Courage, fuyons…

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Courage, fuyons…


3 octobre 2005 — Les milieux de sécurité nationale à Washington sont déchirés par cette impossible équation irakienne : la nécessité de partir est au moins aussi forte que l’impossibilité de partir. Ce déchirement est bien plus dramatique qu’avec le Viêt-nam. Il ne touche pas la population d’une façon publiquement insupportable (le contraire, une grande pression publique pour un retrait, trancherait le débat en obligeant au retrait mais cela ferait porter la responsabilité du retrait sur l’Amérique entière et n’isolerait pas le système) ; cette absence d’implication de la population est plus un signe inquiétant qu’un signe rassurant, comme le montre justement William S. Lind (cette remarque notamment, qui rejoint l’avis d’autres tels que l’ancien sénateur Gary Hart : « The danger sign in America is not a hot national debate over the war in Iraq and its course, but precisely the absence of such a debate, [...] Far from ensuring a united nation, what such a lack of debate and absence of alternatives makes probable is a bitter fracturing of the American body politic... »)

Les militaires connaissent les mêmes incertitudes. On assiste, depuis le printemps dernier, à une succession pour le moins étonnante de déclarations publiques de militaires favorables ou hostiles à un retrait (et, par conséquent, faveur ou hostilité pour un maintien des forces US en l’état, — mais l’idée d’un renforcement substantiel ne semble par contre nulle part envisagée). C’est un cas extraordinaire que ce “débat” public des militaires, parfois avec des déclarations identifiées, de la part de généraux sur le terrain, contredisant la politique officiellement affirmée par le président. Cette situation montre la faiblesse, voire l’inexistence de l’autorité et de la légitimité du gouvernement actuel. C’est une part non négligeable de la crise. C’est aussi une différence importante avec les crises précédentes d’ampleur, comme celle du Viêt-nam, où le pouvoir civil ne le céda jamais aux militaires, de quelque façon que ce soit.

La contradiction est aujourd’hui flagrante et ne semble même plus faire problème. On s’habitue effectivement à cette déliquescence du pouvoir et à l’absence de substance des interventions du président, comme si le président n’était là que pour amuser (et encore) la galerie, suggérant (à peine) implicitement et de façon unanime que ses déclarations n’ont plus aucune réelle signification sinon pour la populace et, surtout, essentiellement, ses partisans idéologiques extrémistes dans la populace ; une atmosphère très surréaliste, indeed

Ainsi peut-on avoir, dans le commentaire suivant du Los Angeles Times du 1er octobre, une succession d’avis de chefs militaires devant le Congrès (et aussi dans des interventions publiques) qui contredisent la politique du Président, qui vient d’être rappelée au paragraphe précédent. Là encore, aucun mot d’étonnement du commentateur, pas le moindre adjectif… :

« At his ranch near Crawford, Texas, in August, Bush said that “when the mission of defeating the terrorists in Iraq is complete, our troops will come home.” More recently, Bush has offered a more nuanced view of success, emphasizing the importance of training Iraqi troops as part of the U.S. mission to defeat the insurgents.

» But the ground commanders told Congress on Thursday that the number of Iraqi units at the highest state of combat readiness had dropped from three to one since June. And they pointed this week to problems caused by the presence of U.S. troops. During his congressional testimony, Army Gen. George W. Casey, the top U.S. commander in Iraq, said that troop reductions were necessary to “take away one of the elements that fuels the insurgency, that of the coalition forces as an occupying force.” A smaller U.S. presence could alleviate some of the anger feeding the insurgency, Casey suggested.

» The same approach may prove helpful across the Middle East, commanders said. The Central Command's Gen. John P. Abizaid, who supervises all U.S. troops in the region, said the broader fight against Islamic extremism required the United States to “reduce our military footprint” across the region and push governments in the Middle East to fight the extremists themselves. Although Abizaid advocates a troop reduction, he does not favor total withdrawal. He envisions such an exit preceded by the establishment of stable governments in Iraq and Afghanistan and accompanied by an assured flow of oil and enhanced regional security networks.

» A smaller U.S. contingent would also encourage greater self-reliance among Iraqi forces in the face of an insurgency that could last a decade or more. A reduction in American forces is essential to push more Iraqi troops onto the front lines, Casey said. “This is about dependency,” he said.

» Even among themselves, military officials have differed in their assessments of the number of Iraqi troops ready to take on the mission. »


L’avalanche de déclarations et de déclarations contradictoires venues de sources gouvernementales, civiles et militaires, finit par nous habituer à cet aspect sensationnel, qui finit par n’en être plus un. Il devient difficile de distinguer ce qui importe de ce qui est accessoire. Cela devient une question de choix à partir de son propre jugement puis d’analyse à partir de ce choix ; les événements ne nous donnent plus eux-mêmes leur signification, ils en ont aussitôt plusieurs, celle de l’apparence ou du virtualisme, celle des intérêts des uns et des autres, celle de leur réelle signification qui reste elle-même à déterminer, etc.

