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3578Dans son dernier livre Shadow Wars, à travers lequel il analyse les causes profondes des Printemps arabes et de leurs échecs, le docteur Christopher Davidson soutient avec des arguments crédibles que Daech n’était pas considéré comme un ennemi par l’administration Obama et ses principaux alliés, mais comme un turbulent « atout stratégique ». Consultant pour le Parlement britannique, l’OTAN, le GCHQ, la British Petroleum (BP) ou les ministères des Affaires étrangères néozélandais et néerlandais, cet expert du Moyen-Orient a été décrit par le prestigieux The Economist comme « l’un des universitaires les mieux informés sur [cette] région ». D’après le Financial Times, qui a sélectionné Shadow Wars pour son prochain festival littéraire d’Oxford, le docteur Davidson estime que, sous la présidence Obama, « les services secrets américains considér[aient] l’État Islamique comme un atout stratégique [indirect] à utiliser contre leurs ennemis, à l’instar d’al-Qaïda » dans différentes opérations.
Soulignons-le d’emblée : ce potentiel statut d’« atout stratégique » n’induit pas une collusion occulte entre Daech et les États-Unis, mais un appui irresponsable de dizaines de milliers de rebelles anti-Assad par la CIA et ses partenaires, dont un certain nombre a prêté allégeance à l’« État Islamique » (EI) ou collabore avec cette organisation ; selon Christopher Davidson, il a aussi impliqué une forme de protection aérienne opportuniste de cette milice sous couvert d’une guerre « de façade », menée par le Pentagone et ses alliés entre l’Irak et la Syrie depuis août 2014. Alors qu’un changement de stratégie pourrait s’imposer sous Donald Trump – sa priorité étant de combattre Daech et non le gouvernement syrien –, cette analyse aura pour but d’expliquer les politiques ambiguës du Département de la Défense, de la CIA et de leurs alliés vis-à-vis de l’EI durant la présidence Obama.
Également soutenus par le journal Christian Science Monitor, le spécialiste du Moyen-Orient Juan Cole ou le grand reporter John Pilger, les arguments développés par cet auteur dans Shadow Wars sont à prendre au sérieux ; bousculant les conformismes, ils tendent à expliquer la contradiction frappante entre la prétendue fermeté de la coalition anti-Daech commandée par le Pentagone et l’incroyable résilience de cette organisation militaro-terroriste face à la première armée mondiale et ses nombreux alliés. Ils permettent également de mieux comprendre la responsabilité majeure des services spéciaux américains et de leurs partenaires dans l’essor de la branche levantine d’al-Qaïda et du malnommé « État Islamique », dans le contexte de la guerre secrète de la CIA en Syrie et de l’antagonisme millénaire entre puissances sunnites et chiites.
Août 2014. Le journaliste américain James Foley est assassiné dans des circonstances mystérieuses. S’impose alors dans les médias la figure maléfique du bourreau présumé, un homme cagoulé au fort accent londonien que la presse surnommera « Jihadi John ». Dans cette vidéo, ce dernier menace directement le Président Obama, et le meurtre de James Foley qu’il revendique légitime le réengagement des États-Unis et de leurs alliés en Irak, puis une extension de leur périmètre d’intervention en Syrie dès le mois de septembre. Dans son ouvrage, le docteur Davidson analyse les innombrables carences et incohérences de cette opération, baptisée tardivement Inherent Resolve (« détermination absolue »). Au préalable, il souligne que cette campagne permet aux gouvernements américain, britannique et français de suspendre leurs coupes budgétaires dans la Défense et de lancer un processus d’augmentation des dépenses militaires, tout en stimulant les ventes d’armes et en renforçant les partenariats sécuritaires avec leurs alliés du Golfe.
Comme il le relève, les entreprises d’armement, « en étroite collaboration avec les gouvernements occidentaux, (...) ont également saisi cette opportunité. Sans surprise, les plus grandes firmes américaines ont connu un boom majeur, voyant leurs actions battre des records historiques. Raytheon, par exemple, vit sa cotation boursière passer de 75 dollars – au moment où l’État Islamique commençait à gagner du terrain en Syrie –, à 125 dollars à la fin de l’année 2015. Dans la même période, l’action Northrop Grumman passa de 95 dollars à un stupéfiant 186,20 dollars (...) Expliquant mieux ce phénomène, au début de l’année 2015, le PDG de Lockheed Martin informa un expert de la Deutsche Bank que toute réduction dans les ventes d’armes n’était “vraiment pas prête d’arriver” du fait de l’“instabilité [au Moyen-Orient]” et des opportunités d’affaires correspondantes – [cette région] restant une “zone de croissance” pour son entreprise ».
