Coup de mistral en Baltique

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Coup de mistral en Baltique

11 février 2010 — Qui connaît le mistral sait que c’est un souffle puissant descendu le long de la vallée du Rhône pour s’écarteler le long du delta que fait le fleuve vers la Méditerranée et procurer, notamment, les cieux les plus clairs et les plus éclatants que puisse connaître la Provence; c’est aussi un redoutable attiseur des incendies qui, dans les étés brûlants du haut pays, ravagent les pinèdes fameuses. Le porte-hélicoptère français du même nom serait plutôt de la deuxième fonction, avec la curiosité supplémentaire qu’il soufflerait en Baltique, par temps glacial, ce qui n’a vraiment rien en commun avec la Méditerranée.

Le Mistral fait donc quelques vagues, disons la vente annoncée du Mistral à la Russie. Ces vagues sont du type baltique puisqu’elles viennent essentiellement des trois pays baltes, qui font partie de l’UE et de l’OTAN. La question se pose de savoir si ces vagues peuvent déboucher sur une houle de très gros temps; ce n’est pas impossible et cela pourrait être très intéressant.

De diverses sources (Reuters, AFP via Spacewar.com le 9 février 2010 et le 10 février 2010, etc.), viennent diverses réactions à la vente du Mistral à la Russie. Les plus virulentes et les plus marquées viennent donc des trois pays baltes déjà cités.

• La réaction officielle de l’OTAN est mélangée et extrêmement prudente en général. Elle reprend une attitude déjà rencontrée du secrétaire général de l’OTAN. Elle est en général présentée par les agences de presse qui relaient les déclarations du porte-parole comme une non-opposition du secrétaire général de l’OTAN à la vente, domaine où l’OTAN n’a d’ailleurs aucune compétence formelle. Par contre, le porte-parole expose les craintes de certains membres de l’Organisation. «“The secretary général (Anders Fogh Rasmussen) does not consider Russia a threat and he hopes that Russia does not consider NATO a threat,” said spokesman James Appathurai. “He takes it for granted that any arms sale would fully respect international rules and conventions,” Appathurai told reporters in Brussels. “But the anxieties of some allies are of course real and are understandable for historical reasons and for geographical reasons…”»

• Il y a beaucoup de spéculation autour du niveau de technologies de l’unité vendue, par rapport à l’équipement technologique complet du navire. Il y a même l’évocation de possibles limitations d’emploi opérationnel (du type : non-emploi du navire en cas d’affrontement avec la Géorgie). Ce sont de pures spéculations de peu d'intérêt pour notre propos.

• Les Américains, après la visite de Gates à Paris, laissent entendre que la question pourrait, – ou “devrait” être évoquée à l’OTAN. Selon Reuters, «Pentagon press secretary Geoff Morrell described the deal as “an issue for us” and said Gates had also raised the matter in talks with his French counterpart.» Les Américains sont très prudents mais laissent la porte ouverte à une évocation de la question à l’OTAN, – surtout, selon la possibilité que la vente passe de une à quatre unités, comme on en discute.

• Parmi les trois pays baltes, la Lituanie semble particulièrement intéressée, notamment par l’idée de poser le problème au sein de l’UE. «Lithuanian Defence Minister Rasa Jukneviciene said in an emailed statement to Reuters she hoped the issue would be discussed at the next meeting of European Union defence ministers in Spain. “The decision to export advanced offensive military equipment to Russia demonstrates the French having special confidence in Russia,” she said. “I call upon Russia to show the same trust in NATO, and to stop holding the North (Atlantic) Alliance a security threat, as Russia has identified it in its new military doctrine,” she added.»

• Position classique, du côté de la Lettonie… «Latvian Defence Minister Imants Liegis urged France to consider the “broader context”. “The potential sale could have security implications for the region,” he told AFP.»

• Un extrait de la dépêche Spacewar.com/AFP du 10 février, et la personne citée (cette fois, d’Estonie) parlant de l’argument français selon lequel on ne peut plus traiter la Russie d’après 1991 comme l’on traitait l’URSS d’avant 1991: «Estonia's parliamentary foreign affairs chief Marko Mihkelson dubbed that “a bit bizarre”. “The picture has not changed much since the Cold War as Russia doesn't see NATO as a partner but a threat,” he said Tuesday, underscoring a strategic stance on the expanded alliance reaffirmed by Moscow last week. […] “The question is not only how security will be affected near Russia in the Baltic and the Black Sea. In the event Russia obtains four French warships it will also mean a serious security risk for NATO itself,” Mihkelson warned.»

