Cuche-Mandelson, même combat…

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Cuche-Mandelson, même combat…


3 juillet 2008 – Dans une un souci d’équité qu’il faut saluer, on observera que les interventions verbales remarquables, nombreuses et sonores du président français Nicolas-Sarkozy, sont saluées, accompagnées et suivies de presque autant de commentaires dont certains sont parfois furieux, et deviennent de plus en plus furieux. La chose marque de plus en plus un des aspects les plus spécifiques du président, – le penchant pour l’éclat, la sensation, l’intervention péremptoire, l’impatience, l’absence de mesure et une grossièreté qui lui semble un don naturel, l’absence de contrôle de soi et ainsi de suite.

Ces traits de caractère très particuliers justifient peut-être une des exclamations préférées («Ce type est dingue!») de Jean-François Kahn, qui suivait le thème central d’un numéro de Marianne d’avril 2007. Il introduit également une grande fragilité dans l’évaluation qu’on peut faire de la politique française, et des effets allant dans des sens politiques très divers, voire opposés, de l’“action” du président français.

Le fait est que la pratique de la présidence n’apaise pas du tout le caractère de Nicolas-Sarkozy; on dirait plutôt qu’elle l’exacerbe, lui-même en jouant ou en en étant le jouet, c’est selon. Si l’on s’en tient à une appréciation classique et logique des événements, par rapport aux intérêts de ce président et aux intérêts qu’il représente prétendument, ces interventions paraissent d’une rare maladresse. Elles conduisent à une appréciation assez pauvre des qualités de l’homme politique, cantonnées évidemment à l’action, à l’agitation et au mouvement, mais plutôt d’une façon éjaculatoire, sans grand contrôle des effets. Mais nous sommes dans une époque très particulière, le président français y étant un président également très particulier, – par conséquent les deux s’accordent et il ne faut pas s’étonner de l’avoir comme président.

On s’attache ici à deux incidents très récents montrant cette incontinence verbale. Il y a l’affrontement Sarkozy-Mandelson et la démission du chef d’état-major de l’armée de terre.

• L’affrontement Sarkozy-Mandelson prend des dimensions homériques, après le “revenez-y” du président français, lundi, lors de son allocution sur la prise de la présidence de l’UE par la France. Mandelson est excédé par ces attaques continuelles, publiques et dévastatrices, et il commence à le montrer. Une source européenne, qui connaît nos penchants plus que réticents pour l’Europe institutionnelle et ses orientations, nous fait remarquer: «A la Commission, tout le monde ne parle que de ces attaques. Même si Mandelson est plus ou moins apprécié, et plutôt moins que plus, il reste que l’affaire conduit à l’union sacrée des Commissaires autour de lui. Il faut dire que, du point de vue de la Commission, des affaires européennes, etc., Mandelson a raison. L’intervention de Sarkozy dessert absolument sa position, le met dans une situation très vulnérable dans les négociations de Doha. Le discours de lundi de Sarkozy, où il n’a cessé de répéter le mot de “protection” en se référant au protectionnisme, a terriblement affaibli la position de Mandelson aux négociations. Même si on est d’accord avec cette tendance de Sarkozy, on comprend la réaction de la Commission.»

Nous avons compris. D’ailleurs, pour être encore plus clair, il y a l’initiative peu ordinaire de Mandelson, qui marque sans aucun doute l’intensité extrême de l’affrontement, dans une intervention lors du programme télévisée “Newsnight” du 1er juillet de la BBC2, – ainsi rapportée par le Guardian du 2 juillet: «Peter Mandelson, the European Union trade commissioner, has accused the French president, Nicolas Sarkozy, of “undermining” him in his bid to secure a deal for Europe in the world trade talks.» Le Guardian rapporte ainsi l’intervention de Mandelson:

«In a highly unusual rebuke to the EU's president, he told BBC2's Newsnight: “I am being undermined and Europe's negotiating position in the world trade talks is being weakened and I regret that.

»“It is very disappointing because the mandate on which I am negotiating in the world trade talks – and trying on Europe's behalf to bring them to a successful conclusion – has been agreed by all the member states. Only at last week's European Council it was again recorded that the EU wants these talks to be brought to a speedy and successful conclusion with a fair and balanced outcome. I regret that Mr Sarkozy's intervention last night will make it harder for me.”

»Mandelson warned that disunity within the EU would get in the way of progress towards a successful conclusion to the seven-year Doha Round of WTO talks at a ministerial meeting in Geneva later this month. “If we fall back and retreat from our position, that is simply going to result in others stepping back from their own offers, walking away from the negotiating table, and it will bring the world trade talks to almost certain collapse,” he warned. “And we will see that collapse at the ministerial meeting that is going to take place in a few weeks' time in Geneva. That's how urgent this is.”