À ce chaos fort lucratif s’ajoutent la surmédiatisation des crimes de Daech, et l’exagération de cette menace par les dirigeants occidentaux, en particulier depuis la diffusion de la vidéo controversée d’août 2014. Comme le rappelle Christopher Davidson dans son livre, des coupes atteignant le trillion de dollars dans le budget du Département de la Défense américain avaient été envisagées à partir de 2011, les armées françaises et britanniques étant elles aussi touchées par des mesures austéritaires. Trois ans après, dans un contexte d’instabilité globale (guerre de Gaza, crise ukrainienne, tensions en mer de Chine méridionale...), ces réductions budgétaires furent reléguées au rang de mauvais souvenir dans les ministères de la Défense et les complexes militaro-industriels occidentaux, lorsque Barack Obama promit de « dégrader et [de] finalement détruire » Daech en septembre 2014.
Pourtant, comme le souligne le docteur Davidson dans Shadow Wars, « la nouvelle campagne aérienne américano-britannique allait être bien moins intensive que celle de 2011 contre le régime de Mouammar Kadhafi, ou celle de 2003 contre Saddam Hussein. » Ce constat se traduit dans les chiffres. D’après les statistiques de l’OTAN, l’opération Odyssey Dawn en Libye a impliqué près de 11 000 frappes sur un total d’environ 26 000 sorties aériennes, soit 42 % de missions offensives – une moyenne de 50 frappes quotidiennes en 222 jours. La vague de bombardements contre l’Irak en 2003 fut encore plus intensive, ayant induit 15 500 frappes sur 41 000 sorties aériennes soit, en moyenne, 38 % de missions offensives et 596 frappes quotidiennes en à peine 26 jours. Or, selon les statistiques publiées par le Pentagone le 27 février 2017, l’opération Inherent Resolve aurait impliqué près de 141 600 sorties aériennes en 935 jours pour un total d’environ 18 600 frappes, c’est-à-dire seulement 13 % de missions offensives – une moyenne de 20 attaques quotidiennes sur un territoire initialement « vaste comme la Grande-Bretagne ». Comparé aux campagnes de bombardements menées par le Pentagone depuis la guerre du Golfe de 1991, cette proportion de frappes est extrêmement faible.
Les données relatives à cette opération sont toutefois controversées. En effet, l’U.S. Air Force a recensé environ 6 000 frappes de plus que le site officiel du Pentagone depuis août 2014. Par ailleurs, les attaques menées par les hélicoptères et les drones de l’U.S. Army en Afghanistan, en Irak et en Syrie pourraient ne pas avoir été répertoriées depuis octobre 2001. Toutefois, si l’on ajoute 6 ou 7 000 frappes aux 141 600 sorties recensées par le Pentagone dans le cadre de l’opération Inherent Resolve, le pourcentage de missions offensives resterait faible, c’est-à-dire de l’ordre de 17 à 18 %. D’autres zones d’ombre alarmantes doivent être signalées. En septembre 2015, 50 analystes du CENTCOM – le commandement en charge des opérations américaines au Moyen-Orient et en Asie centrale –, « se sont plaints de voir leurs rapports réécrits et enjolivés par leurs supérieurs, selon le site d’information The Daily Beast ». Ces experts dénonçaient alors une ambiance de travail « stalinienne », subissant des pressions hiérarchiques pour qu’ils exagèrent l’efficacité de l’opération Inherent Resolve.
