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1014Si l’on veut suivre l’évolution de la situation washingtonienne au jour le jour, selon le point de vue opérationnel du politicien et la démarche courante du commentateur, on constate une très faible compréhension des événements marquant cette quotidienneté et l’on ressent une complète incompréhension de l’événement lui-même, – pourtant massif et considérable, – que constitue le blocage du gouvernement des Etats-Unis avec en plus la perspective du problème de la dette. Il est donc préférable de se tourner vers la tentative d’un regard plus général, plus intégrateur de tous les facteurs constitutifs de la situation générale où prolifère cette crise. On ne comprend pas plus les tenants et aboutissants précis de la crise, mais l’on comprend surtout qu’il n’y a rien à comprendre à cet égard, – rien d’utile, rien d’éclairant en aucune façon.
Ainsi, les “lumières” que nous sollicitons ici de deux commentateurs d’orientation complètement différentes, l’un complètement dans l’establishment avec l’attitude de soutien assuré qui va avec, l’autre complètement à sa marge avec son attitude antiSystème de critique furieuse, se rejoignent pour “éclairer” un univers sombre, qui semble figé dans sa propre incompréhensibilité et, d’un point de vue opérationnel, dans sa propre immobilité paralysée. Ainsi les trois mots figurant dans le titre ont-ils leur justification dans l’étrange définition qu’on recherche : paralysie, dissolution, absurdité, – sans doute dans cet ordre.
• Le premier des deux commentateurs est Francis Fukuyama, célèbre depuis 1989 pour l’expression qui sonne si étrangement aujourd’hui de “la fin de l’Histoire” (d’abord titre d’une conférence qu’il donna en avril 1989, puis titre d’un livre qu’il publia). Fukuyama soutint alors la thèse magnifiant, à la lumière de l’effondrement du communisme alors en cours, le triomphe du “modèle” ultralibéral, qu’il s’agisse de l’américanisme ou de ce que nous nommons “bloc BAO”. Mais cette sonorité étrange de l’expression au regard de tant d’événements historiques survenus depuis résonne aujourd’hui différemment, comme si elle gagnait un certain crédit en illustrant exactement son contraire : la “fin de l’Histoire”, c’est-à-dire la fin de la prétention de la modernité, représentée par ce “modèle”, de pouvoir survivre historiquement ne serait-ce qu’en état de simple fonctionnement utilitaire : il y aurait effectivement “fin de l’Histoire”, mais nullement par le triomphe général et universel du “modèle” de l’ultralibéralisme, mais par son échec sans retour et son effondrement.
L’article de Fukuyama, dans The Independent du 11 octobre 2013, ne s’attache pourtant qu’à un aspect “technique” de la situation. Mais cet aspect découvre le caractère fondamental du gouvernement de l’Amérique, qui est celui que Fukuyama désigne comme «[the] dissipation of power», c’est-à-dire, dans une situation qui réclame des décisions politiques, le pouvoir donné aux mécanismes constitutionnels d’interdire toute décision politique, – c’est-à-dire l’inversion totale, comme il y a “fin de l’Histoire” par inversion du concept. Cette “situation qui réclame des décisions politiques” est celle de la crise générale que nous connaissons, la “crise d’effondrement du Système”. Alors que le pouvoir US a fonctionné pendant plus de deux siècles à cause de conditions extérieures de puissance qu’il pouvait absorber pour se renforcer et opérer malgré les mécanismes contraires, il se retrouve aujourd’hui privé de cette capacité d’absorption, – c’est une des causes fonctionnelles fondamentales de sa crise, – et par conséquent plongé dans la paralysie. En quelque sorte, Fukuyama nous démontre qu’il y a effectivement un exceptionnalisme américaniste, et il cite effectivement le mot, mais en reconnaissant que cet exceptionnalisme est désormais celui de la paralysie, de la dissolution et de l’absurdité de son pouvoir réduit à l’inexistence : là aussi, exceptionnalisme complètement par inversion, l’exceptionnalisme par la paralysie, la dissolution, l’absurdité...
«The House Republicans’ willingness to provoke a government shutdown as part of their effort to defund or delay the Affordable Care Act, or Obamacare, illustrates some enduring truths about American politics — and how the United States is an outlier among the world’s rich democracies. As President Obama asserted, America is indeed exceptional. But that’s not necessarily a good thing.
»The first way America is different is that its constitutional system throws extraordinary obstacles into the path of strong political action. All democracies seek to balance the need for decisiveness and majority rule, on the one hand, and protection against an overreaching state on the other. Compared with most other democratic systems, America’s is biased strongly toward the latter. When a parliamentary system like Britain’s elects a government, the new leaders get to make decisions based on a legislative majority. The United States, by contrast, features a legislature divided into two equally powerful chambers, each of which may be held by a different party, alongside the presidency. The courts and the powers distributed to states and localities are further barriers to the ability of the majority at the national level to get its way... [...]
