Contre l’impuissance, la paralysie est féconde : c’est quasiment historique

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Contre l’impuissance, la paralysie est féconde : c’est quasiment historique


19 avril 2007 — Pour enchaîner sur notre précédent F&C de la veille, en consultant par ailleurs la note du même jour sur les “gouvernements sans tête”, — le britannique dans ce cas, — voici un cas de paralysie paradoxalement féconde. Au contraire du système américain, qui est impuissant, le gouvernement postmoderne paralysé peut produire des résultats intéressants. On remarquera que c’est le sens du début du commentaire de Freedland que nous citons par ailleurs, que nous n’hésitons pas à citer de nouveau :

«If British politics were a dinner party then Tony Blair would be that guest who got up to say goodbye an hour ago, insisting he had to be off — only to hang around by the front door, his coat on and car keys jangling, chatting about this and that and never actually leaving. The result is a strange sense of limbo, where the old period has not quite ended and the new one has not yet begun. A sense of drift has hovered over the government since the attempt to push the prime minister from office last September. Ministers insist they are as busy as ever, but they admit to an absence of leadership. It feels like nothing is happening.

»So it's heartening to hear of one area, at least, where the British government has taken a lead. Yesterday the security council of the United Nations discussed climate change for the very first time. Not some environmental subcommittee, not a platitudinous exchange of slogans in the general assembly, nor even the intergovernmental panel on climate change, but the security council. The same security council that usually grapples with border disputes, sanctions or weapons of mass destruction — that security council was yesterday debating carbon emissions and the danger they pose to the Earth.»

La description de l’intervention britannique à l’ONU (le Royaume-Uni assure la présidence du Conseil) montre un gouvernement britannique déterminé à intervenir, à imposer la crise climatique comme une crise de sécurité majeure. Il l’a fait mardi, malgré une opposition forte. Parmi les opposants à cette poussée :

• Les pays du Tiers-Monde, au nom d’une rhétorique revancharde aisément compréhensible en raison du passé colonial transformé par la bonne conscience européenne présente en une entreprise européenne passée diabolique et perverse ; en raison aussi du présent de la colonisation à outrance par la globalisation, bien pire que la précédente puisque totalement caractérisée par une déstructuration nihiliste (si le Diable est quelque part, c’est bien là). Dans le texte du Guardian d’hier qui explicite la journée de débat à l’ONU, on note ceci «The [UK] foreign secretary quoted remarks made by President Yoweri Museveni of Uganda that global warming is “an act of aggression by the rich against the poor”.»

• Un groupe de trois grands pays : USA, Chine, Russie. Ces pays agissent en fonction de situations différentes mais sous l’impulsion d’un état d’esprit curieusement proche. Les deux anciens “grands” du monde communiste restent marqués, dans leurs appréciations économiques, par les conceptions marxistes, de productivité matérialiste. Dans leur approche du monde post-Guerre froide, ils sont influencés par ce qu’ils jugent être les règles dominantes (US), règles matérialistes de la puissance passant par la puissance productive de l’économie. Dans les deux cas, il s’agit de conceptions relevant du concept de “l’économie de force” (voir Aron-Dandieu), qui rapproche évidemment, — qui en a jamais douté ? — marxisme et capitalisme. Bien entendu, les deux situations s’ajoutent et se renforcent. Les USA, outre d’être définis par ce qu’on en dit à propos de leur influence sur les deux autres, sont en plus dans la situation qu’on connaît vis-à-vis de la crise climatique. Ils sont partagés entre le déni de cette crise au nom des bénéfices des actionnaires, du bien-être de la population permettant les tueries régulières dans les établissements d’enseignement et de la sauvegarde d’un système si évidemment vertueux (belle intuition selon laquelle le système est la cause fondamentale de la crise climatique et qui lie évidemment la crise du système et la crise climatique) ; et entre l’affirmation de la nécessité de lutter contre ces crises d’abord au nom de motifs idéologiques (mouvement écologiste démarrant au début des années 1960 et lié fortement à la contestation de ces années-là).