Confirmées par différents parlementaires du Congrès, ces manipulations de renseignements ont persisté jusqu’à aujourd’hui. En effet, comme l’a souligné Jean-Pierre Filiu en décembre 2016, le Pentagone continue « de publier des bilans abracadabrantesques, parlant désormais de cinquante mille jihadistes tués par les États-Unis et leurs alliés depuis août 2014. Avec des pertes aussi énormes, on se demande qui est encore en train de se battre à Mossoul », sachant que la CIA recensait entre 20 000 et 31 500 combattants de l’EI en septembre 2014. Interrogé sur ces bilans officiels, le docteur Davidson estime qu’ils ne sont pas crédibles, confirmant le caractère orwellien de cette guerre contre Daech. Selon lui, « aucune de ces statistiques n’est fiable. Elles sont même probablement manipulées, et la révolte des analystes du CENTCOM en est un signe concret. »
À l’issue de ses recherches, qui se fondent notamment sur des rapports déclassifiés, des correspondances fuitées ou des entretiens avec des officiers de renseignement à la retraite, cet universitaire remet en cause le but officiel de destruction de l’EI proclamé par Barack Obama et ses alliés occidentaux. Comme il l’écrit dans son livre, « il semblerait au contraire que ces frappes de la coalition aient eu un double objectif : satisfaire l’opinion en agissant ostensiblement contre la barbarie de Daech, tout en s’assurant que les forces aériennes des puissances rivales ne commencent pas à prendre les choses en main, et qu’elles ne tentent pas de réellement détruire l’État Islamique. »
Comme l’explique Christopher Davidson dans son ouvrage, après l’entrée en guerre russe en Syrie à la fin du mois de septembre 2015, « la concentration des appareils de l’opération Inherent Resolve dans les cieux de la majeure partie des territoires occupés par l’État Islamique, et les informations selon lesquelles les États-Unis avaient pris le contrôle d’un (...) couloir aérien dans le Nord-Est de la Syrie [ont contraint] les forces russes à restreindre le périmètre de leurs frappes au nord-ouest de ce pays. » Comme il l’a précisé au site TheArabist.net, la Russie « a été gênée dans sa capacité à bombarder Daech puisque la coalition dirigée par les États-Unis a mis en place une zone d’exclusion aérienne effective au-dessus de la plupart des territoires contrôlés par l’État Islamique. Les avions russes, syriens et iraniens ne peuvent voler dans cette zone. Les États-Unis disposent même d’une base aérienne dans l’extrême Nord-Est de la Syrie, à seulement quelques kilomètres de cibles de Daech facilement atteignables. »
Assurant que le but officieux du Pentagone et de ses alliés est de « contenir » l’État Islamique et de le « protéger » des frappes de nations rivales, le docteur Davidson explique que « si les puissances occidentales ne s’étaient pas mises à patrouiller dans les cieux au-dessus des territoires contrôlés par Daech, il y aurait eu le risque très concret que des États réellement alliés aux gouvernements syrien et irakien en difficulté – dont l’Iran, et peut-être même la Russie –, ne remplissent le vide et ne s’en chargent eux-mêmes. » Il rappelle alors que le ministre de la Défense britannique avait affirmé, après le scandale provoqué par la vidéo de « Jihadi John » en août 2014, qu’il n’était « pas disposé à sous-traiter aux forces aériennes d’autres nations la protection des rues de [son pays] vis-à-vis du terrorisme ». Une déclaration pour le moins audacieuse lorsque l’on s’intéresse à la problématique du Londonistan, au soutien avéré du MI6 en faveur du Front al-Nosra, et plus généralement aux rapports troubles entretenus par les services secrets de Sa Majesté avec la mouvance jihadiste globale.
Dans son ouvrage, Christopher Davidson rappelle également les menaces explicites de James Clapper, le directeur national du Renseignement américain, qui affirma au début du mois de novembre 2015 que l’intervention russe en Syrie risquait de ressembler à la débâcle afghane de l’Armée rouge dans les années 1980. En d’autres termes, si des soldats étaient déployés en nombre par le Kremlin, ou si les appareils russes s’aventuraient dans l’espace aérien contrôlé par la coalition, ils risquaient d’essuyer de lourdes pertes. Ironiquement, les leaders occidentaux et leurs alliés moyen-orientaux demandaient alors au Président russe de « concentrer ses efforts sur le combat contre Daech », ce qui revenait à lui demander d’épargner les 65 000 combattants liés ou affiliés à al-Qaïda qui tentaient de renverser Bachar el-Assad, et qui partagent majoritairement l’idéologie de l’« État Islamique ».
