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26 août 2002 — Les nouvelles sont de plus en plus indicatrices d'une grande tension dans les affaires générales en Occident. La rentrée qui s'annonce risque d'être extrêmement agitée, avec des prolongements surprenants. Sont impliquées : l'Amérique et la cohésion de son élite dirigeante, les rapports transatlantiques, la situation de l'Europe elle-même.
• La cause principale se trouve dans les projets de guerre contre l'Irak de l'administration GW, qui sont de plus en plus contestées. Cause principale mais apparente ; derrière, c'est la conception du rôle de l'Amérique qui est débattue dans l'ambiance à la fois dramatique et surréaliste des projets de guerre contre l'Irak : unilatéraliste ou pas ? Interventionniste ou pas ?
• La contestation est à la fois interne, au sein du parti républicain qui est de plus en plus déchiré entre unilatéralistes et internationalistes, conflit symboliquement représentée par une opposition cornélienne et/ou (c'est selon) oedipienne, — entre Bush-fils, l'unilatéraliste (sans doute par inconscience au départ, puis par zèle), et Bush-père, l'internationaliste par tradition. L'intervention ce week-end de James Baker marque une aggravation de ce conflit.
• La contestation est également transatlantique, les (des) Européens relayant d'une part l'opposition des internationalistes républicains contre GW, et affirmant d'autre part leurs intérêts européens. En pointe dans cette contestation, l'un des meilleurs alliés de l'Amérique en Europe, l'Allemagne. (L'Allemagne, avec Schröder qui ne cesse d'affirmer et de réaffirmer son opposition à la guerre contre l'Irak.)
• La crise déchire deux des 3 puissances européennes, effectivement meilleurs relais des USA en Europe, in illo tempore dans tous les cas : outre l'Allemagne, comme déjà vu, le Royaume-Uni bien sûr.
• La France ne dit mot. Rien à dire ? On ignore ici si cela est délibéré ou involontaire, mais la France, ses intérêts tactiques à court terme observés d'un point de vue objectif, a sans doute intérêt à laisser faire. La situation a de fortes chances d'évoluer vers une affirmation européenne au niveau sécurité/politique étrangère, que ce soit par un rééquilibrage à l'amiable (si les unilatéralistes US perdent du terrain), que ce soit dans le drame (si les choses continuent de la sorte, la situation se tendant alors entre USA et Allemagne et au Royaume-Uni même, entre Blair et le reste, avec un probable raidissement européen). Dans une telle perspective d'affirmation européenne de sécurité, la France est, comme on dit dans les salons, simplement “incontournable”. Néanmoins, pour renforcer bientôt sa position naturelle, la France devrait se décider à entrer dans le concert européen sans nécessairement s'occuper du transatlantique, simplement en réaffirmant sa position classique d'indépendance et en demandant que celle-ci soit étendue à l'Europe.
Pour la première fois de façon évidente, des liens sont établis entre la crise interne de l'establishment US (le parti républicain) et les positions européennes. Le site WSWS note, avec logique sinon avec justesse, combien la position de Schröder est proche de celle des contestataires de l'administration GW au sein même du parti républicain, allant même jusqu'à des hypothèses sur une certaine coordination entre la position allemande et la position des adversaires républicains de GW.
« ... it is convenient for Schröder to base his own criticisms of the war plans of the Bush administration on the growing conflict within American political circles. Behind Schröder’s blunt rejection of any participation by the German army in a “military adventure” lies the fact that he—at least for the moment—is speaking for an influential section of the American political establishment that is articulating its own concerns over Bush’s war plans. Discussions could well have taken place across the Atlantic, and even a certain division of labour worked out. »
La bataille est en train d'évoluer du seul champ de la crise irakienne vers un champ beaucoup plus large qui implique le rôle que doivent jouer les États-Unis, leurs relations avec les alliés, c'est-à-dire le choix entre unilatéralisme/interventionnisme et internationalisme/coopération. Certaines analyses européennes tendent à faire de l'intervention de James Baker, ce week-end, un point central du débat, notamment cet éditorial du Guardian de ce matin (« Jim tries to fix it — A timely warning to the White House »). Cette sorte d'analyse, sans doute inspiré par des proches de Blair dans le cas du Guardian, tend à rendre la fraction internationaliste US plus puissante qu'elle n'est (impression d'un Baker “rappelant à l'ordre” le jeune GW) et tend à faire penser qu'il existe en Europe une faction d'“atlantistes raisonnables” qui est prête à se joindre aux républicains internationalistes anti-GW. Il est typique que, dans l'article du Guardian, Blair soit mis dans le même sac que Powell, tous les deux rassurés par la soi-disant “reprise en main” de Baker.