@PAYANT Jusqu’ici, il ne s’agit donc que de quelques éclats de voix sans conséquence, accompagnés de quelques chuchotements et des habituels débats des spécialistes en armement qui n’ont ici pas le moindre intérêt. Nous sommes dans un moment intéressant, qui détermine les premiers éléments d’une orientation qui peut répondre à l’un ou l’autre extrême: ou bien les premières vagues provoquées par la vente annoncée du Mistral ne sont suivies de rien d’autres et l’on retrouve l’habituel rythme de croisière, ou bien le temps se durcit et l’on entre dans les eaux agitées d’une polémique. Ou bien l’affaire Mistral passe sans autre forme de procès, ou bien elle se transforme en polémique politique, débouchant sur de bien plus vastes problèmes, – situation très intéressante dans ce cas.

Ecartons d’abord l’aspect technique et technologique. Il n’a guère d’intérêt, parce qu’il tend à enfermer dans une démarche réductrice une affaire qui a déjà un très fort sens symbolique et politique. Aucune des deux parties, entre partisans et adversaires de la vente, ne se satisferait de quelques soi-disant “garanties” sur telle ou telle technologie non livrée ou garantie. Pour les uns et pour les autres, ou bien l’affaire ne déclenche pas de polémique et peu importent les détails de la vente, ou bien l’affaire devient une polémique et peu importent les détails de la vente puisque le seul enjeu deviendrait que la vente elle-même se fasse ou ne se fasse pas (soit annulée). (Quant aux restrictions opérationnelles, même si elles existaient elles seraient du domaine de la politique-fiction complète. Publiquement et politiquement, – quand bien même de telles restrictions opérationnelles aient un sens et seraient données secrètement, – les Russes ne peuvent tolérer, avec les meilleures raisons du monde, une vente d’armement accompagnée de restrictions d’emploi. S’il y avait réellement restriction, la vente ne serait pas finalisée.) En d’autres mots, le Mistral n’est plus un système d’arme avec ses caractéristiques divers, c’est désormais un symbole d’un très grand poids et d’une signification politique à mesure.

Dans le détail, disons que nous sommes pour l’instant dans les détails sans importance, ces détails auxquels les techniciens voudraient réduire cette sorte d’affaire, les détails dont on parle pour éviter de parler de l’essentiel. A l’OTAN, nous dit-on, «l’affaire est évoquée dans les couloirs, avec des partisans et des adversaires, bref elle ne laisse pas indifférent» – ce qui est une indication que cette affaire peut effectivement devenir importante par les processus habituels de communication. La question réellement intéressante est de savoir si un accident ou l’autre, un “dérapage” ou l’autre, l’action d’un réseau d’influence ou l’autre, le réveil prématuré d’un parlementaire US ou l’autre (un parlementaire type McCain, co-signataire d’une lettre de six parlementaires US à l’ambassadeur de France en décembre, contre la vente du Mistral), – si ceci ou cela ne va pas allumer la mèche de la polémique par une déclaration incendiaire, enclenchant un processus dont tout le monde se trouverait vite prisonnier. Il est évident que l’administration Obama, qui a bien assez d’ennuis en général, qui en a bien assez avec les Russes avec lesquels elle veut s’entendre, ne veut surtout pas faire de cette affaire une polémique. Mais cette administration a montré qu’elle est faible, maladroite, qu’elle se laisse aisément piéger dans des causes qu’elle se juge obligée de suivre pour des raisons de communication, qu’elle se laisse aisément enfermée dans des obligations de radicalisation par ses adversaires extrémistes… De ce côté, rien n’est donc dit et tout peut se passer.

Les petits pays (les pays baltes) ont peu d’influence réelle mais ils ont une “influence morale” indirecte non négligeable, parce qu’ils sont insérés dans une vision monochrome du monde où ils ont une place du “bon côté” – c’est-à-dire que leurs gémissements divers, pavés de contradictions stratégiques stupéfiantes mais sans réelle importance, peuvent déclencher indirectement des polémiques ou des campagnes de presse basées évidemment sur le sentimentalisme de midinette déguisé en moralisme qui est le fondement de la construction d’un argument politique à l’Ouest. La bien-pensance et le conformisme placent alors les hommes politiques, y compris des grands pays, dans des positions délicates. Ainsi démarrent les grandes affaires du monde, aujourd’hui, dans notre époque d’une pensée fonctionnant à la “gonflette”, selon le vocabulaire du culturisme, ou bodybuilding. (Pourquoi n’adopteraient-il pas l’expression de “thinkingbuilding”, pour cette forme de développement de la pensée, ou la pensée gonflée par le vide pour paraître imposante, et qui l’est bientôt, imposante, par le volume atteint, et qui vous force alors à des positions politiques qui deviennent marquantes, elles?)

