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26 novembre 2007 — Une thèse en vogue dans l’interprétation de la politique extérieure des USA, essentiellement sinon exclusivement depuis qu’elle est devenue maximaliste comme on l’a vu avec la guerre en Irak et le reste de la même époque et du même élan, c’est la théorie du chaos. La chose est connue. La politique des USA, une poussée belliciste impulsive, des attaques violentes sans plan d’organisation pour après la victoire inévitable (avec les USA, victoire toujours inévitable), tout cela conduisant volontairement au chaos. Ce n’est pas n’importe quel chaos, c’est le “chaos créateur”, le chaos dont l’effet sera de provoquer des conditions favorables aux buts de la politique extérieure US, de l’américanisme, etc. On connaît la chanson. (D’autres expressions du même style, décrivant le même destin, sont utilisées, comme la “creative destruction” de l’hyper-capitalisme. C’est-à-dire que les termes sont utilisés indistinctement dans le même sens trivial impliquant la présence d'une vertu régénératrice automatique: “chaos” comme équivalent de “désordre” et de “destruction”.)
Une autre appréciation, tout à fait classique, revient épisodiquement (mais assez rarement, finalement, ces dernières années, la “théorie du chaos” étant nettement plus sexy). Nous la retrouvons ce 23 novembre, sur Consortiumnews.com, sous la plume de Robert Higgs, sous le titre de «The Triumph of Crackpot Realism».
Cette idée était déjà présente le 31 juillet 2006, sur CounterPunch, dans une analyse d’Alexander Cockburn, lors de la “deuxième guerre du Liban” (juillet-août 2006). Curieusement ou bien fort significativement, le titre (le sous-titre) est exactement celui de Higgs : «Bush, Rice and Israel's Hack Legions – The Triumph of Crackpot Realism»
Que faut-il entendre par “Crackpot Realism”? Il nous semble très difficile de trouver une traduction française équivalente en signification, et suffisamment descriptive de l’attitude et de la politique qu’elle implique. Bien sûr, c’est le terme “crackpot”, qui est un terme d’argot, qui fait problème. Selon Wikipedia, cette définition (il y en a d’autres, y compris celle qui désigne le drogué au “crack”) semble s’appliquer à l’expression : «Pejoratively, the term Crackpot is used against a person, subjectively also called a crank, who writes or speaks in an authoritative fashion about a particular subject, often in science or mathematics, but is alleged to have false or even ludicrous beliefs.» (Peut-être certaines expressions françaises approchantes pourraient être “la logique du fou” ou “le réalisme du non-sens”. Dans tous les cas, on comprend qu’il y a une place toute chaude pour notre concept de virtualisme.)
Dans son texte de juillet 2006, Alexandre Cockburn rappelle d’où vient l’expression et ce qu’elle désigne:
«“Crackpot realism” was the concept defined by the great Texan sociologist, C. Wright Mills in 1958, when he published The Causes of World War Three, also the year that Dwight Eisenhower sent the Marines into Lebanon to bolster local US factotum, Lebanese President Camille Chamoun.
»“In crackpot realism,” Mills wrote, “a high-flying moral rhetoric is joined with an opportunist crawling among a great scatter of unfocused fears and demands. .. The expectation of war solves many problems of the crackpot realists; ... instead of the unknown fear, the anxiety without end, some men of the higher circles prefer the simplification of known catastrophe....They know of no solutions to the paradoxes of the Middle East and Europe, the Far East and Africa except the landing of Marines. ... they prefer the bright, clear problems of war-as they used to be. For they still believe that 'winning' means something, although they never tell us what...”»
Higgs s’étend plus longuement sur l’expression en la rapprochant subrepticement de notre époque, novembre 2007 valant largement juillet 2006 en largement aggravée. (Tout va vite dans notre époque, c’est-à-dire la sottise et les effets de la sottise.)
«In 1958, the New Left sociologist C. Wright Mills made a seminal contribution to political science in his book The Causes of World War Three, by introducing the concept of “crackpot realism.”
»He applied the notion specifically to the intellectual outlook of top government officials, especially the ones known as the “serious people,” who have proven their capacity for dealing with important practical affairs by, say, managing a giant corporation, such as Halliburton or G. D. Searle, or a huge educational institution, such as Texas A&M University or the University of Chicago Graduate School of Business.
»Mills’s key insight was that although such people have indeed been movers and shakers, they have moved and shaken within such a constricted milieu of experience and training that in most respects they are fools.
»Despite having developed supreme confidence in their own judgment and a corresponding contempt for other people’s views, they are astonishingly ignorant of many workaday aspects of the world and bewildered in the face of unexpected difficulties.
»As government leaders responsible for matters of war and peace, they have a tendency to paint themselves into corners of their own making and, then, seeing no way out, to conclude that their only escape lies in dropping bombs on somebody.
»As Mills observed, “instead of the unknown fear, the anxiety without end, some men of the higher circles prefer the simplification of known catastrophe.”
»Crackpot realists never learn anything, even when the lessons are cuffing them roughly about the head and shoulders. They continue to pile on more of the same actions that got them into trouble in the first place, expecting to be seen as Churchillian heroes for staying the idiotic course they have set.»
