine, est toujours la même: nous vivons dans ce qui semble être un système absurde, où règnent les bandits de grand chemin, où plus aucune règle ne prédomine, où des puissances privées surgies de nulle part s’affirment en représentantes d’une vérité divine avant de disparaître, où plus aucun ordre fondamental n’est assurée, où la représentation de la puissance publique continue à boucher les trous creusés par les brigands qu’elle a servis sur un plateau. Il y a désormais une continuité dans les années qui se succèdent, avec l’ampleur sans cesse grandissante du désordre enveloppant et broyant notre civilisation dont la caractérisation même, – ce mot de “civilisation”, – apparaît si grotesque que l’on aurait honte de le répéter trop souvent.
Un exemple : quel est l’un des facteurs à jouer un rôle déterminant dans ce désordre, sinon les agence de quotation, ces instituts privés qui sont institués juges suprêmes de la vertu économique des “acteurs” de la chose? Considérez ces deux nouvelles, de Reuters, et retrouvez-y vos marques et vos certitudes sur lesquelles l’on construit le monde et l’on prévoit les choses, – entre les agences de quotation qui disent la Loi et le Commissaire européen qui suggère qu’après tout il serait temps de dire la Loi, qui est sans rapport avec Celle que nous suivons jusqu’ici…
• «Standard & Poor's downgraded earlier this week Portugal's rating and slashed Greece to junk status. On Thursday (29 April) Moody's told Reuters it might also give Greece junk status in the next few days. “The prospect isn't zero that it can go that far, but it's very difficult to see it with certainty,” Kristin Lindow, a Moody's senior analyst, told Reuters when asked whether Greece could be downgraded to a speculative level. Moody's expects Greece's debt to stabilise in the next few years, but at higher levels, which needs to be reflected in the country's sovereign ratings, Lindow said. The path to stability will be a tough one, however, as Moody's foresees years of low economic growth, adding to the difficulty of making needed fiscal adjustments. Fitch Ratings has the country at BBB-minus, the lowest investment-grade level, with a negative outlook. Spooked by the ratings cuts, Portugal announced it would speed up its austerity strategy and said this might allow it to reduce its deficit more than expected in 2010.
• «The European Union financial services chief is considering setting up a new European credit rating agency, he said in remarks published on Friday. “I am thinking... about the idea, feasibility and the added value of adding an extra rating agency that would be European,” Michel Barnier told French daily Les Echos. Ratings agencies have been criticised for exacerbating the financial crisis. Standard & Poor's this week cut ratings on debt-laden Greece, Portugal and Spain, adding to fears that Greece's crisis would spread to other weak EU members.»
@PAYANT Nous n’avons jamais brillé par notre commentaire économique parce que nous nous sentons fort mal à l’aise dans ce domaine. Outre notre simple absence de compétence, il y a, d’une certaine façon, notre refus de cette compétence comme si une telle compétence aurait pour effet d’accorder à son objet, bien plus qu’en aucun autre cas, une importance qui n’est pas autre chose qu’une imposture. La “science” économique a pour objet et pour moteur les choses au monde qui sont les moins scientifiques du monde, – le comportement humain, la vanité, la rapacité, le goût de la puissance, la vulnérabilité de la psychologie, la croyance irrationnelle dans l’équivalence entre le “comment vivre” et le “pourquoi vivre”. Elle a pour moteur de notre intérêt l’illusion, dès lors que nous avons un billet en poche ou une action en bourse, que nous avons notre mot à dire, si petit soit-il. Outre la gratuité de la dépense d’énergie intellectuelle à ce propos, et dans une direction douteuse et pour des conclusions qui ne le sont pas moins, tout cela est sous l’influence de la vanité dont aucun de nos esprits n’est totalement exempt, – et nous parlons même, dans ce cas, des esprits “dissidents” du système, ceux que nous applaudissons en général pour l’orientation qu’ils suivent. (Les autres, inutile d’en dire un mot.)
Parfois, une voix clame que la compréhension et le traitement des crises d’une façon fractionnelle et spécifique, comme l’on est normalement accoutumés, et singulièrement dans le cas de l’économie, est bien de l’énergie et du temps perdus et même trompeurs, si l’on ne va pas au fond des choses. Exemple, Hugo Chavez, le 22 avril 2010 (Novosti), qui, lui, parlait de la crise climatique, crise de l’environnement, en Bolivie où se tenait un contre-sommet (par rapport au sommet de Copenhague) à l’invitation du président Hugo Morales.
