Crise interceptée: le BMDE marche

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Crise interceptée: le BMDE marche

18 août 2008 — La signature-express d’un “accord préliminaire” entre les Etats-Unis et la Pologne le 14 août, concernant le stationnement de missiles anti-missiles (système BMDE), peut être interprétée comme une réaction-éclair du système face à l’invasion de la Géorgie. La chose pourrait paraître complètement inattendue, ou imprévue, et après tout ce fut le cas car c'était la logique même, et nous dirions même la sagesse, de prévoir le retardement ou l'abandon du système – certes, logique et sagesse hors du théâtre de la folie où évoluent les affaires du monde. Qu’on en juge par ceci, sous la plume de plusieurs journalistes d’un journal particulièrement bien informé et proche de l’administration Bush, Jay Solomon, Neil King Jr. et Marc Champion, du Wall Street Journal le 13 août, qui nous annoncent que l’accord BMDE est enterré pour longtemps:

«Challenges seen as having died with the Soviet Union, such as access to Central Asian oil and gas supplies, have made a hasty return to Washington's foreign-policy agenda and will present new and unexpected challenges for America's next president. Other priorities, such as building a missile-defense shield in Eastern Europe and expanding the North Atlantic Treaty Organization to Russia's borders, now appear troubled, if not dead, in the short term.»

Il semble manifeste que le Pentagone a fait un certain nombre de concessions significatives, rencontrant les exigences des Polonais pour signer cet accord. Ces concessions portent sur le déploiement de batteries sol-air Patriot, sur l’installation d’une base pour la gestion de ces systèmes avant que l’armée polonaise ne les prennent en charge, sur certaines “garanties de sécurité” US pour la Pologne. L’AFP rapporte le 14 août les déclarations du Premier ministre Tusk à cet égard.

«Announcing the deal earlier Thursday, Polish Prime Minister Donald Tusk explained that Washington had accepted Warsaw's “key demand, the presence of Patriots.” “We would start with a battery under US command, but made available to the Polish army. Then there would be a second phase, involving equipping the Polish army with missiles,” he said. “In five, seven or 10 years we want to be sufficiently well-equipped and well-trained to be ready, both with our allies but by ourselves, to defend ourselves at a critical moment.”

»Tusk said that the United States had also “committed to close cooperation with Poland in the event of a danger from a third party.”»

Il est manifeste, y compris de façon indirecte dans les déclarations du ministre des affaires étrangères Sikorski et malgré ce qu’il affirme, que les événements de Géorgie ont joué un rôle majeur dans l’accord. BBC.News rapporte le 15 août les déclarations de Sikorski.

«Polish Foreign Minister Radoslaw Sikorski told the BBC's World Tonight programme that the timing of the deal had nothing to do with the hostilities. “We agreed this negotiating phase a week ago, which was... before the events in Georgia, and because of the US calendar there was some urgency,” he said. “But, what is crucial, and what decided the success of the talks over the last couple of days, was that the US offered us new proposals.”»

L’évidence de l’effet-Géorgie est dans la précision de Sikorski, du Pentagone présentant soudain, il y a deux jours, de nouvelles propositions qui rencontraient nombre d’exigences polonaises. La bureaucratie du Pentagone a jugé l’occasion opportune pour emporter l’accord des Polonais, et elle a obtenu de sa direction politique et de la Maison-Blanche le feu vert pour ces concessions qui impliquent une forte implication financière US, et que les USA refusaient jusqu'alors. Une conséquence immédiate de l’accord a été une réaction très vive de la Russie, qui peut se détailler en plusieurs interventions.

• L’annulation d’une visite du ministre russe des affaires étrangères Lavrov en Pologne.

• Des déclarations menaçantes du vice-chef d’état-major russe, le Colonel Général Nogovitsine. («“By deploying, Poland is exposing itself to a strike - 100%,” warned Colonel General Anatoly Nogovitsyn. He added that Russia's security doctrine allowed it to use nuclear weapons against an active ally of a nuclear power such as America.»)