Comme Christopher Davidson l’observe dans son livre, durant l’été 2015, soit un an après le déclenchement de « l’opération Inherent Resolve dans les cieux [syriens et irakiens], il apparaissait clairement que l’État Islamique était plus libre que jamais d’arpenter la majeure partie de son autoproclamé califat. En effet, ses convois – dont certains rassemblaient plusieurs centaines de véhicules à chaque déplacement –, avaient déjà atteint l’avant-poste du gouvernement el-Assad à Palmyre, au cœur de la Syrie (...) En Irak, Daech montrait la même résilience – ayant réussi [au mois de mai 2015] à s’emparer de Ramadi, la capitale de la province d’Anbar, encore une fois en ayant traversé un territoire largement à découvert. » Après avoir démontré que la prise imminente de cette ville par l’EI était un « secret de polichinelle » dans la communauté américaine du Renseignement, mais que le Pentagone n’avait pas réagi à cette menace, l’auteur cite le porte-parole d’une milice syrienne, qui affirma dans cette même période au Wall Street Journal que les tirs des avions de la coalition étaient « largement inefficaces », et que les « convois de l’État Islamique avançaient en toute liberté quelques heures seulement après ces frappes aériennes ».
Nous avons pu le constater récemment, lors de la reprise de Palmyre par 4 000 combattants de l’EI en décembre 2016. Selon le docteur Davidson, cette offensive victorieuse de Daech « mériterait une enquête approfondie. En effet, des preuves indiquent que les frappes américaines contre un regroupement inoccupé de camions-citernes ont eu lieu dans la périphérie de Palmyre le jour où l’EI lançait l’assaut pour reconquérir cette ville. En d’autres termes, le Pentagone avait “réservé” cette date du jeudi 8 décembre 2016 pour occuper l’espace aérien de Palmyre, rendant impossible toute patrouille d’avions russes dans cette zone. » Faisant référence à la procédure de « deconfliction », qui a été mise en place en octobre 2015 afin d’éviter les incidents entre les appareils russes et ceux de la coalition, le docteur Davidson ajoute que « cette suspicion est renforcée par le fait que le Pentagone avait planifié ce jour-là à Palmyre son “plus vaste bombardement de l’année” contre les sources pétrolières de financement de Daech, comme l’a rapporté USA Today. Cela implique que les Russes avaient été informés qu’ils devaient se tenir à l’écart de Palmyre et de sa périphérie, alors que les combattants de Daech avançaient librement en direction de cette ville. »
Une autre mission suspecte doit être signalée, bien qu’elle ne soit pas étudiée par Christopher Davidson dans son livre. Le 9 octobre 2015, alors que l’armée de l’air russe était engagée en Syrie depuis une dizaine de jours, la coalition du Pentagone menait des opérations aériennes au nord d’Alep (Marea et Manbij, plus à l’est). Malgré la présence de ces avions censés combattre Daech, cette milice put lancer ce jour-là une offensive majeure dans cette zone et se rapprocher dangereusement de la périphérie aleppine. Fréquemment cité par les médias occidentaux, le directeur de l’Observatoire Syrien des Droits de l’Homme (OSDH) se demanda alors « pourquoi les États-Unis n’[avaient] pas frappé l’EI durant son avancée » vers cette métropole stratégique du Nord-Ouest. En l’absence d’investigations approfondies, cette question reste ouverte, mais les recherches de Christopher Davidson nous offrent des éléments de réponse pour le moins dérangeants.
Comme il l’explique dans son livre, depuis la fin du mois d’août 2014, l’opération Inherent Resolve a permis d’imposer une zone d’exclusion aérienne de facto au-dessus de la majeure partie des territoires occupés par Daech. Ce parapluie aérien officieux n’empêche pas un certain nombre de frappes russes contre cette milice terroriste, qui sont préalablement notifiées au CENTCOM. Or, ces attaques impliquent fréquemment des missiles de croisière tirés en dehors du périmètre aérien de l’opération Inherent Resolve, de telles armes étant « généralement utilisées afin d’éviter le risque d’attaques aériennes conventionnelles contre des cibles bien défendues » – en l’occurrence par les activités suspectes des appareils de la coalition au-dessus des territoires occupés par l’EI. Cette opération n’exclut pas non plus des attaques du Pentagone et de ses alliés contre des éléments de Daech qui menacent la sécurité occidentale, ou qui sont d’un grand intérêt en termes de renseignements. Leur principal objectif étant, selon le docteur Davidson, de « contenir » l’EI et de « réagir » à ses mouvements, les responsables de l’opération Inherent Resolve ont certes bombardé cette milice, mais sans toutefois chercher à remplir l’objectif officiel de la « détruire ».
