Course dans le vide

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Course dans le vide

1er décembre 2009 — Tout le monde attend, peut-être avec impatience chez certains mais l’on dirait aussi avec résignation pour beaucoup, le discours d’Obama ce soir sur sa décision concernant l’Afghanistan. Le cas général est qu’on attend qu’il annoncera l’envoi de troupes supplémentaires (entre 30.000 et 35.000 ?) et demandera aux Européens de faire un effort pour compléter à peu près le chiffre demandé par le général McChrystal. On attend aussi qu’il annonce une “stratégie de sortie”, peut-être une limite dans le temps à la présence des forces US (2017?). On précise que les décisions de renforcement seront très vite appliquées; Antiwar.com détaillait hier 30 novembre 2009 les diverses annonces que 9.000 Marines partiraient immédiatement en Afghanistan.

• Ce matin 1er décembre 2009, Rupert Corwell, dans The Independent traçait le tableau des attentes et du climat entourant ce discours :

«With his presidency at a critical juncture, Barack Obama tonight attempts to convince Americans that he has a credible strategy to wind down the US commitment in Afghanistan and gradually hand management of the war over to the government in Kabul.

»In a long-awaited nationwide address from the West Point military academy, the President is expected to announce he is sending a further 30,000 or more American troops to fight in the eight-year-old conflict. Even more important, he must explain how this escalation of an increasingly unpopular war will help bring about a successful end – and indeed, how success in Afghanistan is defined. White House officials said Mr Obama would make clear that Afghanistan, where 68,000 US and 40,000 foreign troops are currently deployed, is not an open-ended venture, and that within a measurable timespan, most if not all of them would leave.»

• Le même Corwell nous explique ce que tout le monde ressent sans l’ombre d’une hésitation, qui est la dégradation du climat intérieur, à Washington D.C. autant que dans l’opinion publique, pendant ces trois mois de “réflexion stratégique”. «Even some normally sympathetic commentators are turning against him, accusing Mr Obama of either being too ruthless, or not tough enough. Though his personal popularity remains relatively high, his job approval rating has slipped below 50 per cent in some polls.»

Cette évolution de l’état d’esprit ne se marque pas plus qu’au Congrès, où les démocrates sont si mal à l’aise devant la décision à venir d’engager des forces supplémentaires importantes en Afghanistan. Le Sunday Times donnait, le 29 novembre 2009, une longue analyse de l’état d’esprit du Congrès, chez les démocrates, où, semble-t-il, gronde la révolte.

«After almost three months of agonising, nine war councils and endless leaks, the president will finally make his views known on Tuesday when he is expected to announce that he is sending about 30,000 more troops. This will push up American forces to 100,000 and the total number of allied forces to almost 140,000, as many troops as the Soviet Union had in Afghanistan. The carefully chosen backdrop cannot disguise Obama’s dilemma. Somehow he has to convince his own public that the United States has an exit strategy and will not become bogged down, as it did in Vietnam, while making clear to the Taliban and Pakistan that it has not lost its resolve and will stay as long as it takes.

»Obama’s toughest challenge will be to win over his most loyal political supporters. He is facing a growing revolt in the Democratic party over why the US needs to be in Afghanistan at all when the real threat — Al-Qaeda — is in Pakistan, and over the spiralling cost in both lives and dollars.»

• Maintenant, voyons quelques opinions plus originales, deux exactement. La première porte sur l’Afghanistan lui-même, avec les décisions probables d’Obama; la seconde sur Obama lui-même.

• …Sans doute s’agit-il de la meilleure définition qu’on puisse donner de l’aventure afghane, des à-côtés de communication et de délibération, des avis d’experts et du cas qu’en font les dirigeants politiques. Elle est de Rory Stewart, expert du Carr Center for Human Rights Policy de Harvard, expert des questions afghanes. C’est Ron Smith, du Balimtore Sun qui la rapporte le 27 novembre 2009.

«Trying to understand this determination to stay the course no matter how unlikely the prospect of success, it might help to turn to a quip from one expert on Afghanistan, Rory Stewart, who heads the Carr Center for Human Rights Policy at Harvard and has been consulted by several members of the Obama administration on what to do there. He has testified before Congress on Afghan policies, but wonders how much affect he's having.