• Des déclarations plutôt ironique de l’ambassadeur russe Rogozine, chargé à Bruxelles des relations avec l’OTAN (Selon Novosti du 15 août), comparant le système BMDE à un “chat crevé” («…Rogozine, a comparé vendredi à Bruxelles le bouclier antimissile américain à un "chat crevé", car l'efficacité d'un tel système ne pourrait être vérifiée qu'en cas d'échange de coups nucléaires balistiques»); puis il précise, de façon révélatrice : «En acceptant d'accueillir le bouclier antimissile américain en pleine crise géorgienne, la Pologne a confirmé qu'il était dirigé contre la Russie. Il faut remercier les Polonais qui ont de facto dévoilé la véritable orientation stratégique du bouclier antimissile américain.»

L’un des projets majeurs du nouveau (depuis novembre 2007) Premier ministre Tusk, qui était d’améliorer les relations de la Pologne avec la Russie, est pour l’instant absolument compromis. C’est à une aggravation de ces relations qu’on assiste maintenant tandis que l’interprétation du BMDE comme “réponse” US à la guerre avec la Géorgie se répand. Pour en rajouter dans ce sens, il y a une déclaration ukrainienne (de la présidence ukrainienne, – on verra ce qu’il en restera) annonçant que l’Ukraine est volontaire pour participer au BMDE. Dans cette zone, c’est le développement rapide de la logique de la Guerre froide dans sa version la plus extrême de la course en avant, résultat de la grande peur enfantée par l’affaire géorgienne.

Cet accord BMDE est du type “préliminaire”, ou transitoire si l’on veut, marquant la hâte soudaine du Pentagone de verrouiller une signature. Il ne faut pas s’y tromper: la perception du Pentagone est que les événements de Géorgie sont une occasion de forcer les événements pour obtenir l’accord, et non pas un élément déterminant de l’accord. Le but du Pentagone est bureaucratique: extension de ses installations, vente de quincaillerie, etc. Le but des Polonais est un renforcement de leur sécurité face à la Russie. L’esprit de l’accord est donc tout à fait rocambolesque. Le Pentagone continue à psalmodier la fiction d’un réseau contre des missiles iraniens et ne songe qu’à sa propre extension bureaucratique et aux commandes pour l’industrie d’armement tandis que la Pologne le présente ouvertement comme une garantie contre la Russie, avec toutes les implications qu’on imagine.

Accord “préliminaire”, c’est-à-dire coup de force du Pentagone, et coup de force éventuellement désespéré pour l’emporter avant l’arrivée d’une nouvelle administration, d’un Congrès sourcilleux sur cette question. En réalité, rien n’est fait. Il ne serait pas étonnant que des obstacles inattendus surviennent lorsqu’on passera au détail de l’accord, lorsqu’il sera question de le finaliser, lorsqu’il sera temps de financer les systèmes promis à la Pologne, de discuter leur déploiement, etc. Certaines “garanties de sécurité” pourraient également soulever bien des difficultés. Le problème du Pentagone dans cette affaire est qu’il ne peut pas plaider la bonne cause; il est pour l’instant hors de question pour un homme comme Gates, particulièrement prudent, de “vendre” l’accord au Congrès, ou à la nouvelle administration, sous prétexte de renforcer la sécurité de la Pologne face à la Russie, – alors que cet argument pourrait trouver un fort soutien médiatique et de communication par les temps qui courent, – simplement parce que la narrative du Pentagone est que le BMDE ne concerne que l’Iran, et surtout pas la Russie.

D’un autre côté, il ne faut pas écarter les comportements et initiatives contradictoires, – dans ce cas contradictoire de ce qui précède. Plus on est de fous… L’emportement médiatique fiévreux qui caractérise le camp américaniste, et aussi les intérêts de l’industrie d’armement, poussent à l’audace et au désintérêt pour la sagesse et la logique. A Washington même, dans certains milieux républicains, on en vient effectivement à affirmer que l’engagement dans le MBDE représente une riposte à l’invasion de la Géorgie. C’est ce que nous signale le site Spy Talk, le 13 août :

«On Capitol Hill, some Republicans think they can use Russian aggression in Georgia to bludgeon the Democrats into supporting the deployment of an American “missile shield” in Eastern Europe, according to a story by CQ's enterprising Josh Rogin:

»In September, lawmakers will resume their debate over the missile sites – this time amid fresh concerns over Russian threats to U.S. allies in eastern Europe. Though the administration has presented the missiles sites as a defense against Iranian attack, missile defense advocates say they now plan to cite the Russian threat as a way to get Democrats to let construction begin...

