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91711 octobre 2006 — «Et maintenant, qu’est-ce qu’on fait?», demandait hier matin un diplomate de l’ONU. Pour réponse, quelques sourires crispés. A la Commission européenne, un diplomate observait : «Nous n’avons strictement aucune idée de ce qui va se passer.» L’expérimentation de l’arme nucléaire des Nord-Coréens n’apporte rien de nouveau puisqu’il est acquis depuis un certain temps que cet “État-voyou” dispose de cette arme. Mais quelle différence entre estimation et réalité, entre une appréciation quasiment virtualiste, comme nous avons appris à les faire, et la réalité de la terrible explosion nucléaire.
(Laquelle explosion n’est d’ailleurs pas nécessairement un succès. C’est la thèse des Français, au ministère de la défense : l’explosion n’a pas atteint la puissance espérée. Là aussi, le constat n’importe que moyennement. Encore une fois, ce qui importe c’est la réalité de la chose par rapport aux supputations, même si la chose est d’une vertu technique douteuse. L’élément neuf est la réalité.)
Si cette explosion nucléaire nous confirme une situation que nous connaissions, elle en amplifie dramatiquement les effets, — mais des effets qui nous sont connus. A force de deviner tout, de soupçonner partout, de tout prévoir, nous savons bien où les choses peuvent arriver. Pas de surprise. Quand elles arrivent, par contre, c’est le choc de la réalité. Tout cela ne fait que naviguer dans les caprices de nos contradictions : connaître tout, appréhender tout et ne rien empêcher. Au bout du compte, il y a un choc psychologique qui met en évidence l’absence de perspectives politiques où une diplomatie de contrainte, — une non-diplomatie serait un terme plus approprié — nous a conduits.
Voici quelques mots en provenance du “réel”, extraits de The Independent du 10 octobre :
«World leaders reacted with grim dismay to news that North Korea had successfully conducted its first nuclear test, an act of wilful defiance which threatens to redraw the strategic map of the entire Asian region and precipitate a global diplomatic crisis of uncalculated proportions.
»The blast, at an underground facility in North Hamgyong province, was believed to have occurred at 11.36am North Korean time yesterday. Although seismic experts in other countries were trying to verify the claim, there seemed no reason to believe North Korea was bluffing.
»Russian experts said they believed the claim was accurate and that the explosion may have had the power of about 15 kilotons of TNT, roughly the same as the Hiroshima bomb in 1945. “We have no doubt that it was a nuclear explosion,” said Russia's Defence Minister, Sergei Ivanov. Counterparts in South Korea and the US speculated it may have been on a smaller scale.
»North Korea forged ahead with the test in the face of demands that it desist, issued by the UN Security Council last Friday. An emergency meeting of the Security Council was convened yesterday after news that a test had taken place.
»The only warning given by the North Koreans was to their counterparts in China about half-an-hour before the device was detonated. Chinese officials sounded the alarm in a telephone call to the US embassy in Beijing.
»The US, backed by Britain, France and Japan, went to the UN demanding the imposition of a series of punitive measures.»
La Corée du Nord a la bombe : tout le monde le savait. La bombe a explosé. Tout le monde est sens dessus dessous. En réalité, qu’attendait-on d’autre? “North Korea Defies the World” titrait le Financial Times hier matin. Ces Anglo-Saxons atlantistes et libre-échangistes ont, quand il le faut, le sens de la formule qui éclaire la pathétique déformation de leur vision du monde. Auraient-ils écrit que Bush et Blair “défiaient le monde” lorsque les USA et le Royaume-Uni attaquèrent l’Irak en se passant de l’autorisation du Conseil de Sécurité ?
Que pouvait-on attendre d’un homme comme Kim, vilipendé et méprisé, un homme frustre et sauvage enfermé dans son pays transformé en bunker et en camp stalinien de travail, dénoncé comme un brigand international, emprisonné dans son pays comme on est pris au piège, ne concevant les relations internationales que comme régies par la loi de la jungle, ce qui est exactement la conception de la diplomatie inspirée par les néo-conservateurs américanistes? Que pouvait-on en attendre sinon qu’il fît la bombe? Le “monde civilisé” glapit en lui interdisant de la faire tout en montrant que c’est la chose qu’il (“le monde civilisé”) craint le plus et, par ailleurs, la chose dont il (“le monde civilisé”) usera en dernier recours pour imposer sa volonté ou assurer ultimement sa sécurité. A qui croit-on avoir affaire? On a les “États-voyous” qu’on mérite, et les dictateurs à mesure.