Cette phrase de Mills que citent Cockburn et Higgs est à retenir, et pour une fois, oui, nous la traduirons: «…au lieu de la peur de l’inconnu, de l’anxiété sans fin, certains dans les cercles de nos élites préfèrent la simplification de la catastrophe identifiée.» (Et pour cause, pour enchaîner sur les derniers mots de la préférence pour la “catastrophe identifiée”, puisque ces gens ont, selon Higgs, «une tendance à s’enfermer dans un cul-de-sac qu’ils ont eux-mêmes créé et, alors, ne voyant aucun moyen d’en sortir, de conclure que le seul moyen de s’en sortir réside dans le fait de lancer des bombes sur quelqu’un».)
Ainsi est faite une présentation réaliste (!) et acceptable de cette catégorie qui dirige les USA et nous conduit, pour l’apaisement de sa psychologie et la dissipation de son angoisse, de “catastrophe identifiée” en “catastrophe identifiée”.
Bien entendu, on comprend que cette “méthode” identifiée par C. Wright Mills soit évoquée aujourd’hui, à l’occasion de telle ou telle “catastrophe identifiée”. Nos temps n’en sont pas avares puisque la politique extérieure des USA, qui a animé les relations interationales ces dernières années et ces dernières décennies, ne semble être faite que de cela.
Le “crackpot realism” nous semble beaucoup mieux adapté à la description de notre époque que la théorie du chaos. Il évite le piège intellectuel habituel du “pourquoi faire simple quand on peut faire compliqué”. La théorie du chaos tente, d’une façon pompeuse et prétentieuse, bien dans les manières de la publicité (fond et forme) qui constitue l’essentiel de la démarche intellectuelle des néo-conservateurs (adeptes n°1 de la théorie du chaos), de donner une explication très complexe et glorieuse à une situation d’une très grande simplicité. Le chaos, ou désordre dans ce cas, est la chose la plus simple, de l’ordre de la tendance entropique, puisqu’il s’agit par définition de l’absence d’ordre, l’absence d’organisation, l’absence de coordination, etc. Qu’il soit le résultat d’une politique insensée, suscitée par l’ignorance, l’aveuglement et la peur, c’est-à-dire d’une non-politique finalement, rien de plus simplement normal ou de plus normalement simple; mais “pourquoi faire simple quand on peut faire compliqué”?
Le “crackpot realism”, au contraire, constitue une parfaite explication de la politique US, d’une façon générale et particulièrement depuis le 11 septembre 2001: la “peur de l’inconnu”, l’“anxiété sans fin” décrivent effectivement ce que furent les réactions des dirigeants américanistes devant cette situation inédite, avec comme réaction de se précipiter vers des “catastrophe identifiées”, c’est-à-dire le réflexe de la bombe facile. Effectivement, on remplace l’inconnu (l’attaque, le terrorisme et ses complexités sans nombre) par l’évidence (l’Afghanistan, l’Irak et le reste) appuyée sur une définition simple (Nous et le Bien, Eux et le Mal). L’explication du “crackpot realism” a également l’avantage de lier la tendance extrême post-9/11 à ce qui existait auparavant, avec la différence seulement dans le degré d’intensité de la non-politique. Il y a donc dans la politique US après le 11 septembre une réelle logique (même si “logique du fou”), une continuité évidente simplement caractérisée par la radicalisation correspondant à une psychologie affolée par les événements.
En effet, le “crackpot realism” permet également d’intégrer l’élément psychologique. Il caractérise parfaitement la psychologie de la direction américaniste, marquée par un mélange ou une intégration des psychologies du businessman et du militaire US; une psychologie fermée aux situations extérieures, insensible et par conséquent hostile aux différences et aux cultures, excitée par la seule comptabilité de l’économie et l’hubris de la puissance matérialisée par la richesse et acquise par la cupidité et la piraterie; une psychologie qui privilégie des solutions militaires brutales lorsqu’un problème se pose (selon la phrase fameuse d’un général US au général belge Briquemont en 1994 en Bosnie: «En Amérique, on ne résout pas les problèmes, on les écrase»). Cette psychologie s’est fortement affirmée ces trente dernières années, avec l’investissement renforcé du gouvernement US par les milieux d’affaires, l’extension parallèles du complexe militaro-indutriel et la réduction à mesure de toute idée de bien public.
Selon cette approche, on ne peut réduire la politique post-9/11 à la seule administration GW Bush. Le “crackpot realism” établit un lien de continuité entre l’Amérique d’avant-9/11 et l’Amérique d’après GW Bush, en passant sans caractère d’exceptionnalité par GW Bush. Ce concept n’est pas apparu sans raison, dans les conceptions de la critique politique aux USA dont C. Wright Mills faisait partie, à la fin des années 1950. La continuité vient de loin et caractérise les USA depuis la rupture de la Deuxième Guerre mondiale, leur passage en position hégémonique à l’occasion de l’écroulement des puissances concurrentes durant ce conflit, le développement en leur sein d’une structure bureaucratique de sécurité nationale exerçant une influence de plus en plus totalitaire à partir d’une position de maturité atteinte à la fin des années 1950 (le discours de Eisenhower sur le complexe militaro-industriel date de janvier 1961). 9/11 et la suite viennent de loin et sont un développement logique de l’entreprise américaniste.
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