»“Russia's actions represent compelling data that should be convincing to Democrats that we don't want to delay this thing,” said Rep. Trent Franks, R-Ariz., a leading missile defense champion. “This is not just about missile defense; this is about demonstrating to Russia that America is still a nation of resolve . . . and we're not going to let Russian expansionism intimidate everyone.”»

John McCain lui-même, toujours très radical lorsqu’il s’agit de la Russie et avec les conseillers qu’il faut (Randy Scheunemann, neocon notoire et principal lobbyiste appointé du gouvernement géorgien jusqu’en mars dernier), emprunte en partie cette voie de la justification du BMDE (voir CQ Today du 13 août). Justement, c’est Scheunemann qui prend la parole: «“Russia’s objections (to the sites) have never been based on anything more than trying to define a sphere of influence in Europe and on the territory of existing NATO members,” said McCain’s top foreign policy advisor Randy Scheunemann, “Senator McCain believes that is unacceptable — especially in the aftermath of Russia’s brutal invasion of Georgia.”»

Obama reste pour l’instant (rien n’est sûr à ce propos) sur ses positions d’attentisme défavorable au réseau BMDE, en attendant des tests convaincants qu’il situe pour 2010. Au Congrès, les démocrates réagissent plus fermement face à cette poussée des républicains («Rep. Ellen O. Tauscher of California, chairwoman of the House Armed Services Strategic Forces Subcommittee, which oversees the missile defense program, denounced Republican efforts to “conflate the ... issue with Russia's provocation in the Caucasus,” which were “completely unrelated.”»)

La ronde avec le BMDE et autour du BMDE

Les choses deviennent-elles sérieuses? Tous ces gens qui dansent en rond autour du système BMDE sont-ils sérieux quant au danger russe? Si c’est le cas, Zogorine a complètement raison: que font-ils donc avec un système BMDE anti-missiles?

Certes, nous ne partageons pas l’alarme que manifestent ces diverses précisions; mais en en acceptant la logique pour mieux examiner le cas, alors oui on se demande comment il est possible de présenter un réseau anti-missiles encore au stade de développement préhistorique comme une parade efficace contre une menace russe. Les précisions de Zogorine vont dans ce sens:

«…Dans le même temps, a poursuivi l'ambassadeur, en acceptant d'accueillir sur leur territoire le bouclier antimissile américain, la Pologne et la République tchèque deviennent potentiellement des cibles pour les terroristes, mais aussi pour les militaires russes. Résultat, nul n'a ajouté à sa sécurité, alors que les relations internationales ont souffert, a constaté M. Rogozine.

»“Je pense que le président américain George W. Bush ne comprend même pas ce qu'on lui a ‘refilé’. Il ne s'agit en fait que des ambitions du complexe militaro-industriel convoitant de grosses commandes”, a-t-il dit. Selon l'ambassadeur russe, en privé, même les militaires otaniens qualifient d'inefficace le système ABM américain.»

C’est pourtant autour de l’annonce de l’engagement polonais que se pressent les stratèges en chambre, pour présenter cet engagement comme le premier acte de la “riposte” US contre la Russie, après la courte guerre avec la Géorgie. Le raisonnement est surprenant: l’installation du système fait monter la tension immédiatement entre le pays-hôte et la Russie, comme le montre les considérations balistiques du Colonel Général. Le système ne donne pourtant aucune garantie opérationnelle concrète au pays qui l’accueille puisqu’il n’est censé intervenir que selon une logique globale d’engagement nucléaire, le plus haut échelon de l’affrontement armé où les particularismes polonais n'ont rien à faire. Le signe le plus évident de cette inadéquation du système aux besoins de sécurité du pays hôte, c’est l’exigence de la Pologne d’être équipée de batteries de missiles Patriot, contre une hypothétique attaque russe, – ce qui implique que le BMDE ne protège la Pologne d'aucune attaque russe, – ce qui est l'évidence puisqu'il n'opère qu'au niveau stratégique. (Là aussi, la légende publicitaire est sollicitée pour alimenter la politique de sécurité. Le Patriot est célèbre pour ses ratages et son impuissance presque grandiose dans la mission de protection qu’il est censé accomplir.)