«Le président vénézuélien Hugo Chavez, qui assiste au sommet climatique en Bolivie, a accusé jeudi le capitalisme d'être responsable du réchauffement global, ont rapporté des médias latino-américains. “Si nous voulons changer le climat il faut changer le système car le capitalisme est une menace pour la planète”, a indique M.Chavez à sa décente d'avion.
»Selon le président vénézuélien, “le capitalisme est un modèle de développement destructeur qui nous a mis au bord d'un gouffre”, perturbant l’“équilibre planétaire” et la “l'existence du genre humain”.»
Chavez ne parlait ni de la Grèce, ni de l’euro, ni de la catastrophe financière qui menace l’Europe, et le reste par conséquent, globalisation oblige. Mais la même logique se développe. La situation en Europe, avec les risques énormes qui feraient dire à certains que l’on est à la veille d’un nouveau 15 septembre 2008, relève de la même logique que développe Chavez à propos de la crise climatique et de la crise de l’environnement. L’économie n’est qu’une conséquence et s’attacher aux arcanes de la conséquence à un point qui vous fait croire que vous en déduisez la compréhension du Grand Tout de la crise vous fait manquer la correspondance essentielle, comme lorsque votre train est arrivé trop tard.
L’enjeu n’est pas mince. La catastrophe de la station de forage off-shore BP au large de la Louisiane, qui pourrait s’avérer parmi les pires catastrophes dans ce domaine, est un autre exemple de ce que l’économie n’est qu’une activité motrice, sans intérêt pour elle-même et sa compréhension, mais qu’elle est d’une capacité de dévastation bien plus vaste qu’elle-même et qui menace le sort de la civilisation parce qu’elle est, dans tel et tel domaine, la courroie de transmission favorite de notre Grande Crise de civilisation. La probabilité de la transformation de la côte de Louisiane et de l’embouchure du Mississipi en un immense marigot puant et réduit à l’entropie de la dévastation absolue qui tue toute la vie imaginable de la région fait penser que la campagne de Polly Higgins auprès de l’ONU «to declare the mass destruction of ecosystems an international crime against peace – alongside genocide and crimes against humanity» est fondée, – malgré les cris d’orfraie des bienpensants devant cette “gauchiste” qui en veut au capital et à la propriété privée. Effectivement, nous devons parler, avec toute la sévérité d’un BHL ou d’un Elie Wiesel pour ce que l’on sait, de “crimes contre l’humanité”.
Conduire devant la justice les personnes qui ont permis cela devient au moins d’égale importance, à notre sens, que la recherche des “criminels contre l’humanité” au sens classique de l’expression, et même la dépasse désormais, montrant d’ailleurs en cela les conditions nouvelles de la politique du monde où la violence a pris une forme si différente de celle à laquelle nous sommes accoutumés. Là encore, c’est considérer l’économie pour ce qu’elle est après s’être sorti de sa compréhension exclusive qui conduit à vouloir rester dans son domaine pour réparer ses dégâts; cette économie qui s’est découverte comme l’un des principaux instruments de mort de nous-mêmes, bien plus destructeur que toutes les idéologies que nous avons subies, pour liquider la civilisation du monde qui agonise sous les coups de cette “deuxième civilisation occidentale”, cette imposture diabolique dont le but mécanique est bien la destruction absolue… “But mécanique”, certes, mais qui doit faire explorer jusqu’en ses tréfonds la réalité de l’intention qui est derrière cette mécanique, qui n’a rien à voir avec l’être humain, ce “misérable petit tas de secrets”, et tout avec un système dont la cohésion et la puissance pourraient effectivement lui avoir fait naître (à ce système) une conscience.
L’économie fait partie du système anthropotechnique . Disons qu’elle est la branche “anthropoéconomique” du système anthropotechnique, et encore la branche la plus pourrie, morte, sans espoir, taillée par des bandits et pour des bandits qui n’ont pas dans leurs cerveaux pour les termes essentiels de la compréhension du monde une activité plus impressionnante que celle d’un moineau, – sans en avoir le millième de l’agilité et de l’utilité. Dans ce cas, il est préférable de n’avoir pas de conscience, comme le moineau, quand on voit l’usage qui en est fait, – encore que nous interrogerions après tout à propos du moineau, pour ce qui est de la conscience, lorsqu'on considère l'ordre et la sagesse de son activité.