Selon Christopher Davidson, cette stratégie n’implique pas nécessairement une collaboration clandestine entre la coalition et Daech, mais plutôt le « quadrillage de l’espace aérien par les drones et les avions de reconnaissance des forces coalisées au-dessus des territoires tenus par cette organisation. De ce fait, les planificateurs de l’opération Inherent Resolve ont certainement eu une connaissance précise des mouvements de l’EI depuis ces 30 derniers mois, ce qui leur permet d’anticiper ses offensives. Par ailleurs, selon la plupart de mes sources en Irak et en Syrie – dont la majorité vit dans des territoires occupés par Daech –, il est impossible de déplacer d’imposantes colonnes de combattants d’un endroit à un autre sans être observé, du fait des paysages dégagés et relativement plats dans cette partie de l’Irak et de la Syrie. » Imposant au-dessus des territoires de l’EI une zone d’exclusion aérienne ayant couvert la plupart de ses déplacements, ce quadrillage du ciel assuré par les appareils de la coalition tend à expliquer pourquoi, sur près de 141 600 sorties recensées par le CENTCOM depuis le 8 août 2014, seulement 13 % de missions auraient abouti à une frappe contre cette milice. Interrogé durant l’écriture de cet article, un ancien pilote et général souhaitant rester anonyme n’a pas remis en question ces arguments techniques, bien qu’il ne pense pas que Daech ait été considéré comme un « atout stratégique » par le Pentagone et ses alliés.
Dans tous les cas, comme Christopher Davidson le souligne, il a résulté de ce parapluie aérien de facto et de la faible mobilisation militaire de la coalition un renforcement de l’EI, du moins tout au long de la première année de l’opération Inherent Resolve. Citant un article du Financial Times publié en septembre 2015, il rappelle que Daech « avait en fait élargi son emprise et ses opérations sur les infrastructures critiques de la Syrie [depuis l’été 2014], dont cinq nouvelles raffineries pétrolières “achetées” » par cette organisation. Dans la même période, l’EI s’était renforcé en Irak, notamment via la prise de Ramadi au printemps 2015. L’année suivante, avec l’aide de leurs alliés respectifs, les armées irakiennes et syriennes auraient reconquis près du quart des zones contrôlées par cette milice. Or, à l’aune du manque de mobilisation occidentale dans ces opérations, la coalition menée par le CENTCOM ne peut légitimement revendiquer ces victoires.
Pourtant, Christopher Davidson rappelle dans son livre que le Pentagone s’attribue parfois les succès des forces locales. En juin 2016, un convoi de plusieurs centaines de véhicules de l’EI fuyant la ville de Falloujah fut détruit non pas par des avions américains – comme de nombreux médias l’avaient rapporté –, mais « par l’armée de l’air irakienne, le rôle exact des appareils de la “coalition” étant d’abord mal déterminé – avant que le “mauvais temps” et la “protection des civils” ne soient évoqués pour justifier leur absence d’implication dans ce raid. » À l’époque, les responsables du CENTCOM avaient refusé les demandes irakiennes d’attaquer cette colonne – qui regroupait potentiellement plusieurs milliers de combattants de Daech –, en signalant la présence éventuelle de civils dans ce convoi, un prétexte bien souvent invoqué pour expliquer le maigre bilan de l’opération Inherent Resolve.