Maintenant, les choses sérieuses

Derrière toute cette “écume du jour” qui forme le fond de commerce de la pensée politique au jour le jour, il y a en effet des réalités d’une grande force. D’abord, la vente du Mistral, au point où elle en est, commence à toucher aux eaux plus profondes des intérêts, des prestiges et des affirmations nationales. Du côté français, c’est une affaire de quincaillerie, de gros sous, mais c’est déjà presque une affaire de grande politique (les liens avec la Russie) et une affaire de souveraineté nationale (la France libre de ses choix). Que, par tel ou tel biais dérisoire qu’on a évoqué plus haut, la France soit mise en procès dans une enceinte internationale comme l’UE ou l’OTAN, cela risquerait de susciter des réactions assez vives. L’hypothèse est d’autant plus acceptable que Sarkozy n’est pas dans une telle position intérieure qu’il puisse envisager de céder, ni de transiger sur une question de souveraineté nationale.

Les Russes, de leur côté, s’ils se sont conduits avec mesure dans cette affaire jusqu’ici, peuvent sentir la moutarde leur monter au nez, – cela leur arrive souvent, ces temps-ci, – s’ils constatent des interférences de telle ou de telle organisation, ou une campagne menée par des pays comme les trois pays baltes. Il y a un point à partir duquel, sur cette question, ils pourraient se durcir, et exiger que la vente se fasse à partir du moment où le principe en a été établie, sans autre réserve ou restriction, ou bien rompre le processus en en faisant un cas de rupture politique. Là aussi, il y a une possibilité de montée aux extrêmes, possibilité à laquelle les Russes sacrifient de plus en plus, avec une évidente satisfaction, sinon parfois de la jubilation, tant la politique occidentaliste et américanistes les excède aujourd’hui, et suscite chez eux le plus complet mépris. Tout cela peut très vite atteindre un niveau politique où diverses possibilités extrêmes existeraient, soit des clivages presque antagonistes entre Occidentaux, des malaises à l’intérieur des organisations occidentales (rêvons un peu comme disait Guitry, – pourquoi la France ne songerait-elle pas à se retirer de l’OTAN en cas d’interférence de l’Organisation à la demande de certains de ses membres?), – soit des possibilités de tensions non négligeables avec la Russie, dans un climat déjà dans un processus de dégradation paradoxale, alors que tant de pays à l’Ouest veulent renforcer leurs liens avec la Russie.

Les Américains, eux, ont une position mi-chèvre mi-choutiste. D’un côté, ils ne veulent surtout pas d’ennuis supplémentaires, et encore moins avec les Russes, qu’ils courtisent sans désemparer. D’un autre côté, une réaffirmation de leadership, même au plus niais des propos, notamment en approuvant les doléances de petits pays à l’intérieur de l’OTAN à propos du Mistral, ne serait pas pour leur déplaire. (L’hégémonie à la petite semaine, voilà à quoi ils sont réduits aujourd’hui.) Ce constat ne résout rien, tant les deux termes de l’alternative sont si évidemment contradictoires, et l’on imagine combien nous aurions droit à un nouvel épisode de désordre américaniste qui aurait pour effet d’aggraver encore la situation.

Rien n’est dit, rien ne peut être encore dit, sinon que nous arrivons à un moment intéressant, éventuellement “un moment de vérité” (il y en aurait d’autre(s) dans cette affaire de la vente du Mistral). Rien ne peut être dit sinon que cette affaire du Mistral peut soudain dépasser son cadre initial pour devenir une affaire politique impliquant tous les problèmes qu’on a pris soin jusqu’ici d’écarter, sur la sécurité européenne, sur la forme des relations entre l’Europe et la Russie, sur la cohésion politique des membres d’énormes organisations comme l’UE et l’OTAN… C’est justement parce qu’au départ, une affaire très technique de “quincaillerie” semble n’avoir pas le poids politique qu'on lui découvre ensuite que, dans cette époque des évidences contradictoires, elle peut effectivement se charger de toute la puissance explosive nécessaire.

L’affaire du Mistral, menaçant de devenir une “affaire”, pour l’instant comme une bombe à retardement, dont la mèche peut faire long feu, ou dont le contenu peut exploser.