»Mandelson said he was “mystified” by Sarkozy's decision last month to point the finger of blame at him for the Irish no vote, which has provided the French president with a major headache during his six-month stint chairing the European Council. He described Sarkozy as “a man of great energy and dynamism [with] the ability to unite the EU and offer it leadership” on issues like the Lisbon treaty, climate change, energy security and defence.

»But he added: “French leadership is very important indeed, but it can only bring the success we want and the progress we want in Europe if the member states are united rather than divided, which is why I regret the undermining of my own position at what is a very crucial time in the world trade talks. […] This is going to succeed or fail in the coming weeks. Our negotiating strength in Europe comes from our unity. I hope the unity of the EU in the trade talks will be properly repaired, and the person who can most contribute to that is President Sarkozy.”»

• Tout le monde est d’accord et sait parfaitement que la démission du chef d’état-major de l’Armée de Terre, le général Cuche, a en substance moins à voir directement avec l’incident du 3ème RPIMa de Carcassonne qu’avec le comportement du président français vis-à-vis de cet officier général et des militaires en général, à Carcassonne effectivement. Même si Cuche s’en défend, c’est désormais la perception générale, – et la perception crée l’événement.

L’incident conduit Le Figaro, pourtant immensément pro-sarkozyste, à apprécier une situation de forte détérioration des rapports entre le pouvoir suprême civil et l’armée. Extrait d’un article sur le sujet, le 2 juillet:

«Geste rarissime dans l'armée française, la démission du général Cuche témoigne du malaise croissant qui s'installe dans l'armée de terre depuis plusieurs années. Fait rarissime également, des officiers généraux parlent désormais sous couvert d'anonymat bien entendu. Ce sont de petites phrases, prononcées ici ou là, et qui toutes rassemblées donnent la mesure de la morosité ambiante.

»“Aujourd'hui, un climat de défiance s'est installé entre l'Élysée et les armées. Et la situation ne fait que se dégrader”, assure ainsi un général. Plusieurs sont persuadés que Nicolas Sarkozy s'est toujours méfié des militaires, contrairement à son prédécesseur Jacques Chirac, réputé pour être “fana-mili”. Quelques officiers vous racontent encore ce 14 juillet 2007, première fête nationale du président Sarkozy : alors que les militaires s'étaient réunis pour rendre hommage au chef de l'État, celui-ci ne leur aurait pas adressé un regard, préférant, disent-ils, prendre un bain de foule.

»Mais c'est surtout la réforme des forces armées qui a amplifié le malaise au cours des derniers mois. Il y a d'abord eu le nouveau livre blanc de la défense, qui prévoit la suppression de 54 000 postes. Les militaires estiment qu'ils ont été sous-représentés dans la commission chargée de rédiger le document et peu écoutés par le pouvoir politique. Réunis sous le pseudonyme “Surcouf”, des généraux ont critiqué le livre blanc dans une tribune libre récemment publiée par Le Figaro. Cette rébellion a irrité l'Élysée. Depuis, les signatures concernant les promotions d'officiers généraux dans l'ordre de la Légion d'honneur ont été bloquées.»

Il faut observer que Sarko est en train de réussir un exploit: réveiller la fronde sous-jacente, mais au désavantage du pouvoir civil, qui marqua souvent les rapports des militaires avec le pouvoir civil dans les diverses républiques françaises avant la Vème, qui avait été complètement apaisée après l’explosion algérienne des années 1958-1962 (13 mai 1958, putsch d’avril 1961, OAS, etc.). Depuis, avec l’intervention de la main de fer de De Gaulle, tout de même plus respectable que les insultes de Sarkozy, l’armée française s’était trouvée une place acceptable dans le dispositif français, étant reconnue comme une “institution régalienne” fondamentale et acceptant, avec une responsabilité partagée et par conséquent une certaine sérénité, certaines mesures difficiles. Cet état de paix est en train d’être brisé, sans qu’on comprenne très bien la tactique du président français, et encore moins ses objectifs stratégiques.

Mais si l’on vous confiait quelque chose? Il n’y a pas de stratégie; quant à la tactique si vous la nommiez “humeur”, cela ferait l’affaire.