Mais dans cette partie, la puissance de la crise va rapidement réduire ces résistances en même temps qu’elle mettra à jour les causes réelles de ces résistances. La puissance de la crise, c’est sa transcription immédiate en termes de crise stratégique structurelle. Les militaires (même aux USA) l’ont perçue, cette crise, — simplement parce que cela semble être leur destin de voir des crises partout, — alors, pourquoi pas celle-là et surtout celle-là? Ce qui est remarquable, par contre, c’est la position politique britannique, justement soulignée par Freedland («So it's heartening to hear of one area, at least, where the British government has taken a lead»). Le gouvernement britannique anime à lui seul la croisade anti-crise et il soulève des montagnes. Il est en fait en train de gagner la partie, comme l’a montré le débat à l’ONU ; le fait qu’il ait eu lieu aussi bien que le forme de certaines résistances. Lorsque le président ougandais affirme que le réchauffement climatique est “un acte d’agression des riches contre les pauvres”, il ne met pas en cause la réalité du réchauffement climatique mais les conséquences économiques des mesures proposées contre lui. Il admet évidemment l’existence de la crise climatique.

Qu’importe encore, puisque la puissance de la crise est irrésistible et qu’elle est promise non pas à durer mais à s’amplifier, vers on ne sait quel destin. La croisade du gouvernement britannique est gagnante.

Des vertus de la paralysie

Paradoxe ? Contradiction ou inconséquence ? Nous nous échinons à proclamer la crise fondamentale du pouvoir britannique (entre autres crises britanniques) et voilà que nous admettons et même proclamons sa réussite dans un domaine que nous jugeons nous-mêmes si important. Mais non, — pas de contradiction ou d’inconséquence ; paradoxe peut-être, mais alors à l’image de notre époque, et prendre en compte ce trait essentiel est le contraire de l’inconséquence et de la contradiction.

Oui, le gouvernement britannique est totalement, absolument paralysé, par sa politique blairiste folle de super-alignement sur les USA, par ces guerres stupides et cruelles où la puissance et le crédit britanniques s’érodent, par la contradiction entre ce pouvoir et l’opinion publique et ainsi de suite… C’est à cause de cette paralysie qu’il réussit sa croisade contre la crise climatique. Paralysé, il ne peut plus prendre d’initiatives correspondantes à sa politique, c’est-à-dire à la nullité de sa pensée politique. Il se précipite alors sur sa sauvegarde, sur ce qui ne demande aucun débat, sur cette “grande cause” d’au-delà de la politique, qui s’impose à nous et que nous tentons avec de moins en moins de succès d’écarter conformément à l’aveuglement des politiques du temps. La plus grande réussite du gouvernement britannique est donc un acte de non-politique par essence, et l’acte d’un paralysé par ses propres folies. C’est un succès. Ce n’est pas le succès du gouvernement politique, c’est le succès de l’agrément d’une évidence, et son utilisation qui va de soi.

Nous en conclurons que, dans cette époque paradoxale, la justesse et le succès réels vont aux directions paralysées, — par contraste aux directions impuissantes par leur parcellisation, comme celle des USA telle que nous la décrivions hier. C’est là le point le plus important, comme ce l’était hier, et faisant remarquer la chose dans un inhabituel “commentaire de notre commentaire”.

Dans une époque aussi complètement nihiliste, aussi complètement nulle par conséquent du point de vue de la politique, la non-action politique dans le sens de l’absence d’initiative est une vertu, — dito, la paralysie. L’action désordonnée et éclatée d’une puissance qui refuse de rester inactive par vanité et incapacité de se contrôler (incontinence de l’initiative politique, si l’on veut), comme dans le cas US évidemment, est une catastrophe évidemment pour ces mêmes USA, — dito, l’impuissance.

Observons cet appendice qu’il existe une autre sorte de paralysie, qui est la française. Disposant du même médiocre personnel que le reste, des mêmes analyses conjoncturelles intelligemment stupides (sur le terrorisme, sur l’importance des relations avec les USA, etc.), la France est chroniquement (pour cette époque) et bienheureusement paralysée par la puissance de ses principes et de son assise historique. Elle en gémit régulièrement, regrettant de n’avoir pas participé à la fine aventure irakienne, ou de ne pas être célébrée par le Financial Times pour ses vertus américanistes. Laissons-la gémir, comme Montherlant disait (notre phrase de lui favorite et répétée) «va jouer avec cette poussière» ; et admirons cette magnifique incapacité à être plus bête que ses principes et son assise historique, qui conduit ce pays à une paralysie l’empêchant de suivre les sottises anglo-saxonnes.