»As quoted in Matthew Yglesias’ blog, Mr. Stewart says, “It's like they're coming in and saying to you, ‘I'm going to drive my car off a cliff. Should I or should I not wear a seat belt?’ And you say, ‘I don't think you should drive your car off the cliff.’ And they say, ‘No, no, that bit's already been decided – the question is whether to wear a seat belt.’ And you say, ‘Well, you might as well wear a seat belt.’ And then they say, ‘We've consulted with policy expert Rory Stewart and he says …’”»

• La seconde appréciation intéressante est de Dave Lindorff et porte sur Obama lui-même (dans CommonDreams.org, le 30 novembre 2009). Cette appréciation est une interrogation en forme de parabole, sur le fait de savoir si BHO n’est pas un de ces Manchurian candidates, en référence au livre et aux films fameux, rapportant l’histoire (fin des années 1950) d’un candidat à la présidence anciennement prisonnier en Corée, mais “programmé” après un “lavage de cerveau” pour suivre une fois à la présidence une politique très spécifique et peu favorable aux intérêts des USA. La parabole ne rejoint pas du tout, à propos d’Obama, la thèse du complot habituel du système qui nous aurait façonné un candidat prétendument réformateur et qui s’avèrerait parfait homme du système, mais exactement le contraire: un candidat programmé par des ennemis des USA pour détruire les USA – BHO étant, selon Lindorff, qui a déjà usé de la parabole, le second à la suite de GW, lui-même Manchurian candidate élu…

«I once wrote an article about former President George W. Bush saying that he was a perfect Manchurian candidate. That is, if his missing year when he was supposed to have been flying fighter jets with the Texas Air National Guard was actually spent in the former Soviet Union being reprogrammed as a covert KGB agent whose job it was to go back to America, win election to the White House, and proceed to destroy the US, he couldn't have done a better job than he actually did.

»Now I wonder whether President Obama might not be a perfect Manchurian Candidate of the Republican Party, or perhaps of some nefarious foreign entity-perhaps the China or the always-enigmatic Al Qaeda. How else to explain policies that have wreaked such destruction on the Democratic Party in Washington and on the nation at large.»

@PAYANT Sans nul doute, il y a dans toutes ces remarques un matériel intéressant pour nourrir une analyse, non pas de la situation en Afghanistan avec le probable renforcement annoncé. Les vaticinations sur la catastrophe, l’impasse, le bourbier, etc., ne sont pas exaltantes aujourd’hui tant l’art de la répétition a ses limites dans la séduction. Ce qui nous intéresse beaucoup plus, c’est le personnage de BHO au point où il en est, disons après presque une année d’exercice du pouvoir, au moment où il prend une décision qui, à moins de croire encore à la soi-disant magie de l’homme, ne peut qu’aggraver encore les conditions de crise générale que nous connaissons.

Il s’agit donc à nouveau de psychologie plus encore que de politique – essentiellement d’ailleurs par défaut, parce que, de politique, il n’y en a nullement dans cet imbroglio en forme d’impasse. Dans ce cas, effectivement, la psychologie triomphe avec cette question: comment ces esprits continuent-ils à poursuivre des voies si évidemment catastrophiques sans tenter autre chose, fût-ce au risque d’une crise majeure, d’un déchaînement des oppositions les plus vicieuses, etc.?… Mais toutes ces choses, quoique risquées, bien moins catastrophiques que la poursuite de la pente fatale que nous continuons à dévaler.

Cette pente fatale, Rory Stewart nous la décrit avec une verve excellente. Cette façon qu’il a de décrire cette volonté obstinée des diverses autorités qui le consultent de ne rien changer à la course catastrophique qu’on suit, dont tout le monde sait qu’elle est catastrophique, pour laquelle on lui demande, à lui l’expert, simplement quelles dispositions on pourrait prendre pour la rendre moins inconfortable… “Mais pourquoi, plutôt, décider de ne pas vous précipiter dans le vide?” “Mais non, ça c’est décidé, on ne revient pas là-dessus, on vous demande simplement comment faire pour que cela ne soit pas trop pénible…” Joli raccourci de la course générale à la catastrophe que suit le système, en sachant que c’est une course à la catastrophe, et en affirmant qu’on n’y changera rien, qu’il n’est même pas question d’essayer.

Ainsi en vient-on BHO…

American Gorbatchev”, ou Lincoln à front renversé

En presque un an de pouvoir, le bilan d’Obama n’est pas brillant. A part sa politique russe qui a donné des résultats satisfaisants, tout le reste n’est qu’un catalogue de bonnes intentions, voire d’intentions audacieuses esquissées, qui a abouti à autant d’échecs et d’impasses. Il faut pourtant introduire une réserve importante: le personnage d’Obama, son intelligence incontestable, son comportement, “son discours” en général, ont dissimulé ces échecs ou, tout au moins, en ont grandement atténué la perception en tant que tels. C’est là que se trouve le nœud de l’explication que nous voudrions développer.