La démarche qui s’exprime, par exemple, dans l’hypothèse de Jean-Paul Baquiast sur le système anthropotechnique que nous utilisons plus qu’à notre tour comme un outil de réflexion (voir nos DIALOGUES), que nous avons nous-mêmes esquissée d’une toute autre façon dans La grâce de l’Histoire (intuition historique à la différence de la démarche scientifique), est peut-être la dernière chance de sauver, dans notre jugement et dans celui qui nous est supérieur, le genre humain d’une condamnation sans appel, et sans espoir pour notre compréhension par conséquent, comme l’espèce la plus dévastatrice que l’histoire du monde ait conçue, jusqu’à la malédiction. Au moins l’appréciation de l’existence d’un “système” dans sa plénitude, jusqu’à l’hypothèse d’une conscience du système qui soumet celle des êtres qui lui ont fait allégeance, a l’“avantage” hypothétique de nous exonérer de la responsabilité totale du saccage du monde que nous conduisons avec une méthode que nous envieraient les responsables du système concentrationnaire nazie.
(Quoique, dans sa Perfidie de l’Histoire [Cerf, 2005], le professeur Richard L. Rubenstein, a bien montré combien ce système nazi, fondé dans son fonctionnement sur des caractères essentiels de la modernité, a bien utilisé l’efficacité de la bureaucratie et la rentabilisation du système capitaliste pour son œuvre de destruction. «Tout au contraire, nous sommes vraisemblablement plus à même de comprendre l’Holocauste comme l’expression des plus profondes impulsions de la civilisation occidentale du vingtième siècle…» [P.47] «Avec le temps il devient évident que les atrocités perpétrées par les nazis dans leur société de domination totale, comme les mutilations et expériences médicales meurtrières sur des êtres humains, ainsi que l’utilisation des esclaves dans les camps de la mort, ne sont que la logique extrême des procédures et conduites prédominantes dans les entreprises modernes et le travail bureaucratique.» [P.102] Cela conduit à se demander si la haine et la vindicte extraordinaires dont nous le poursuivons à travers les âges postmodernistes n’a pas pour raison, simplement, le fait que le système nazi est un miroir où nous nous reconnaissons.)
Il nous paraît indispensable de rechercher aujourd’hui, d’abord, une bonne compréhension du désastre qui frappe l’humanité, après avoir enfin admis qu’effectivement l’humanité est frappée par ce désastre. Il nous paraît extrêmement utile d’envisager une méthode libératrice de l’esprit pour cette démarche de compréhension, et l’utilisation de l’hypothèse du fonctionnement de notre civilisation en “systèmes” multiples, sans doute autonomes, dépassant ceux qui croient les avoir créés en les manipulant, est une de ces méthodes. Elle permet notamment de débarrasser l’esprit de l’emprisonnement du phénomène de l’idéologie, des croyances que l’homme est organisateur de son histoire et de l’Histoire en général, que l’homme “est au centre de tout”. Dans ce cas, notre hostilité à l’économisme (l’explication par l’économie et l’explication de l’économie, c’est-à-dire la réduction du Grand Tout à l’économie) se comprend dans la mesure où l’idéologie de “l’homme au centre de tout” s’est effectivement réfugiée dans l’économisme.
Il est absolument nécessaire de se débarrasser de ce carcan de l’économisme pour libérer l’esprit, le déchaîner dans les deux sens du mot: lui ôter ses chaînes et laisser libre cours à sa pensée d’explorer avec audace des territoires inconnus. La révolution qui nous affecte et qui nous importe est résolument et fondamentalement psychologique, elle doit affecter l’outil même de l’esprit et de sa pensée, elle doit d’abord se faire dans l’intérieur de nous-mêmes. Cette “crise de civilisation” menant à l’effondrement n’est pas la première puisque d’autres civilisations nous ont précédés et se sont effondrées, mais elle ne ressemble à aucune autre. Elle ne consiste pas à simplement constater l’effondrement d’une civilisation (désormais, ce mot a bien plus sa place que celui de “déclin” ou de “décadence”). Elle consiste d’abord à accepter la réalité, qui est justement l’effondrement de notre civilisation, au lieu d’affirmer contre les vents et les marées de l’ouragan que cet effondrement n’existe pas et qu’il ne s’agit que d’un avatar avec les composants duquel nous réparerons aisément la panne temporaire, – toujours, d'abord, conserver les mêmes composants. Elle consiste ensuite à accepter l’idée que ce n’est pas l’homme qui est “au centre de tout” dans cette crise, mais qu’il est l’instrument et la dupe de l’affrontement de systèmes colossaux à l’élaboration desquels il a contribué, ou du courant desquels il a cru être le maître. Il est temps de se demander effectivement si ces systèmes ont une conscience et si l’Histoire elle-même, qui s’est effectivement dressée contre eux, a elle-même une conscience. Il vaudrait mieux, pour notre avenir, que l’Histoire ait effectivement une conscience, car elle seule peut encore nous sauver, si elle juge que nous sommes de quelque intérêt que ce soit.
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