Contrechant métahistorique

Journal dde.crisis de Philippe Grasset

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Contrechant métahistorique

5 juin 2020 – Qui se rappelle encore, je veux dire dans sa mémoire vivace, de l’assassinat de Soleimani par le fait d’un drone actionné par un assassin assis dans son fauteuil, à des centaines de kilomètres de là ? Le 6 janvier 2020, il était défini sur ce site par ce titre mesurant l’importance rupturielle qu’on lui accordait : « Un assassinat métahistorique ». La situation était gravissime dans la perspective jugée quasiment inévitable d’une guerre entre les USA et l’Iran.

Dans le brouhaha terrible que provoqua cet événement, un jugement du philosophe de la littérature Mircea Marghescu, dans son Homunculus – Critique dostoïevskienne de l’anthropologie  me vint à l’esprit puis sous la plume :

« L’acte est solidaire de ses conséquences et c’est en fonction d’elles qu’on le jugera. Sa culpabilité ne sera plus mesurée à son degré de conscience, – et de mauvaise conscience, – mais à “la mort qu’il porte en lui” et qu’il introduit dans le monde des hommes. »

Il était logique, dans les circonstances tragiques qui prévalaient, d’en revenir à une des hypothèses fondamentales sur “la fin de l’Empire”, émise depuis plus de quinze ans et chaque fois réaffirmée lors d’une crise de tension ou une tension de crise avec l’Iran. La chose est devenue classique sur ce site autant que pour mon compte, et je la repris le 4 janvier 2020 :

« Enfin vient la citation, car Naylor comprend bien que la ‘dissolution pacifique de l’empire’ est loin, très loin d’être acquise. Il évoque alors ‘l’effondrement de l’empire’ :“Il y a trois ou quatre scénarios possibles de l’effondrement de l’empire. Une possibilité est une guerre contre l’Iran... ” Et l’une des récentes reprises de cette citation (le 30 mars 2017) était saluée de ce commentaire : “Après tout, certes, ce serait une bonne manière de régler la ‘guerre civile’ qui fait rage à Washington D.C.” »

Puis la crise évolua comme on l’a vue, avec une démonstration de force mesurée des Iraniens et une certaine prudence, sinon de la retenue un peu couarde, derrière les menaces et vitupérations de Trump sitôt son forfait accompli. Effectivement, les choses allaient changer, et peut-être l’enchaînement qui se fit assez naturellement ressemblait-il à une intuition. Entretemps et en attendant, d’ailleurs pas trop puisque les choses vont à la vitesse de l’éclair, – nous eûmes un entre-deux où il apparut que l’Iran n’avait plus d’importance et que tout se passait en Syrie où l’on frôlait l’affrontement entre la Russie et la Turquie, et peut-être bien entre Russie et USA, – à peu près  aux Ides  de février pour  notre compte.

Parallèlement plus qu’entretemps cette fois, s’était glissé un drôle d’événement, auquel on commençait à s’intéresser tout en préparant encore des missiles pour la Syrie, pour la Turquie, pour la Russie et pour tous les amis enfin : Covid19, tel était son nom. Moi-même, à ces mêmes Ides de février, je m’en étais avisé en avouant  ma stupéfaction  de voir naître soudain une telle panique alors que j’avais traversé des événements de la même sorte sans voir la plus petite interférence sur la psychologie de l’homme et la politique du monde.

Le 25 février, Covid19 détrônait les autres crises et installait un lien extrêmement fort avec notre catastrophe économique toujours en devenir et les péripéties de l’apocalypse à “D.C.-la-folle”. Le 3 mars, je déclarais solennellement ouvert, poursuivant ma narrative personnelle, le « Quatrième Temps crisique » en installant Covid19 à la place d’honneur qu’il avait conquise de haute main, dans son déchaînement déjà en cours en Italie, et bientôt en France. Notez qu’on ne parlait déjà plus guère ni de Syrie ni d’Iran, sinon pour décompter avec une finesse et une élégance bien connues dans l’exercice du sarcasme très humanitaire, dans le chef d’un Pompeo par exemple, les progrès du type “bien-fait-pour-leur-gueule” de la pandémie dans le second des pays nommés (l’Iran).

A ce moment-là, Washington et le reste de l’“exceptionnelle-nation”, encore épargnés par ce “fléau de Dieu” postmoderne, ricanaient devant le spectacle du reste du monde retraitant devant Covid19. Fermement installés à ce qu’on croyait être encore Washington D.C., on s’y réjouissait de sa puissance, de sa stabilité, de son excellente santé (celles de l’“exceptionnelle-nation”) puisqu’on savait que Covid19 ne passerait pas, que l’horrible chose serait arrêtée, comme l’avait noté Trump, par “un miracle” du type point final...

