“Da Vinci Code”, du sexe des anges et du virtualisme

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Da Vinci Code, du sexe des anges et du virtualisme


22 mai 2006 — Voici qui devrait ébranler l’Église en provoquant l’effondrement de son aile conspiratrice et réactionnaire, l’ Opus Dei. Le livre Da Vinci Code, tiré au nombre de millions d’exemplaires qu'il vous plaira, couronné du film accompagné d’une campagne de promotion ressemblant à l’attaque allemande sur Verdun de février 1916. Il n’a jamais été aussi bien et aussi rapidement exposé que le système médiatique et virtualiste porte en lui-même son contre-poison suicidaire.

A l’émission Arrêt sur image (TV5) de Daniel Scheidermann du 21 mai, émission où l’on porte beau le sarcasme contre toutes les forces établies, surtout réactionnaires, ç’aurait dû être un KO complet de l’Opus Dei. Les participants à l’émission étaient effectivement KO, mais devant ce qu’ils dénoncèrent de stupidité et de médiocrité du film. Arnaud Gency, le directeur de la communication du vicariat français de l'Opus Dei, avoua, cachant difficilement son sourire, qu’on n’aurait pas pu réaliser une « meilleure opération de promotion de l’Opus Dei ». Le contradicteur de service, Frédéric Lenoir, du Monde, passa son temps à relever pour les dénoncer avec véhémence, à l’avantage de l’Opus Dei, les grotesques stupidités dont est criblé le film lorsqu’il s’agit de l’Opus Dei en particulier et du débat autour de la légitimité ou de l’imposture de l’Église en général.

(Le site de l’émission donne diverses indications sur l’émission elle-même et sur certains aspects de la polémique [avec des liens divers], tant sur l’aspect merchandising/argent de l’opération que sur l’aspect de la position de l’Église. Il y a d’autre part une longue interview du Figaro Magazine du 29 avril sur l’Opus dei.)

Parallèlement, on apprit qu’à Cannes le film avait été sifflé, ou bien il avait provoqué des endormissements divers. Les commentaires, dans un public pourtant peu suspect de soutenir les œuvres étiquetées réactionnaires que prétendait attaquer le film, allaient du sarcasme, de la colère au mépris et à l’indifférence. (Sauf ceux recueillis sur la chaîne de télévision M6, qui participe à l’opération de marketing, — comprenne qui pourra.) Il ne s’agit donc pas, dans notre propos, d’une polémique sur un film à propos de l’Opus Dei et de l’Église puisqu’il n’y en a guère, mais d’une réflexion à propos du système virtualiste où nous nous ébattons.

C’est une réaction similaire à celle que nous avons eue dans l’affaire des caricatures, à laquelle certains (le clergé orthodoxe russe) ont comparé l’opération Da Vinci Code. C’est, à notre sens, faire trop d’honneur à la chose, lui donner une importance qu’elle n’a pas ; l’avantage de Da Vinci Code est certainement que ce qui semble être la très grande médiocrité de l’œuvre, dans tous les cas dans la perception des divers commentateurs qui étaient prêts à débattre sur le fond, les a effectivement découragés d’en débattre. On peut ainsi d’autant plus vite passer au principal.

Notre réaction décodée

Sans avoir vu le film ni lu le livre, et justifiés en cela de pouvoir en parler pourtant par le fait que le fond (si l’on peut dire) de ces œuvres n’est pas le vrai débat, nous proposons un commentaire en deux parties.

• Le premier cas est justement celui de nier, non pas l’importance mais l’intérêt même du débat sur le fond et, d’une façon plus générale, sur la problématique où s’inscrit ce fond. Le débat aussi vieux que l’Église qui se trouve derrière Da Vinci Code concerne le débat autour de la légitimité ou de l’imposture de l’Église en tant que porte-parole de la parole divine, c’est-à-dire sa légitimité à exercer son influence, voire son autorité sur tout croyant. Ce débat est aussi bas que celui qu’a prétendu ouvrir Da Vinci Code et aussi haut que les diverses querelles scholastiques qui illustrent la vie intellectuelle de l’Église. Il a été marqué depuis près de vingt siècles par des schismes, des hérésies, des excommunications, des guerres de religion, etc.

Ce débat n’aurait véritablement d’intérêt terrestre et temporel que si (et lorsque) l’Église était encore un pouvoir spirituel incontestablement dominant dans le cadre temporel. Ce fut effectivement le cas, sans aucun doute jusqu’à la Réforme, puis de façon de plus en plus déclinante jusqu’à la Révolution française, jusqu’aux événements successifs de la fin du XIXème et du début du XXème siècle (lois sur la séparation de l’État et de l’Église, Concordat, etc.).

