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15982 septembre 2008 — L’Europe s’est réunie hier à Bruxelles et cette réunion ne fut pas inutile. L’Europe s’y est montrée à la fois suffisamment divisée et suffisamment contrainte à un arrangement entre ses membres pour nous signaler que la situation est grave et qu’on commence à mesurer la chose. L’espèce d’“unité” qu’a montrée l’Europe hier n’est pas un signe de santé mais un signe de l’extrême gravité de la situation, telle qu’elle est de plus en plus nettement perçue par les Européens. Le désarroi schizophrénique a laissé place à une anxiété sous-jacente qui est la mesure de cette situation.
Cette rencontre marque une nouvelle phase de la crise pour l’Europe. Dans ce “pour l’Europe”, il y a le constat d’une circonstance très spécifique et remarquable, que certains jugeraient être une calamité pour l’Europe (encore cette expression) tandis que d’autres jugeraient qu’elle pourrait être une opportunité pour elle (“pour l’Europe”) au cœur de la crise catastrophique en cours. La circonstance spécifique de la situation est définie fondamentalement par l’absence diplomatique des USA, – l’absence même de “vie”, de mouvement diplomatique, comme l’on dirait d’une chose inerte, fondamentalement indifférente, avec quelques réflexes agressifs de sa pathologie courante. Cette situation était dénoncée avec sa vivacité coutumière par Madeleine Albright dans une interview au Spiegel citée le 31 août par AFP; Albright y fustige l’inaction US sans pour autant abandonner sa rhétorique maximaliste, type “néo-neocon”, bien au contraire, – ce qui montre bien que nous sommes au niveau de la “méthode diplomatique” (ou “non-méthode”, disons) et non des choix diplomatiques:
«Former secretary of state Madeleine Albright has blasted the current US administration's handling of the Georgia crisis, saying her first move would have been to travel to Russia for talks.
»In an interview with the online service of German news weekly Der Spiegel Sunday, Albright said she would have criticised the Russian military surge into Georgia and recognition of two Georgian rebel enclaves but reassured Moscow over its security fears.
»“I would have gone straight to Moscow, unlike the current Secretary of State Condoleezza Rice,” she said, in remarks printed in German. “I would have told the Russians in no uncertain terms that this behaviour is unacceptable. At the same time, I would have assured them that there is no threat at their borders.”»
Cette nouvelle phase ouverte hier est la troisième de la crise. La première eut lieu dès l’origine, avec la France saisissant l’initiative, et beaucoup plus selon une politique nationale qu’une politique “européenne”. La France agissait au nom de l’Europe mais elle agissait en tant que telle, et c’est en tant que telle qu’elle réussit dans cette première phrase à négocier un cessez-le-feu.
La seconde phase fut ouverte, naturellement, avec l’intervention les 16-17 août des USA (Rice à Tbilissi), – “naturellement” puisqu'il s'agit des USA, puisque cette intervention aboutit finalement à un gel de la diplomatie, là où elle se trouvait, avec l’accord de cessez-le-feu tardant à être respecté, tandis que l’“action” se transposait à l’“Ouest” avec la réunion de l’OTAN du 19 août qui permit de faire entendre en coulisses quelques paroles martiales. Dans ce cas, l’action diplomatique constructive était paralysée et l’on versa effectivement dans la déclaration d’intention, dans la critique sévère à l'ombre des salons d'Evere, dans le froncement de sourcil moralisateur, dans le déploiement de la parole martiale et ainsi de suite. Ce fut là, pour l’Europe, ce que nous avons nommé la phase schizophérique, – dont on pourrait penser qu’elle laisserait place depuis hier à une nouvelle phase.
Ces deux phases sont très justement, très judicieusement rapportées et caractérisées par Mary Dejevsky, dans
«In fact, the EU's first moves were positive, as international responses go. The French presidency of the EU placed the onus on Nicolas Sarkozy and his foreign minister, Bernard Kouchner, to react in the name of Europe. Exhibitionist and interventionist politicians both, they made an admirably prompt start, exchanging their sacrosanct August holidays for a few rounds of shuttle diplomacy. Within days there was a six-point agreement, validated by the signatures of both sides. It was a promising start: a single message, activist diplomacy, and a realistic awareness of what was possible on the ground.
»At which point everything fell apart, and a head of steam built up once again behind the rhetoric – except that this time it was not just Russia and Georgia doing the shouting, but their respective cheerleaders, which meant pretty much everyone against the Russians. And the EU voice of reason, as exemplified by the mediators, M. Sarkozy and M. Kouchner, was progressively drowned out by a different and more diffuse argument: not the small question of how to solve the problem of South Ossetia, but the big question of what to do about Russia.»
La troisième phase, commencée hier, est évidemment marquée par le retour de la diplomatie active, avec la mission de Sarkozy (avec Barroso dans ses bagages) à Moscou et à Tbilissi, le 8 septembre. On s’engage à partir d’assurances données par Medvedev à Sarkozy, au téléphone avant-hier (assurance sur l’application complète des six points du cessez-le-feu par la Russie). Bien entendu, aucune garantie de rien dans cette tentative (ce n’est pas la première fois que Medvedev fait une telle promesse) mais le constat par ailleurs qu’il n’y a guère de choix.