S’il s’agit de mesures de sécurité concrète, le BMDE et tout ce qui l’accompagne constituent un choix complètement contre-productif, pour une signification politique extrêmement provocante et dangereuse. La mesure, opérationnellement inadéquate par rapport à la menace qu’on déduit de l’affrontement russo-géorgien, est symboliquement et politiquement aggravante. Un commentateur britannique particulièrement inquiet, Michael Binyon, dans le Times du 15 août, observe: «Donald Tusk, Poland’s Prime Minister, could not have chosen his words better when he told his countrymen: “We have crossed the Rubicon.” He was speaking after the signing of an agreement with America to base ten US interceptor missiles on Polish soil…»

Si l’on a à l’esprit une version différente, savoir qu’on n’en est pas encore arrivé à une simple confrontation de mesures préventives en prévision d’un probable affrontement, si l’on veut encore se ménager de l’espace pour manœuvrer entre pressions politico-militaires et arrangements acceptables, le choix du BMDE n’est pas plus judicieux. Il n’exerce aucune pression fructueuse puisque tout ce qu’il obtient est de susciter la fureur russe et des mesures militaires en riposte sans rien apporter de réelle sécurité supplémentaire aux Polonais. Le BMDE a dépassé le stade de la négociation et la querelle de ces deux dernières années a épuisé toute possibilité de manœuvre. Avec la crise géorgienne et l’emploi symbolique fait de l’accord polonais, désormais les deux “adversaires” (USA et Russie) se rapprochent du stade où le maintien ou l’abandon de la BMDE devient de plus en plus une question de perdre ou ne pas perdre la face; c’est par excellence la mesure qui ne peut être d’aucune utilité pour une négociation puisque tant de valeur prestigieuse, radicale et symbolique lui est désormais attachée. Ni utile opérationnellement, ni utile pour une négociation, – avec le BMDE, on tourne désormais en rond.

…“On tourne en rond”, simplement parce que le BMDE n’a rien à voir avec la question de la sécurité, européenne ou polonaise, ni avec la situation nouvelle avec la crise géorgienne. Zorogine ne dit rien d’exceptionnel lorsqu’il dit ce que tout le monde sait bien à Bruxelles («…George W. Bush ne comprend même pas ce qu'on lui a ‘refilé’. Il ne s'agit en fait que des ambitions du complexe militaro-industriel convoitant de grosses commandes»). Le BMDE ne peut servir ni à contribuer pleinement et assurément à la sécurité de la Pologne (sans parler de l’Europe), ni à participer utilement à une négociation comme outil de pression ou outil d’échange. Sa logique n’a rien à voir avec ces subtilités diverses. Il est là effectivement pour grossir les commandes du complexe militaro-industriel; c’est le produit d’une dynamique systémique aveugle, qui n’a aucune finalité stabilisatrice ou structurante mais qui acquiert, en cas de tension, des caractéristiques déstructurantes et provocatrices considérables. Nous y sommes.

(Cela conduit à la seule conclusion envisageable, que nous donnons en post-scriptum tant elle est éloignée de la problématique de sécurité en Europe et de la crise géorgienne. Le véritable sort du BMDE se jouera au niveau bureaucratique, dans les batailles internes de Washington, sans rapport avec nos crises du monde réel. Certes, l’argument de la sécurité européenne sera servi pour faire pression sur une nouvelle équipe qui voudrait abandonner le programme, comme dans le cas du député Trent Franks, mais cela n’aura rien à voir avec la sécurité européenne et tout avec l’argument du boutiquier et des relations publiques. A l’inverse, ceux qui arriveraient à détruire le programme BMDE le feraient au nom d’argument budgétaires et techniques ajoutés, là aussi rien à voir avec la sécurité européenne. Elle sont absolument grotesque, les vaticinations stratégiques liées à la sécurité européennes développées par de nombreux stratèges du système obligés de justifier ces initiatives rocambolesques. Quant aux dirigeants politiques de tous bords à “l’Ouest” ils sont comme GW: on leur a “refilé” le BMDE, ils en discourent comme s’ils y comprenaient quelque chose.)