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387113 mai 2024 (9H15) – Nous n’avons donné qu’une approche fragmentaire de l’interview de Douguine par Tucker Carlson, le 30 avril 2024., privilégiant une appréciation globale autour des proximités entre conservateurs US et russes, comme nous le faisons notamment depuis la fameuse (pour nous) intervention de Patrick Buchanan le 21 décembre 2013).
Il m’a paru intéressant de reprendre cet échange et d’en donner le sens d’une façon beaucoup plus précise, par le biais de l’interprétation très serrée et très suivie qu’en fait le chroniqueur Markku Siira, déjà souvent cité dans ces colonnes. Sira a déjà montré son intérêt pour Douguine, pour les problèmes de notre évolution philosophique devant l’immense crise où nous nous trouvons projetés.
Reprendre son texte permet d’avoir une idée bien précise de l’échange tel qu’il a eu lieu, et également des points de convergence entre l’Américain et le Russe. (Dans cette interview, Carlson est plus un enquêteur qu’un intervieweur, et même un évaluateur des aspects convergence-divergence entre les conceptions américaines et russes des problèmes qui les intéressent l’un et l’autre, – tradition, conservatisme, etc., – et, de ce fait, cet intérêt les rapprochant).
Le texte de Siira est dans l’original de son site, avec, comme c’est souvrent le cas, une traduction dans ‘euro-synergies.hautetfort.com’.
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Le journaliste américain Tucker Carlson s'est rendu en Russie en février, où il a eu l'occasion d'interviewer le président russe Vladimir Poutine. Lors de ce voyage, il a également rencontré le philosophe Aleksandr Douguine, avec qui il s'est entretenu de philosophie.
Carlson explique à son public qui est M. Douguine. Il mentionne que Douguine figure sur la liste des personnes subissant des sanctions américaines, que ses livres ne peuvent être commandés sur Amazon et que sa fille Darya a été assassinée dans sa voiture piégée par le régime ukrainien. Qu'est-ce qui rend donc la pensée et les actions de Douguine si dangereuses que l'on veuille le faire taire ?
Avec Carlson, Douguine ne traite pas de géopolitique, d'Ukraine ou autre sujet similaire mais il va plus loin, dans l'histoire des idées et des doctrines, et dans les sombres perspectives d'avenir auxquelles l'idéologie libérale semble conduire dans le pire des cas.
Le penseur russe commence par expliquer comment tout a commencé à aller mal à cause de l'éthique occidentale de l'individualisme, du nominalisme et de la Réforme protestante dans le monde anglo-saxon. L'individu, le sujet séparé, a été placé au centre de l'idéologie libérale: tout lien avec l'identité collective devait être éradiqué.
Le 20ème siècle a vu s'affronter le libéralisme, le communisme et le fascisme, dont le libéralisme est sorti vainqueur. Après la chute de l'Union soviétique, seul le libéralisme anglo-américain a subsisté. Douguine se réfère à Francis Fukuyama, qui a déclaré, à l'époque, que le temps des autres idéologies était révolu.
Après cette victoire, il ne restait que deux identités collectives dont l'individu devait se libérer: l'identité de genre et l'identité humaine.
Selon Douguine, l'identité de genre a été démantelée par l'idéologie lgbt (lesbiennes, gays, bisexuels, transsexuels), qui promeut l'individualisme sexuel et l'idée que les genres sont interchangeables. Dans l'idéologie libérale, la sexualité est quelque chose que l'individu peut choisir et les lois de la biologie n'ont pas d'importance.
En Occident, la sexualité peut être modifiée, mais Douguine considère que l'étape finale du processus qu'enclenche le libéralisme est l'abandon de l'humanité elle-même. Cette transformation est tentée par le biais du progrès technologique et est appelée « transhumanisme ».
Le transhumanisme est également associé à la technologie de l'intelligence artificielle, à la singularité et est défendu par des personnalités telles que Klaus Schwab, Raymond Kurzweil et Yuval Noah Harari, qui estiment qu'un « avenir post-humain » est une évolution inévitable.
Lorsque tous les liens avec le passé et la tradition sont rompus, l'individu devient un matérialiste athée et laïque. Il n'appartient même plus à une nationalité particulière, de sorte que l'État-nation - la transition vers laquelle le libéralisme s'est servi comme d'une étape intermédiaire pour détruire l'empire - peut être laissé derrière lui. De même, la famille en tant que facteur limitatif est abandonnée au profit d'un individualisme extrême.