Anatomie des incontinences (verbales) du petit Nicolas

Ce choix des nouvelles nous conduit de facto à un bien étrange rassemblement. Il y a une proximité “objective” entre Peter Mandelson et le général Cuche. Ils ne se connaissent pas, ils ne s’apprécieraient sans doute pas outre-mesure s’ils se connaissaient, ils ont sans aucun doute des orientations politiques radicalement différentes, si pas opposées. On verrait en effet un contraste considérable entre le Commissaire au commerce, précieux mais arrogant et impitoyable dans les batailles bureaucratiques, adepte zélé du libre-échange et des notes de frais, pro-américaniste, libéral à la sauce Blair et ainsi de suite; et le général français, féru de tradition, de patriotisme, du service de la nation et ainsi de suite. Pourtant, leur communauté de destin et de position ne fait aucun doute; ils sont tous les deux victimes de la vindicte sarkozyste.

Par conséquent, la vindicte sarkozyste n’a aucun sens politique. (Dito, pas de stratégie.) On ne peut en faire une mesure de type politique, une indication idéologique ni rien de la sorte, une indication assurée de sa trahison, de sa rouerie ou de ses engagements. Elle nous sert plus à mesurer le degré d’épuisement du caractère de cette sorte d’homme, sorte de “dernier homme” nietzschéen, soumis à ses humeurs, à la dictature de l’apparences et de la communication, au diktat de la pose, tenu dans un enfermement du jugement par une pathétique inculture, une ignorance terrorisée d’expressions telles que “dignité de la charge” et “respect de la fonction” et ainsi de suite. Rien pour nous étonner sinon le constat attristé qu’il n’a pas cédé à la tentation d’être gagné par la dignité de la charge, – et tant pis pour lui. (Ce que nous disions de Sarko le 21 mai 2007, en citant une référence du 17 avril 2008, vaut toujours, sans y changer une lettre: «Jamais les hommes politiques n'ont été d'une aussi faible carrure intellectuelle pour une énergie aussi grande, tant politique que dialectique. Sarko est le “modèle-turbo” de cette sorte.») Sarkozy est parfaitement de son temps; il est moderne jusqu’à être postmoderne; il représente l’archétype de l’homme politique, l’homme public ou homme-people d’aujourd’hui. Bref, d’une façon générale de peu d’intérêt pour la substance.

Reste à voir l’effet de l’action impatiente, son domaine favori.

C’est là qu’il (Sarko) serait pourtant, éventuellement, de quelque intérêt. Sa diatribe contre Mandelson a évidemment l’intérêt de défaire le bel édifice que la Commission européenne met en place pour donner au libre échange une structure convenable. C’est-à-dire que l’attaque de Sarkozy met “objectivement” en cause une poutre maîtresse du système. Sa manière vociférante, outre d'être incongrue et déplacée, est extrêmement efficace. Mandelson est vraiment empêtré dans une situation soudainement affaiblie, ce qui affaiblit à mesure le puissant parti anglo-saxon qui inspire la pensée européenne. Le paradoxe est complet: Sarkozy déchire à belles dents un pan de l’Europe qu’il prétend nous imposer à toute force avec le traité de Lisbonne; il attaque avec vigueur l’une des principales vertus du système (le système anglo-saxon) qu’il prétend adorer au travers des concerts de louanges qu’il déverse régulièrement sur le Royaume-Uni. L’absence de capacité conceptuelle de l’esprit sarkozien, notamment pour l’identification de l’enchaînement des choses et du rapport de cause à effet, est prodigieuse.

On dira que le traitement de l’armée est le côté sombre de l’agitation sarkozienne (du point de vue de ceux qui considère l’armée et sa situation régalienne comme une “poutre maîtresse” du système français). A première vue, cela semblerait être le cas. On dirait alors que de ses agitations anarchiques naissent le bien et le mal, que c’est le cas avec Mandelson-Cuche. Pourtant, une réserve peut être émise.

Nous pensons qu’il existe des forces plus grandes que d’autres, des logiques involontaires mais inéluctables plus assurées que d’autres. Dans son attaque contre Mandelson, Sarkozy s’appuie, pour de bonnes et de mauvaises raisons, sur la glorification de “la protection” (le protectionnisme). L’idée, qui fait partie de l’arsenal “machiste” et du caractère autoritariste et vaniteux du président, rencontre sans aucun doute certains intérêts français, notamment la défense forcenée de l’agriculture. Le résultat n’est, du point de vue français, pas mauvais du tout. Son attaque contre l’armée, toujours selon la même appréciation d’une démarche caractérielle, complète indirectement d’intéressantes perspectives. Elle tend en effet, elle, à mettre à jour le défaut de la cuirasse sarkozyste: lorsqu’il fait ses attaques vigoureuses qui rencontrent l’intérêt de la France, il reçoit un soutien implicite qui “va de soi”, mais l’engage à faire plus dans ce sens pour tenter effectivement de parvenir à une popularité plus grande. Dans le cas inverse, il devient très vite la cible de toutes les critiques et, par contraste, la chose attaquée acquiert une stature nouvelle à ses dépens.