Dans ce cas et après délibération, nous serions inclinés à juger ces déclarations importantes pour au moins trois raisons. Nous tenons compte du fait qu’il s’agit de déclarations publiques “sérieuses”, quasiment “officielles” (devant le Congrès, on ne peut plaider l’erreur, l’incompréhension, la déformation des propos, etc).

• Ces déclarations marquent combien la situation est difficile en Irak, pour les forces américaines. Les Américains ne contrôlent rien de conséquent et de construit. Ils réagissent ici et là mais, de toutes les façons, montrent l’ampleur de leur échec. William Pfaff nous rappelle opportunément ce qu’est la situation en Irak aujourd’hui : « Baghdad taken [in April, 2003], no one in authority in the administration had thought what to do if the fantasies sold Bush’s people by Iraqi exiles did not come true. This was criminal amateurism. The world could scarcely believe what was happening.

» The record since has worsened. After nearly two and a half years of fighting an improvised guerrilla uprising against an American occupation force that once again is building up to over 150 thousand troops, the United States military cannot fully secure even the fortified Green Zone of Baghdad where its commanders and American civilian officials live their beleaguered existence. The road to the airport is passable only in armored convoy, escorted by combat helicopters. The airport’s approaches are not under control, and aircraft come in and leave under threat of insurgent rockets. Operations in the countryside against the insurgents go nowhere. Iraq slips towards anarchic civil war. »


• Ces déclarations constituent une “première” en mettant en cause directement la présence des troupes US en tant qu’il s’agit de forces de cette nationalité. Cette idée porte une logique destructrice. Elle vaudrait aussi bien demain pour le cas bien plus important de maintenir des bases US dans le pays si l’on parvenait à un arrangement suffisant pour permettre le retrait des troupes US en mission opérationnelle. Le maintien de bases est-il envisageable dans les conditions que décrivent les chefs militaires? Si cela n’est pas envisageable, quel sens stratégique prend l’aventure irakienne, alors qu’on est presque sûr (disons à 120% pour laisser une marge d’incertitude) que le pouvoir en Irak, sans les Américains, tombera rapidement sous le contrôle de l’Iran ou se délitera dans une longue guerre civile déstabilisatrice, avec éclatement du pays, interventions anarchiques à partir des pays voisins, etc.?

• Ces déclarations marquent que les militaires US sont au terme de leur patience, voire même qu’ils commencent à paniquer devant les contraintes que leur imposent l’Irak et les dégâts que cette guerre cause aux structures et aux capacités de leurs forces. L’armée US est une force puissante et ultra moderne, mais dans les conditions très spécifiques et devenues quasiment surréalistes qui lui vont ; confrontée à la réalité d’une adversité frustre, furieuse et entêtée, elle s’avère être d’une vulnérabilité et d’une fragilité structurelle extrêmement inquiétante et coûteuse.

Alors que le perroquet GW continue à raconter ce que son speechwriter lui met sous les yeux sans en comprendre une seule ligne, Washington devient un immense séminaire angoissé où ne court qu’une seule question : comment se (re)tirer d’Irak? C’est ce que Tom Engelhardt nomme, dans une chronique parue ce matin et qu’il importe de lire : « Withdrawal Symptoms », et dont le sous-titre d’une ironie amère dépeint bien le climat washingtonien : « Last One to Leave, Please Turn On the Lights »…

Mais, comme chacun sait, l’Amérique ne peut pas quitter l’Irak aujourd’hui, ni demain d’ailleurs, parce qu’un tel départ deviendrait une défaite honteuse, — et cette interprétation serait de plus en plus forte à mesure que le temps passe et que l’échec se confirme. En cas de retrait, l’incertitude qui règne actuellement en Irak se transporterait brutalement à Washington, avec la mise en cause, non seulement de Bush (cela n’a guère d’importance) mais du régime entier. (GW Bush est devenu si insignifiant qu’il n’est même plus un fusible. Du temps où les présidents avaient quelque valeur, ils étaient des fusibles, comme Nixon qui, à cause du Watergate, a payé pour faire passer la pilule de la défaite vietnamienne. Aujourd’hui, plus de fusible ; le régime, c’est-à-dire le système américaniste, est en première ligne.)

Par conséquent, dernière inévitable pirouette du raisonnement, si les forces américaines se retiraient vraiment, — car, décidément, rien n’est impossible, même ce qui est jugé comme impossible, — nous en arriverions au cœur de la crise.