Là-dessus, on pourra poursuivre sur l’antienne habituelle : que les USA sont les premiers et les seuls à avoir utilisé le nucléaire, et les seuls à quasiment menacer de le faire aujourd’hui, même dans un cadre conventionnel ; qu’il y a bien des États qui disposent et expérimentent illégalement la bombe et que personne ne songe à les importuner d’une seule observation ; que la politique occidentale est, à ce propos, celle du mépris et de la leçon de morale unilatéraliste. Cela n’excuse pas Kim, ni ne l’absout de rien du tout. Cela explique les choses.
Dans cette affaire nord-coréenne, ce qui doit nous inquiéter le plus, ce n’est ni la morale, ni la démocratie, ni le danger nucléaire ; ce qui doit nous inquiéter, c’est la stupidité simplement, une stupidité mise dans une perspective de nombreuses années. Nous parlons de la stupidité désormais courante, habituelle, de cette politique occidentale générale qui semble voir une vertu sans partage dans le fait de donner l’exemple de la déstabilisation, de l’ingérence, de la suffisance, pour ensuite agiter cet exemple comme un chiffon rouge sous le regard de dictateurs bien connus pour être excités par le rouge. Quand l’inévitable arrive, immense est notre surprise, du type : “oh Lord, la pluie mouille”.
L’explosion nucléaire nord-coréenne provoque une indignation générale. Désormais, les Occidentaux et leurs amis asiatiques se regardent avec horreur. Ils songent tous à des sanctions à l’ONU, puisque seule désormais reste possible une politique de sanctions, ce parangon de la subtilité diplomatique. Dans CounterPunch, Ron Jacobs résume le cas :
« In reaction to northern Korea's tests, unofficial statements in the media from various unnamed officials are hinting that the US plans include stopping every northern Korean ship and boarding it for inspection — essentially a blockade of Pyongyang's harbors. In addition, Washington will probably press for further sanctions against the country. Whether or not such sanctions will get the full agreement of the UN Security Council is unknown. Of course, the treat of military action always looms in the background. If such a threat is discussed, one can be pretty certain that it would meet with little opposition from any politician in Washington. After all, it was Bill Clinton who almost went to war with Pyongyang back in 1993 when Pyongyang's leadership threatened to reprocess its reactors' plutonium rods, thereby making weapons grade fuel.»
«Quand donc cessera cette course folle?» (au nucléaire), s’indigne un autre journal, français et bien-pensant. Quand nous cesserons nous-mêmes de courir en intimant aux autres de ne pas suivre, pourrait-on lui répondre. Ce tonnerre d’indignation a de quoi nous saisir sur notre incapacité à nous dire le vrai, simplement à nous-mêmes. Avec un peu de sagesse, de raison et de mesure, l’affaire nord-coréenne serait réglée depuis 10 ou 15 ans. On sait ce qu’on a préféré à ce catalogue de bonnes manières.
Ron Jacobs encore :
«In fact, it was the failure of Washington to follow through on its end of the deal brokered by Clinton's administration ¬— a deal that would have provided northern Korea with light-water reactors capable of making energy but not weapons — that some say led to the impasse between the two capitals. However, it should be noted that Pyongyang had frozen the reactor where yesterday's test fuel came from after 1994 under the terms agreed to by Washington and Pyongyang. Indeed, it was only after George Bush included Pyongyang in his so-called axis of evil that the reactor was started up again and the process that led to the nuclear test restarted. (…)
»Besides the very real threat of some kind of military action that could escalate into a full-scale war, the other distressing aspect of this entire scenario is that it could most likely have been prevented. If Washington had agreed to sit down with Pyongyang and hold head-to-head talks that included the signing of a peace treaty between the two nations, the world would not find itself in today's situation. Yet, for some reason known only to a relative few, Washington has refused to sign such a treaty (or even hold head-to-head talks), even though military hostilities ended over fifty years ago. Consequently, we find ourselves in another contrived situation that could lead to another pointless war. Although one can hope that saner heads prevail, the debacles in Iraq and Afghanistan are reminders that the trend is in the opposite direction.»