Alors que Donald Trump souhaite intensifier les bombardements contre Daech, le responsable de l’U.S. Air Force a ouvertement critiqué cette perspective au nom de la protection des populations. Or, bien que l’emploi d’armes de précision permette d’épargner des vies, et malgré l’existence de règles d’engagement visant à réduire les pertes civiles, cette sensibilité du Pentagone et de ses alliés vis-à-vis du sort des peuples du Moyen-Orient doit être accueillie avec une extrême prudence. Tout d’abord, lorsque l’on dresse le bilan des guerres du CENTCOM et de ses partenaires en Irak et en AfPak depuis un quart de siècle, ces opérations auraient eu comme conséquence la mort d’environ 4 millions de personnes, essentiellement des Irakiens. Plus récemment, les états-majors et les services spéciaux américains, britanniques et français ont soutenu depuis mars 2015 l’offensive et le blocus de la « coalition arabe » contre la rébellion des Houthis au Yémen, attisant une crise humanitaire de grande ampleur qui affecte des millions de personnes privées d’eau potable, de soins et de nourriture. Là encore, le CENTCOM et ses partenaires jouent un rôle majeur mais discret dans la planification et l’exécution de cette offensive meurtrière, dans laquelle les civils et les combattants sont frappés sans distinction. D’après l’expert américain Micah Zenko, les États-Unis sont même en guerre contre les rebelles houthis, « la Maison-Blanche [refusant] seulement de l’admettre ». En d’autres termes, le Pentagone et ses alliés se soucieraient des pertes civiles en Irak et en Syrie, tout en aggravant une crise humanitaire qui touche des millions de personnes au sud du même continent.
En parallèle, dans le cadre de la guerre secrète de la CIA en Syrie, les puissances occidentales ont directement et indirectement appuyé – avec leurs alliés turcs, israéliens et pétromonarchiques –, des dizaines de milliers d’islamistes. Parmi eux, de nombreux infiltrés d’al-Qaïda et de Daech ont été entraînés sous la supervision de la CIA, selon des instructeurs des Forces spéciales détachés auprès de l’Agence. Les fondements humanitaires d’une telle politique sont difficiles à saisir, en particulier au vu des actes terroristes commis par ces réseaux en Syrie, en Irak et à travers le monde. Après les attentats du 13-Novembre, nous avons appris que le Pentagone et ses partenaires s’étaient curieusement abstenus, depuis août 2014, de bombarder les centaines de camions-citernes qui acheminaient vers la Turquie le pétrole exploité par Daech, les responsables du CENTCOM invoquant la crainte de « tuer des civils » parmi les chauffeurs de ces véhicules. Or, ces préoccupations humanitaires furent rapidement oubliées par les généraux du Pentagone. En effet, trois jours après les attentats de Paris, ces camions de Daech furent pilonnés par la coalition avec des munitions à l’uranium appauvri, dont l’usage récurrent dans les guerres occidentales a un impact catastrophique sur la santé des populations. Il semble donc légitime de douter de la « préoccupation » du Pentagone et de ses alliés à l’égard des civils en Irak et en Syrie. En effet, les règles d’engagement qui en découlent ont permis de quadriller l’espace aérien des territoires de l’EI pendant des dizaines de milliers d’heures en épargnant la plupart de ses convois, et en ne menant qu’une vingtaine de frappes quotidiennes dans un territoire réputé « vaste comme la Grande-Bretagne ».
Certes, depuis l’automne 2016, Washington, Londres et Paris ont tardivement renforcé leurs moyens militaires afin d’appuyer les autorités irakiennes dans leur reconquête de Mossoul – Barack Obama espérant une victoire symbolique contre Daech avant la fin de sa présidence. Or, face à la résistance acharnée de l’EI, cette opération a été plus lente que prévu, et elle a eu des conséquences humanitaires désastreuses pour les civils. En appuyant l’état-major irakien, le CENTCOM est directement engagé dans cette offensive meurtrière, qui a récemment induit une frappe, par des appareils « essentiellement américains », contre un hôpital utilisé comme centre de commandement par Daech. Contrairement aux victimes des bombardements russes et syriens à Alep-Est, les pertes civiles correspondantes n’ont pas engendré d’indignation particulière dans les chancelleries et les médias occidentaux. D’ailleurs, le nombre anormalement bas de civils tués par la coalition depuis août 2014 a conduit les experts de l’ONG Airwars à remettre en cause la véracité des bilans officiels communiqués par le CENTCOM. Plus globalement, l’opération Inherent Resolve semble avoir permis au Pentagone de ne pas « détruire » Daech mais de « contenir » cette organisation, voire même de couvrir ses avancées à Ramadi, Palmyre ou Deir ez-Zor. Piégés par l’EI dans cette localité stratégique de l’Est syrien, les dizaines de milliers de civils qui survivent à ce siège dans des conditions effroyables ne semblent pas être une priorité pour les généraux de la coalition.