Dans le cas présent:

• L’attaque de Sarko contre Mandelson et pour le protectionnisme rencontre un silence satisfait en France. Point à la ligne.

• L’attaque de Sarko contre le général Cuche à Carcassonne, décrite en des termes désormais célébrés (le «il a été odieux» d’un témoin est désormais adopté comme description quasi-officielle de son comportement) se transforme, dans la représentation qu’on s’en fait, en une attaque injuste et grossière contre l’armée. Elle provoque des réactions étonnantes que des piles d’argumentaires de glorification de l’armée n’auraient jamais provoqués. On peut lire cet édito du 2 juillet, du directeur de la rédaction (Laurent Jauffrin) de Libération, ce journal si peu attaché au patriotisme, fustiger la philosophie “bling bling”-postmoderne et célébrer implicitement les vertus des “grandeurs et servitudes militaires” chères à Alfred de Vigny:

« Mais la volonté de ne jamais laisser l’opinion en suspens, de toujours occuper le terrain dans une stratégie de l’immédiat et de l’émotionnel comporte des risques désormais manifestes. La démission du général Cuche en est l’illustration éclatante. Les militaires ont au moins une vertu: le sens de la responsabilité et une conception de l’honneur. Sacrifiant sa fin de carrière, le chef d’état-major, de toute évidence totalement étranger à l’accident de Carcassonne, ne laisse pas un instant penser qu’il pourrait se cacher derrière ses subordonnés et prend toute la faute sur lui.

»Il proteste aussi, sans un mot, comme il sied à “la grande muette”, contre une gestion médiatique qui heurte son sens de l’Etat. […] Désintéressés, voués à des idées opposées aux valeurs contemporaines de marché et de réussite individuelle, les militaires n’aiment pas ce que représente, trop souvent à leurs yeux, Nicolas Sarkozy.»

Ainsi Sarko pourrait-il réveiller en France le débat sur la place de l’armée française alors que cette place est menacée, faire prendre conscience aux Français de l’importance de l’armée dans les structures de la nation, du caractère précieux de ses vertus. (Lui-même, Sarko, pourrait perdre accessoirement quelques points dans les sondages, ce qui serait une succulente cerise sur le gâteau.) Rien n’est assuré et ces éventuels effets positifs ne suffisent évidemment pas à préjuger d’un avenir radieux. Ils nous conduisent à observer que l’homme politique arrivé à ce point d’abandon de la substance au profit de l’apparence, illustré par l’absence de maîtrise de soi au profit de l’empire de l’humeur et du caprice, n’est plus maître de rien et peut, par inadvertance et “à l’insu de son plein gré”, servir quelques bonnes causes selon les nécessités du temps, surtout lorsque l’exigence vient d’une structure aussi pérenne et puissante que la française. Ils nous conduisent également à observer que ces péripéties pourraient provoquer un débat national où l’armée a tout à gagner, puisqu’un tel débat a une forte chance d’aboutir à la mise en évidence de la faiblesse d’une position officielle entachée d’humeurs suspectes contre la nécessité de la pérennité de la place de l’institution militaire dans l’architecture de l’indépendance française. L’argument serait irrésistible, emporterait la droite comme la gauche, et, peut-être bien, rallierait Sarkozy au bout du compte et pour quelques points de sondage en plus.

Nous ne sommes pas au bout de cette sorte d’incident chaotique, dont certains seront réjouissants. Nous attendons avec intérêt la réintégration de la France dans l’OTAN, où la France n’obtiendra rien, où le président français n’évitera pas un jour une manifestation d’humeur tonitruante contre ces “promesses” non tenues de l’OTAN (et des USA) qu’il a imaginées. Le “retour” de la France dans l’OTAN est plus la recette pour des crises internes graves de l’OTAN que le contraire. L’on se rappellera alors la nécessité d’avoir une armée forte et respectée.

Encore une fois, ce n’est pas prévoir des lendemains qui chantent et une France triomphante. C’est simplement rappeler qu’entre les tendances historiques puissantes, – et la France en est pétrie, – et les humeurs des petits hommes, le choix est désormais couru d’avance, et il est “maistrien”. Cela ne résout pas les grandes crises du monde mais maintient stables quelques points de ralliement.