« Even if Colin Powell and Tony Blair had nothing directly to do with the decisions by Mr Baker and former national security adviser Brent Scowcroft to go public with such doubts over the last two weeks, they must be sighing with relief that such figures should at last be weighing in in this way. Mr Bush's dangerous ideologues - in particular Dick Cheney, Condoleezza Rice and Donald Rumsfeld - have had the field to themselves for far too long. Mr Baker's warning is a sign that the administration has to change its ways, and not only on Iraq. »
Notre impression est bien, sur ce point, que Blair est dans une position d'où il a de plus en plus de mal à garder, si besoin est, une porte de sortie honorable, et il voit l'offensive anti-GW à Washington comme une opportunité pour ce faire. (Ces dernières semaines, Blair était plutôt du côté de Rice et de Rumsfeld ; ce qu'il pourrait tenter de faire ici est de modérer sa position pour récupérer un soutien au Royaume-Uni tout en maintenant un pied ferme à Washington.)
Sa position n'est paradoxalement pas si différente de celle de Schröder : Schröder tire implicitement à boulets rouges sur les extrémistes et sur GW en espérant qu'il va rejoindre, (ou être rejoint par) les internationalistes raisonnables de Washington. Quand ceux-ci auront gagné, tout rentrera dans l'ordre des bonnes relations Berlin-Washington, — même opération qu'avec Blair.
Mais espérer cela, c'est attendre que le passé ressuscite dans l'avenir proche, que Bush-II se transforme en Bush-I. Pour l'instant GW n'est pas loin d'être bloqué mais il est toujours président, toujours sous l'influence des radicaux, toujours radicalisé lui-même. Et son crédit est profondément engagé, selon le terme de Perle qui voit juste sur ce point (« [F]ailure to take on Saddam after what the president said would produce such a collapse of confidence in the president that it would set back the war on terrorism »). Cela signifie que si les internationalistes l'emportaient ou devenaient majoritairement influents jusqu'à manipuler la politique extérieure, — ce qui est encore très loin d'être fait — cela pourrait être au prix d'une crise grave de la présidence, du président, c'est-à-dire une crise grave du parti républicain ...
Encore, on ne ferait que déplacer le problème, temporiser encore un peu, car la question irakienne subsiste. Parmi ceux qui veulent bloquer l'entreprise échevelée de GW et des super-hawks, il y a ceux qui veulent une attaque de l'Irak dans les formes et ceux qui ne veulent pas d'attaque du tout. (Se rappeler que Schröder a annoncé qu'une résolution de l'ONU dans ce sens ne le ferait pas soutenir la guerre pour autant.) Pour bien faire, il faudrait ressusciter non seulement Bush-I mais l'invasion de Koweït par Saddam. Sans quoi, si les internationalistes parviennent à soumettre GW à la loi internationale, nous sommes partis dans la fantasia des “preuves” contre Saddam, avec quelques solides boutefeux type-Perle (à Washington) et type-Sharon (sur place).
Derrière cette tension montante, cette confusion grandissante, se dessinent les questions importantes : est-ce que GW et l'unilatéralisme sont des accidents ? La conduite actuelle de l'Amérique n'est-elle qu'une aberration passagère, un simple coup de sang, une crise promise à se terminer rapidement ? Si la réponse à toutes ces questions n'est pas un “oui franc et massif”, si elle est négative, si elle est même hésitante, alors nous n'en avons pas fini avec la crise quoiqu'il se passe au niveau de l'Irak, et il faudra plus que l'habileté dialectique de Blair et l'habileté électorale de Schröder pour préparer une relance des liens transatlantiques. Au contraire, dans ce cas nous sommes plutôt partis pour une aggravation rapide de la crise transatlantique, où Blair et Schröder devront jouer des rôles qu'ils n'avaient pas prévus.