Pour le reste, qui est la situation stratégique en Asie et la stabilité des relations du monde (stabilité que nous minons avec entêtement et zèle depuis le 11 septembre 2001), nous pourrions avoir des surprises. Pour l’instant, l’affrontement potentiel suit les lignes classiques : les puissances nucléaires contre le trouble-fête doublé d’un imposteur. Si ces “bruits de botte” ne dégénèrent pas, la suite devrait être intéressante. Nous pourrions passer de l’aspect nucléaire et de non-prolifération de l’équation à l’aspect politique et stratégique des conséquences de l’équation. Les intérêts et les visions changent.
Quelques tendances pourraient alors se dessiner :
• L’échec général de la politique et de la stratégie US dans la région depuis les 15 dernières années, puisque le danger nord-coréen n’a pu être contenu et qu’il a même atteint la pire position qu’on pouvait craindre. L’explosion nucléaire nord-coréenne marque l’accélération du reflux de l’hégémonie des USA en Asie établie durant la Guerre froide. Elle se fera à mesure de la perception qu’a ce pays d’être sur la pente de la décadence accélérée de sa puissance, du chaos irakien au chaos de sa propre gestion.
• L’ouverture faite au Japon d’une politique affirmée de militarisation, éventuellement avec du nucléaire pour lui-même. L’état d’esprit de ce pays, renforcé par Washington ces dernières années, avec un nouveau Premier ministre qui ne cache pas la dureté inspirée de Washington de ses conceptions, pousse à cette orientation. Cela signifie beaucoup moins un maintien des liens avec Washington qu’une volonté d’affirmation hégémonique sur la région.
• L’attitude nord-coréenne confronte la Chine à son véritable rôle en Asie. D’une position d’équilibre entre une prétention mesurée à l’hégémonie continentale et une coopération “objective” et contrainte avec Washington sur les grandes options stratégiques, elle devra envisager d’accentuer son rôle continental en constatant la réduction du rôle US dans la région. Cette option passe paradoxalement par un rapprochement avec l’entité coréenne — selon ce que deviendra cette entité — et une confrontation d’intérêts stratégiques et de conceptions fondamentales avec le Japon.
• Reste enfin l’énigme coréenne. Le nucléaire du Nord est d’abord défensif même s’il est teinté de la paranoïa de la dynastie des Kim. La réduction du rôle des USA renforce logiquement, et paradoxalement par rapport à la crise actuelle, l’option de la réunification. Dans la logique de cette option, la bombe du nord deviendrait coréenne sans restriction géographique, avec pour but implicite de tenir en respect l’expansion japonaise.
C’est pour l’instant de la stratégie du Café du Commerce. Nous y sommes réduits parce que l’effet de la politique de ces 15 dernières années, inspirée par les USA et leurs inconséquences, est d’avoir introduit le désordre général et d’avoir donné à un pays en lambeaux (la Corée du Nord) un rôle inattendu de pièce centrale du puzzle ainsi créé. La question, également centrale, est de savoir si ce désordre se résorbera, et comment, pour retrouver la logique d’une évolution stratégique. Comme d’habitude, on retrouve la confrontation entre les forces déstructurantes et le besoin de structuration des grandes zones stratégiques.
Pour terminer, une remarque d’à propos, dans la perspective historique. Cette explosion, qui est tout de même bien loin des vertueux mégatonnages occidentaux, est symbolique également parce qu’elle est l’équivalent de l’explosion d’Hiroshima d’août 1945. Sur le site Atimes.com, Bertil Lintner nous rappelle que l’obsession nucléaire saisit la dynastie des Kim un peu après 1945, lorsque des travailleurs coréens déplacés au Japon et qui y avaient vécu l’attaque atomique, en rapportèrent les échos terrorisés. A partir de cette expérience, le régime nord-coréen décréta que, pour éviter une attaque US, il devrait tenter d’avoir la bombe. Quel symbole : ces travailleurs étaient des déportés de force, par la sauvagerie japonaise ; les bombes étaient made in USA, artefact monstrueux de la sauvagerie américaniste. L’Histoire ayant les raccourcis qu’il faut, ce sont aujourd’hui le Japon et les USA qui dénoncent avec le plus de vigueur la sauvagerie nord-coréenne.
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