Quasiment depuis la Première Guerre mondiale et l’installation des grands pouvoirs séculaires et économiques, depuis le triomphe du mécanisme industriel, on peut dire que l’Église a perdu son pouvoir temporel en tant que force spirituelle “incontestablement dominante”. Il lui reste sans aucun doute la puissance d’influence, mais il ne s’agit plus à notre sens d’une force qui peut être réellement concernée par des attaques spécifiques du type de celle qu’illustre petitement Da Vinci Code ; ces attaques sont vaines puisqu’elles s’exercent à propos d’une situation qui n’existe plus et en débattre revient à discuter du sexe des anges dans les circonstances qu’on sait, c’est-à-dire gaspiller ses forces de contestation (ou se donner bonne conscience à cet égard). Le débat n’est plus qu’entre la réalité de la foi ou l’absence de la foi, et c’est un débat de civilisation bien plus qu’un débat de religion. C’est, pour faire court, la question du sens, qui concerne notre civilisation, laïcs aussi bien que religieux, incroyants aussi bien que croyants ; et une civilisation, certes, dont l’Église n’est plus qu’une partie.

Les transformations conduites par cette évolution font que l’importance de l’Église aujourd’hui, dans une civilisation où la question du sens n’est plus l’apanage de la religion, se situe beaucoup plus dans le domaine de la politique. Plus encore, dans ce domaine de la politique, l’Église devrait apparaître comme une force d’opposition plus que comme une force proche du pouvoir, — comme elle a eu jusqu’ici l’habitude d’être. C’est cette habitude qu’il lui faut rompre si elle veut prétendre jouer un rôle et peser sur la question du sens. (Un exemple de la possibilité et des conséquences possibles de ce changement d’attitude est celui qui est en train de se faire jour aux USA, où l’Église catholique, — dans sa hiérarchie même ce qui est “révolutionnaire”, — est tentée, ou poussée c’est selon, de passer du rôle de soutien du pouvoir à celui de soutien des contestataires potentiels du pouvoir, — la communauté latino.)

Ce qui importe pour l’Église aujourd’hui n’est pas sa représentation de Dieu sur terre mais son rôle temporel de type politique, renforcé du sens spirituel structurant qu’elle offre, dans une époque où la déstructuration est partout à l’œuvre. On comprend cela dans la démystification de l’Opus Dei réalisée à l’occasion du “débat” autour de Da Vinci Code : ce qui est en train de disperser la prévention contre l’Opus Dei et semble faire brusquement apprécier ce mouvement de façon beaucoup plus nuancée, voire favorable, c’est la sincérité de la force de la foi, donc d’un sentiment structurant, qui apparaît chez les acteurs de l’Opus Dei que les moyens de communication ont permis de rencontrer, qui contraste si fortement avec ce que nous voyons tous de ce que peut nous offrir le courant déstructurant dominant. Cela ne signifie pas qu’il importe aussitôt de se convertir ou de s’en garder au contraire (adhésion ou prévention complètement hors du propos développé ici) ; cela signifie qu’il importe de distinguer, aujourd’hui, qui est l’“ennemi principal” et les arrangements, tactiques ou pas c’est à voir, que sa puissance et la menace qu’il fait peser suggèrent chez des adversaires d’antan.

• Le Da Vinci Code est l’occasion, — une de plus, d’ailleurs, — d’une extraordinaire débauche de la comédie virtualiste, sous sa forme la plus primaire, avec une invasion extraordinaire de puissance et de vide intellectuel conjugués, au nom du seul profit, par les méthodes aveugles de puissance et de nihilisme du marketing et des relations publiques. Cette sorte de “débat” nous montre que le virtualisme déstructurant transforme l’être humain en robot pseudo-pensant, où le catéchisme est remplacé par le conformisme, où l’ignorance et l’inculture sont célébrées comme autant de vertus principales pour soutenir à leur plus haut niveau les cours de Wall Street.

La puissance et l’impunité dont elle jouit font que la comédie virtualiste n’est même plus un simulacre avec les habiletés attachées à cet exercice. Elle est devenue une caricature de simulacre puisqu’elle ne prend plus aucune attention pour dissimuler cette nature falsifiée. Elle est totalement emportée par l’ivresse de sa puissance qui lui fait croire que l’état général de virtualisme est désormais le seul cadre et le sens unique de la condition humaine. Les erreurs se succèdent à répétition : dans l’affaire Da Vinci Code, le résultat de son action a été de conduire à une mise en lumière des réalités de l’Opus Dei, à l’avantage de cette organisation (voir plus haut), en même temps que des réalités du monde virtualiste (ignorance, inculture, nihilisme) qui nous est proposé.

C’est une situation parfaite. Ainsi est exposé en pleine lumière le vide absolu de sens que ménage cette puissance. La comédie virtualiste n’est plus bridée par aucun frein, elle se montre telle qu’elle est, elle est la “Nausée” même, au sens sartrien comme dans tous les sens, de l’époque post-moderne de “la fin de l’Histoire”.

Si cela, ce n’est pas l’“ennemi principal”…