Ces nombreuses contradictions doivent être mises en parallèle avec l’attaque « accidentelle » d’une position fixe de l’Armée Arabe Syrienne (AAS) protégeant l’aéroport de Deir ez-Zor, le 17 septembre dernier. Ayant mobilisé quatre avions armés de mitrailleuses lourdes, cette prétendue « bavure » de la coalition a permis aux jihadistes de l’EI de s’emparer temporairement de la zone stratégique du mont Thourda, où ils étaient en train de combattre l’AAS. D’après le journaliste d’investigation Gareth Porter, « ce qui a provoqué la décision de mettre un terme au cessez-le-feu en Syrie fut la [seconde] frappe des États-Unis contre les forces du gouvernement syrien le 17 septembre [2016. Cette attaque] a convaincu les Russes que le Pentagone n’avait aucune intention de mettre en œuvre le principal élément de l’accord, lequel était de la plus haute importance pour le gouvernement Poutine : une campagne aérienne (...) américano-russe contre (...) [Daech] et al-Qaïda via un “centre conjoint d’exécution”. » D’après ce spécialiste de la politique étrangère des États-Unis, il est très probable « que la frappe américaine contre le gouvernement syrien était censée [produire ce résultat précis, c’est-à-dire] convaincre les Russes que le Pentagone n’avait aucune intention de mettre en œuvre le principal élément de l’accord » – en d’autres termes, de combattre réellement Daech et al-Qaïda aux côtés des Forces aérospatiales de Russie.
Son caractère intentionnel faisant peu de doute, cette attaque de l’armée syrienne par la coalition nous amène à suspecter que cette dernière ait appuyé directement au moins deux opérations de l’EI dans ce pays. Interrogé sur cette frappe de Deir ez-Zor, Christopher Davidson rappelle que « ce bombardement, qui a probablement tué jusqu’à cent soldats syriens, n’était pas un acte isolé. En effet, une précédente attaque aérienne “accidentelle” de la coalition à Deir ez-Zor avait engendré la mort de quatre soldats syriens le 6 décembre 2015, alors que l’État Islamique progressait sur le terrain. La foudre frappe-t-elle deux fois au même endroit ? Cela est peu probable. » À l’instar du journaliste Gareth Porter, le docteur Davidson est convaincu de l’intentionnalité de cette attaque de septembre 2016. En me transmettant un rapport déclassifié du CENTCOM relatif à cette mission, il précise que, « sur la foi des documents officiels qui sont désormais accessibles, nous savons que ce bombardement près de l’aéroport de Deir ez-Zor a induit 37 attaques aériennes et a duré plus d’une heure. Nous pouvons donc exclure toute notion d’incident isolé résultant d’une simple erreur de jugement, comme l’ont affirmé les autorités américaines. »
À la question de savoir quel aurait pu être l’objectif du Pentagone dans un acte aussi grave, il estime que « le contrôle de cet avant-poste par l’armée régulière est crucial pour le gouvernement el-Assad s’il compte maintenir une présence significative à l’Est de la Syrie, et ainsi donner l’impression de contrôler l’essentiel du territoire dans les futures négociations de paix. Cette ville étant trop éloignée des autres groupes réputés plus “modérés”, et même de la branche syrienne d’al-Qaïda, la sombre réalité est que Daech est aujourd’hui la seule milice en mesure de s’emparer de Deir ez-Zor. Et les puissances qui sont opposées à Bachar el-Assad le savent pertinemment. » Alors que des dizaines de milliers de Syriens sont encerclés par l’EI dans cette ville, il n’est pas exclu qu’elle tombe sous le contrôle de cette organisation terroriste, qui occupe une grande partie de cette province.