Nous retenons trois points de cette réunion et autour de cette réunion, qui doivent permettre d’apprécier l’état de la situation de la crise du côté occidental. Le premier point est que l’unité européenne est apparue effective lundi à Bruxelles, et que c’est l’unité la plus solide possible compte tenu des circonstances parce qu’elle met notamment les irresponsables maximalistes (les Britanniques et les pays de l’Est) plutôt sur la défensive. Cette unité est celle de la peur devant l’élargissement et l’extension de la crise. Malgré les oppositions stridentes et les anathèmes anti-russes, ce qui commence à apparaître est une mesure de la gravité de la situation. Personne ne peut proposer d’alternative valable à la négociation parce que personne n’a les moyens ni les idées d’une alternative qui devrait nécessairement être un durcissement concret, – les moyens pour cette voie du durcissement devant commencer par l’existence d’un background sérieux, c’est-à-dire la disposition d’un nombre respectable de divisions blindées du type classique en position en Europe, pouvant éventuellement faire face à la Russie. Personne ne dispose de ces choses puisque tout le monde en était, hier encore, à gratter ses fonds de tiroir pour trouver des contingents de quelques centaines d’hommes à envoyer en Afghanistan. Cette situation pèse d’un poids de plus en plus lourd, et elle pèserait d’un poids affreusement lourd si la politique passait au niveau de la confrontation entre l’Europe et la Russie.
Le deuxième point est au niveau du langage et des préoccupations affichées. On en reste essentiellement à la question du cessez-le-feu qui doit être appliqué dans tous ses points, à l’évocation d’une “riposte disproportionnée” (des Russes) qu’il faut effacer par un respect complet du cessez-le-feu, et on ne parle pas trop de la reconnaissance de l’Ossétie du Sud et de l’Abkhazie par la Russie. Ce dernier point est en effet un point autobloquant, une difficulté considérable qu’on fait passer au second plan, qu’on tend aujourd’hui à minimiser en attendant des jours meilleurs. Effectivement, si cette question de la reconnaissance vient (ou revient) au premier plan, position qu’elle devrait effectivement occuper, plus rien n’est possible tant que l’un ou l’autre ne cède pas complètement, ce qui interdit toute possibilité de dialogue et de négociation dans la situation actuelle.
Le troisième point important, déjà évoqué, est celui de la situation des USA, tout entier absorbés par la campagne électorale, circonstance qui s’ajoute à la réalité d’une administration affaiblie et erratique. Par ailleurs, on sait que cette administration ne conçoit l’action dans cette crise (comme dans toute autre au reste, le modèle est désormais connue) que par une politique de provocation qui marque à la perfection son irresponsabilité et sa conception du tout ou rien, du “qui n’est pas avec nous est contre nous” et ainsi de suite. Par ailleurs, cette inaction et cette absence, hormis un voyage de Cheney dans la région pour faire monter la tension et quelques navires de l’U.S. Navy en Mer Noire pour faire monter la tension (bis), éclairent une fois de plus les tensions à l’intérieur de direction US (avec les militaires comme élément freinant les initiatives de provocation).
Les esprits courts et sentimentaux seraient prompts à voir dans cette attitude des USA un “accident” (administration affaiblie, campagne présidentielle) là où il n’y a que l’extrême d’une attitude unilatéraliste, même dans un cadre multilatéral, qui est désormais la caractéristique imprescriptible de la politique américaniste. Les USA ne peuvent plus, aujourd’hui, se sortir de leur vision autiste et arrogante du monde, vivant sur leurs illusions d’hégémonie absolue et refusant absolument d’intégrer la leçon de tous les revers subis ces dernières années, – ignorant d'ailleurs ce qu'est “une leçon” pour un corpus d'action et de pensée si parfait qu'est le comportement américaniste. Il n’y a rien d’autre à en attendre. Les Européens sont, face à la Russie, plus seuls qu’ils ne croient.
Un point annexe concerne les situations institutionnelles et fondamentales des divers composants de l’Europe. Parmi les “trois grands” européens, ceux qui peuvent donner une impulsion conséquente, force est de constater qu’il ne reste que la France à avoir la capacité de retrouver la voie de normes diplomatiques acceptables, malgré l’état où elle se trouve par ailleurs, malgré la médiocrité courante de sa direction. Le Royaume-Uni est enfermé dans une situation qui marie étrangement l’impuissance d’aujourd’hui, qui est la conséquence de l’adoption servile de toutes les prescriptions américanistes (autant financières et économiques que politiques et militaires), et l’égoïsme irresponsable des périodes “isolationnistes” de son histoire. L’Allemagne est divisée entre une tendance de semi-conciliation avec langage dur (les chrétiens-démocrates de la chancelière) et une tendance conciliatrice (celle du SPD et du ministre des affaires étrangères); le résultat est une paralysie chronique puisqu’on ne peut pas se précipiter à Moscou mais qu’il n’est pas question de rompre avec Moscou. Reste donc la France, qui garde une structure politique administrative efficace comparée aux normes occidentales, des réflexes indépendants qui sont complètement étrangers à tout autre pays européen, donc une capacité d’analyse propre et la compréhension instinctive et historique, ou instinctive parce qu’historique, de l’intérêt de la diplomatie. Cela lui permet d’analyser vite une situation et d'agir à mesure, avec à l’esprit la nécessité de la diplomatie et du dialogue, sans réduire sa pensée à des slogans. De là à dire que cela (l’initiative franco-européenne) suffira, il y a un monde.
En effet, il n’y a là que des constats et nulle promesse. En face, il y a la Russie, et ce n’est pas rien, en tant que poids comme en tant qu’énigme diplomatique. Durant les deux phases signalées plus haut, la Russie n’a pas chômé. Sa dureté extrême peut être conceptuelle (selon des hypothèses de rupture que nous avons évoquées), tactique (si les Russes cherchent à diviser les Européens, selon leur tactique habituelle) ou accidentelle (par exemple, selon l’hypothèse de certains dysfonctionnements entre la direction politique et l’armée), – ou les trois à la fois, pour arranger le tout. L’énigme est plus énigmatique que jamais.
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