»As congressional scholars Thomas Mann and Norman Ornstein have pointed out, this combination of party polarisation [ since the 1980s] and strongly separated powers produces government paralysis. Under such conditions, the much-admired American system of checks and balances can be seen as a “vetocracy” — it empowers a wide variety of political players representing minority positions to block action by the majority and prevent the government from doing anything... [...]
»Many Americans may say: “Yes, that’s the genius of the American constitutional system.” It has slowed or prevented the growth of a large, European-style regulatory welfare state, allowing the private sector to flourish and unleashing the US as a world leader in technology and entrepreneurship.
»All of that is true; there are important pluses as well as minuses to the American system. But conservatives beware: the combination of polarisation and vetocracy means that future efforts to cut back the government will be mired in gridlock as well. This will be a particular problem with health care. The Affordable Care Act has many problems and will need to be modified. But our politics will offer only two choices: complete repeal or status quo. Moreover, there are huge issues of cost containment that the law doesn’t begin to address. But the likelihood of our system seriously coming to terms with these issues seems minimal.
»Some Democrats take comfort in the fact that the country’s demographics will eventually produce electoral majorities for their party. But the system is designed to empower minorities and block majorities, so the current stalemate is likely to persist for many years. Obama has criticised the House Republicans for trying to relitigate the last election. That’s true, but that’s also what our political system was designed to do.»
• Le second commentateur sollicité est Chris Hedges, que nous connaissons bien, – cet ancien journaliste du New York Times dont le brio fut couronné par un Prix Pulitzer et qui est, depuis, passé à la “dissidence” pour devenir sans doute une des voix antiSystème les plus extrêmes dans la dénonciation du système de l’américanisme et du Système lui-même. Hedges nous donne ici une vision plus large que celle de Fukuyama, de la situation présente du Système dont le cœur de la crise est désormais installé à Washington, au cœur du système de l’américanisme et du Système lui-même. Hedges cite tous les éléments de la crise, aussi bien sa paralysie intérieure où tous les acteurs, du républicain Boehner au démocrate Obama sont mis très justement dans le même sac ; que ses entreprises extérieures marquées par l’illégalité, le totalitarisme du crime accompli en toute impunité, par cette ambition mécanique du soi-disant “empire” nourrie par les exigences du Système autant que l’hybris aveugle de ces pitoyables créatures. Surtout, il met le doigt sur ce qui est pour nous essentiel, qui est cette dynamique extraordinaire d’autodestruction (équation surpuissance-autodestruction) au développement de laquelle nous assistons, ébahis, effarés et évidemment dans l’impuissance d’y interférer en aucune façon. (Mais la question vient aussitôt à l’esprit nourri d’une logique antiSystème : pourquoi interférer dans cette dynamique ? Laissons-là aller à son terme, en faisant pour la santé de notre psychologie, d’une faiblesse, – notre impuissance, – une vertu, – notre logique antiSystème.)
Truthdig.org, dont Hedges est un des collaborateurs principaux, publie quelques extraits d’une émission de radio où Hedges est interrogé par Sonali Kolhatkar (le 11 octobre 2013). Cet extrait est suffisamment significatif pour enrichir notre réflexion et prendre un peu plus conscience de l’importance extraordinaire de la situation actuellement en cours à Washington. A cet égard, Hedges va bien au fond des choses, qui est cette situation d’“implosion” en cours («...the system essentially implodes on itself, and I think that’s what we’re watching with this kind of absurd carnival act that is going on in Washington»). “Implosion” correspond parfaitement, tant dans sa définition directe («Eclatement dû à l'irruption brutale d'un fluide dans un endroit où la pression est plus importante à l'extérieur qu'à l'intérieur») que dans sa définition figurative («Effondrement d'une organisation, lié à des problèmes internes»).
«The danger of believing in the “Myth of Human Progress” is one of Hedges’ main themes. When Kolhatkar asked Hedges how he saw what was happening in Congress today, he replied: “In the twilight of empire, any empire—including ours—you vomit up these inane, feckless, idiotic figures, from Cruz, to Boehner, to Obama, whose, I think, only legacy is going to be utter capitulation to the security and surveillance state, the military-industrial complex and Wall Street, and the system essentially implodes on itself, and I think that’s what we’re watching with this kind of absurd carnival act that is going on in Washington. That’s emblematic of an entire direction that is embraced by empire that is utterly self-destructive, whether that’s the inability to deal with the crisis of climate change, to curb the speculation on Wall Street, to stop the disemboweling of the country itself—I mean, our infrastructure is falling apart, 40 million American children go to bed every night without food, our health insurance system is a joke, and so what we’re seeing is the kind of public face of incompetency. But that incompetency and inability to deal with reality, perhaps while better masked before the crisis, has been with us for some time.”»
Mis en ligne le 12 octobre 2013 à 07H04