Tel est, selon Douguine, le programme du présent et de l'avenir, qui est mis en œuvre par tous les moyens politiques et économiques. Selon le philosophe russe, cette tendance trouve son origine dans l'empirisme, le nominalisme et le protestantisme tels qu'ils sont apparus dans le monde anglo-saxon.
Le présentateur Carlson tente d'expliquer que sa conception américaine du libéralisme repose sur l'idée que l'individu est libre de ses choix et qu'il peut également se défendre contre l'État. En quoi le libéralisme embrassé par Carlson et de nombreux Américains diffère-t-il des idées de Douguine ?
Pour Douguine, le malentendu repose sur deux définitions. Il y a l'ancien « libéralisme classique » et le « nouveau libéralisme ». Le libéralisme classique privilégie la démocratie, c'est-à-dire le consensus majoritaire et donc le pouvoir populaire.
Cependant, combiné à une liberté individuelle radicale, il a finalement conduit à un « nouveau libéralisme », basé non pas sur la majorité mais sur le pouvoir de la minorité et sur une idéologie de la guerre qui prétend promouvoir une société plus égalitaire.
Puisque la majorité pourrait choisir Hitler ou Poutine, la majorité doit être surveillée et cela se fait en exploitant les différentes minorités, dont les droits spéciaux, en soulignant leurs droits spéciaux, le pouvoir de la majorité est dispersé. Pour Douguine, il ne s'agit plus de démocratie, mais de totalitarisme, qui ne défend pas les libertés individuelles, mais exige de suivre un certain agenda du « progrès ».
Pour Douguine, un tel libéralisme exige toujours une nouvelle « libération » de quelque chose. La libération a commencé par les identités collectives, les traditions, la religion, la citoyenneté, la patrie, la famille, et enfin le genre et l'humanité, où qu'ils mènent.
Douguine explique à Carlson qu'aujourd'hui, il ne suffit plus de dire que l'on est un « libéral classique », car pour les libéraux de gauche qui ont embrassé le « wokisme » et ont soif de se libérer de leur humanité, cela signifie aussi « traditionalisme, conservatisme et fascisme ». Si vous ne voulez pas être un libéral progressiste, vous serez « annulé ».
Carlson demande à Douguine quelle est l'étape suivante une fois que l'humanité aura été libérée. Pour Douguine, la réponse se trouve dans la science-fiction américaine. Par exemple, de nombreux vieux films de science-fiction ont déjà dépeint l'époque dans laquelle nous vivons aujourd'hui: presque tout ce qui a été imaginé au 20ème siècle est devenu réalité au 21ème. « Il n'y a rien de plus réaliste que la science-fiction », affirme Douguine.
Il cite Matrix, Terminator et l'intelligence artificielle. Si l'homme n'est qu'un animal rationnel, la technologie moderne peut déjà produire de tels animaux ou en créer des combinaisons. L'intelligence artificielle, avec toutes les données dont elle dispose, pourrait devenir le roi de ce nouveau monde.
Les films hollywoodiens n'ont jamais représenté l'avenir comme un retour aux sociétés traditionnelles et aux familles élargies, mais toujours de manière dystopique, sombre avec une humanité atomisée. Pour Douguine, il ne s'agit pas seulement d'un fantasme, mais d'une option réaliste si le projet politique progressiste actuel se poursuit.
Enfin, M. Carlson demande à Douguine comment il est possible que, pendant des décennies, les libéraux de gauche de l'Occident aient défendu l'Union soviétique, Staline et le stalinisme, et que, vers la fin du 20ème siècle, ils aient même favorisé l'ivrogne Eltsine, mais qu'au 21ème siècle, la Russie soit soudainement devenue leur principal ennemi.
Douguine attribue cette évolution au fait que Poutine s'est avéré être un dirigeant traditionnel qui, dès son arrivée au pouvoir, a commencé à réduire l'influence de l'Occident mondialiste en Russie. Poutine est devenu un défenseur des valeurs plus traditionnelles et un champion de la souveraineté de l'État.
Cela n'était pas évident au premier abord pour les étrangers, mais lorsque Poutine a souligné à plusieurs reprises le rôle de la Russie en tant que puissance civilisatrice spéciale ayant peu en commun avec les idéaux néolibéraux, il est devenu, aux yeux de l'Occident, un ennemi métaphysique de ses aspirations.
Si l'objectif est la destruction des valeurs traditionnelles, des croyances, du concept de famille, du genre et de tout le reste, la Russie de Poutine, en tant que défenseur de ces valeurs, est l'ennemie du posthumanisme libéral, conclut Douguine.