Que s’est-il passé? Il faut revenir à l’un de nos thèmes favoris, qui est cette “politique de l’idéologie et de l’instinct” dont parlait Harlan K. Ullman le 29 mai 2009. Harlan K. Ullman avait ainsi caractérisé la politique de l’époque GW Bush, contre laquelle, estimait-il, Obama tentait d’opposer une “politique de la raison”. Ullman n’était pas optimiste sur les chances que la seconde l’emportât sur la première, et il n’avait pas tort.

Obama a effectivement développé, dans sa méthode de gouvernement une “politique de la raison”, notamment dans son attitude, ses méthodes de gouvernement, sa volonté de prendre son temps pour consulter, trouver des compromis, des voies moyennes, etc. Il n’a pas pour autant supprimé les constituants de base de la “politique de l’idéologie et de l’instinct”, et encore moins annihilé les forces qui la favorisent et les politiques qui en découlent. Il a simplement recouvert du voile de la raison, ou de l’apparente raison, la “politique de l’idéologie et de l’instinct”. Ce faisant, il a apporté dans l’exécution de cette “politique de l’idéologie et de l’instinct” des délais qui ont introduit un élément à la fois d’émollience et de désarroi, qui ont accentué les antagonismes et les oppositions, et le sentiment à la fois de l’impuissance et de la paralysie par conséquent, en rendant encore plus évidente l’impossibilité de se débarrasser de cette politique. Le processus sur la décision afghane est évident de ce point de vue, comme l’a été (et l’est encore) celui sur les soins de santé.

Ce qu’est en train de montrer Obama, c’est que la “politique de l’idéologie et de l’instinct” n’est pas le fait de la seule administration Bush, mais l’émanation même du système dans l’état de dégradation où il se trouve. Mais il le fait en aggravant encore la situation, en démontrant qu’il est impossible effectivement de changer cette orientation, même avec un homme de grande qualité et conscient de la nécessité de la “politique de la raison”. Ainsi accrédite-t-il de plus en plus, d’une façon dramatique et bientôt tragique, l’interprétation d’un candidat Obama élu comme le président “de la dernière chance” pour un redressement de l’Amérique, et en train de nous démontrer qu’il n’y a pas de “dernière chance”, qu’il n’y a plus aucune chance possible. Objectivement considéré, il fait cela d’une façon si impeccable, si rationnelle, que sa démonstration devient, poussée à son extrême, absolument radicale: il n’y a pas de “dernière chance”, il n’y a plus aucune chance que le système puisse changer sa course fatale. Stewart a raison : la course dans le vide est entamée et rien ne l’arrêtera parce qu’il en a été décidé ainsi, par les pressions du système et l’acquiescement de ses principaux dirigeants; Lindorff a raison: Obama est un “Manchurian President” mis en place pour rendre cette course totalement irrésistible en la parant des atours de la raison contre lesquels on ne peut raisonnablement se révolter, dans tous les cas dans un premier temps, le temps que la catastrophe s’installe effectivement comme situation achevée.

Dans ce sens, et dans un retournement complet du raisonnement, on pourrait tout aussi bien admettre qu’Obama pourrait apparaître effectivement comme l’“American Gorbatchev” que tout le monde scrutait lors des premiers mois de sa présidence, mais un “American Gorbatchev”disons selon l’American way of collapse, notablement différente de celle que suivit Gorbatchev mais pour un résultat assez similaire. Il est vrai qu’un système à ce point de gangrène trouve tout seul le chemin de l’effondrement, et qu’en parant ce chemin des atours vertueux de la raison vous empêchez tout réel effort d’en changer l’orientation.

Cela ne signifie pas qu’à un certain point dans la progression de la catastrophe des révoltes ne sont pas possibles. On en évoque la possibilité ce même 1er décembre 2009, avec la popularité de Ron Paul au Congrès. Mais cette révolte-là nous apparaît bien trop tardive pour sauver le système en le réformant. Si elle a lieu effectivement, la voie sera celle d’une révolte contre le système, d’une façon ou d’une autre, et non pas d’une révolte pour réformer le système. La perspective devient alors celle du désordre, ce qui signifie, pour les USA, la poussée centrifuge et le repli sur les composants de l’Union qui voudraient se détacher de la catastrophe du système, à savoir les hypothèses de fragmentation et de sécession diverses des USA. Dans ce cas, Obama aurait réussi l’exploit d’être un Lincoln à front renversé. Sa gloire serait au moins aussi grande.