Faisons une pause pour en revenir au fondamental, pour mieux enchaîner notre intuition ontologique et déchaîner notre pensée... Dans le texte cité en premier (celui du 3 janvier), la citation directe de Marghescu était suivie et complétée, bien plus qu’amendée, c’est-à-dire mise dans sa cohérence d’avenir, par le point de vue d’Aristote cité par le même Marghescu, où l’ontologie, dans toute la majesté que donne la grâce, prenait la place de l’arrogante logique :

« Aristote nous apprend que dans la tragédie les événements s’enchaînent selon “la nécessité”. Cette nécessité n’est pas de nature logique mais de nature ontologique : elle ne désigne pas l’enchaînement cohérent des épisodes d’un récit, selon les lois de la rhétorique, mais l’enchaînement des actes humains et de leurs conséquences selon les lois de la vie. »

Ainsi s’impose l’inexplicable, sans autre explication ni besoin d’explication mais par la hauteur de l’intuition, par la sublime grandeur du paysage qu’embrasse notre point de vue, – ou comment nous passons de Covid19, tout en maintenant Covid19 en état de mobilisation, à la Grande-Émeute USA2020, c’est-à-dire à la Grande-Crise  GCES en pleine et grondante manufacture. Ainsi a-t-on respecté le précepte d’Aristote et suivi les conséquences ontologiques des événements, et nullement leur logique rationnelle. De l’Iran au début de l’année, nous sommes passés dans le temps présent à la phase de désintégration des USA emportés par une démence que même Trump n’imaginait pas ni n’exerçait, – et Trump en est même à dire qu’après tout, avec l’Iran “on peut s’entendre”.

Caitline Johnstone écrit très justementque la seule chose que le DeepState, – les démocrates, les “racialistes-antiracistes” et progressistes-sociétaux en pleine débauche de démence, – la seule chose qu’ils ne supportent pas chez Trump c’est qu’il ait mis “une tête immonde sur l’empire”, alors qu’il n’a rien fait qui contredise finalement la politique et les intérêts de “l’empire”. « Si ce président a fait l’objet d’une rhétorique aussi stridente et hystérique de la part des ‘narrateurs’ de l’establishment, c’est parce que, contrairement à ses prédécesseurs, Trump laisse voir le visage hideux de l’empire » : c’est-à-dire qu’il ne dissimule pas que le roi est nu, ou que le roi est immonde si l’on veut, puisqu’après tout il suffit de le regarder pour en finir...

(Où l’on mesure une fois de plus l’utilité paradoxale de Trump.)

Cette situation insupportable, que nous devinions évidemment, même que nous décrivions et pourtant que nous ne pouvions ni bien appréhender ni distinguer sur le fil de l’horizon métahistorique, cette situation insupportable a soudain explosé comme une fureur nucléaire du fond de l’univers, “plus claire que mille et dix mille soleils”, créant le plus surprenant événement qu’on n’ait pas vu venir : le Grande-Emeute-2020. C’est alors qu’on mesure le saisissant raccourci opéré depuis janvier 2020, lorsque l’Iran était l’ennemi contre lequel les USA allaient envisager une guerre de plus, qui aurait pu certes se révéler pour eux comme “une guerre de trop”, mais qui aurait entraîné des pertes terribles et innombrables dans le terrible et incertain “fog of war”. Brutalement, la Grande-Crise a effectué une complète révolution en déclenchant la révolution entropique du système de l’américanisme ; partie du cœur de la crise du monde dans sa phase finale, disons quelque part autour du 11-septembre et de ses rêves de conquête, elle y revient aujourd’hui porteuse de la plus terrible arme de destruction crisique qu’on puisse imaginer : le virus de la division, la pandémie de la désintégration.

Personne ne prévoyait cela, personne ne pouvait l’imaginer. Si certains en avaient l’espoir et aujourd’hui manifestent leur satisfaction de voir dans un bien grand embarras et pas loin d’être à terre le barbare qui détruit notre monde, aucun ne pouvait envisager une cavalcade si rapide, une tempête absolue de cette sorte, de cette puissance, de cette vélocité, de cette beauté. Il faut réaliser ce qui se passe sous nos yeux, mesurer l’ampleur et la rareté du phénomène. Il faut prendre notre loupe, régler notre microscope pour suivre et dessiner les détails de cette formidable secousse qui fait vaciller un continent et qui enterre une civilisation qui, hier encore, paraissait indestructible.

On va me dire qu’il faut des yeux bien vifs pour voir de l’ontologie, plutôt que la logique de la bêtise hallucinée, dans les vagissements et les gestes incantatoires, haineux, envoûtés, que l’on distingue dans les foules américanistes devenues antiracistes sous serment prêté à la Grande Constitution de la non moins-Grande République. Eh bien, ayez donc les yeux vifs ! Sachez lire entre les lignes grossières des slogans zombificateurs ! Écartez les lourdes tentures de la pesante bêtise, et saisissez la vivacité de cet éclair lumineux, celui de l’œil vif ! L’ontologie, même complètement dissimulée, écrase leur logique de toute sa grâce aérienne, comme une plume disperse une poussière.

Je crois que c’est la rapidité du dernier mouvement, l’extraordinaire élipse qui nous a fait passer du simulacre d’affrontement avec l’Iran, au prix de la vie de Soleimani, à ce bouillonnement qui désagrège l’Amérique, qui constituent l’aspect le plus stupéfiant de ce phénomène. Nous n’avons rien vu venir, nous n’avons rien pu prévoir, nous ne nous sommes préparés à rien malgré nos certitudes de la catastrophe à venir ; nous ne pouvons qu’observer ce spectacle gigantesque et aussi pur que l’eau du plus pur de tous les diamants du monde, de la pure métaphysique d’une Histoire dont la grâce, la beauté et la profonde clarté stupéfient les dieux eux-mêmes.

Oh, par les dieux justement ! Que l’Histoire galope, et à quelle vitesse ! L’Histoire, comme un coursier écumant, surgissant, bondissant, dévalant, furioso fortissimo