Comme l’avait souligné la journaliste Lina Kennouche après cette « bavure » controversée de septembre 2016, « une reconquête de cette zone [de l’Est de la Syrie] par les alliés du régime signifierait la réouverture de l’axe stratégique Téhéran-Bagdad-Damas, et donc le rétablissement d’une continuité territoriale et d’une profondeur stratégique ; ce que Washington entend à tout prix éviter. » Mettant en parallèle cette attaque avec une frappe israélienne contre l’AAS, qui avait alors favorisé le Front al-Nosra au sud de la Syrie, Lina Kennouche en conclut que la priorité du Pentagone et de ses alliés était l’« affaiblissement durable » du gouvernement el-Assad, et non la lutte antiterroriste. Au vu de ces éléments, il semblerait que, sous la présidence Obama, l’EI était considéré non pas comme un ennemi, mais comme un « atout stratégique » dans la satisfaction de cet objectif.
Authentifiés par le Washington Times, des propos compromettants de John Kerry tendent à le confirmer. En effet, lors d’une discussion avec des représentants de l’opposition syrienne – qui avait été partiellement dévoilée par le New York Times –, le secrétaire d’État affirma que les États-Unis « observaient de près » la montée en puissance de Daech face aux forces loyalistes. D’après lui, la menace que représentait alors cette organisation pour le gouvernement syrien était susceptible de contraindre Bachar el-Assad à négocier sa capitulation. Or, si l’on en croit John Kerry, cette perspective fut écartée par l’entrée en guerre de la Russie en septembre 2015, qui mit en échec la stratégie de « changement de régime » adoptée par les puissances occidentales et leurs alliés régionaux.
Décidée par Obama dans les derniers mois de sa présidence, l’intensification de l’engagement américain dans l’opération de reconquête de Mossoul aide décisivement les forces irakiennes à reprendre cette gigantesque métropole. Par conséquent, Christopher Davidson a-t-il changé d’avis sur ce qu’il perçoit comme les objectifs inavouables d’Inherent Resolve ? Au contraire, il confirme que « jusqu’à présent – et malgré de potentiels changements durant la présidence Trump –, les États-Unis et leurs alliés n’ont pas combattu l’EI avec l’intensité requise pour vaincre militairement cette organisation. Selon moi, Inherent Resolve a plutôt été une opération de type “contenir et réagir”. » Il précise alors que « nous avons entendu sans cesse les forces irakiennes et kurdes se plaindre que les frappes aériennes menées sous commandement américain étaient largement inefficaces, touchant bien souvent des bâtiments vides et d’autres installations inoccupées. En Irak, les autorités ont également dénoncé le fait que Daech recevait des “avertissements préalables” lorsque les responsables américains annonçaient des offensives irakiennes majeures, comme par exemple l’actuelle tentative de reprise de Mossoul ou la libération antérieure de Ramadi. »
Dans son ouvrage, il démontre le manque de soutien, de la part des États-Unis et de leurs alliés, pour les opérations de l’armée irakienne et des différentes milices luttant contre Daech en Irak et en Syrie. Il souligne notamment les insuffisances en termes d’approvisionnement en armes et en munitions, d’appui aérien ou de formation, ce qu’a récemment confirmé un rapport de la RAND Corporation. D’autres sources ont dénoncé la faiblesse de cet engagement, à l’instar du colonel Michel Goya après l’attentat du 14 juillet 2016 à Nice. D’après ce spécialiste des questions militaires et stratégiques, « si nous évitons le combat en Syrie et en Irak, c’est parce que nous nous alignons sur les Américains, où la guerre doit être votée par le Congrès, ce qui rend les opérations extrêmement rigides. Les États-Unis n’ont engagé que quelques avions de combat, des drones et quelques unités de forces spéciales ». Rappelons toutefois que le vote du Congrès n’est pas systématiquement demandé par la Maison-Blanche. En mars 2011, le Président Obama lança les hostilités en Libye sans l’aval de cette institution, en violation du War Powers Act de 1973. Les raisons de ce faible engagement du Pentagone contre l’EI pourraient donc être nettement moins bégnines, comme le suggèrent les travaux de Christopher Davidson.
Quoi qu’il en soit, les États-Unis ne sont pas les seuls et uniques responsables de cette mobilisation insuffisante. Dans Shadow Wars, cet expert souligne la faible participation de l’armée britannique dans l’opération Inherent Resolve. Nous pourrions compléter sa réflexion en rappelant le timide engagement des forces françaises dans cette campagne. Pour le citer à nouveau, Michel Goya expliquait dans ce même entretien de juillet 2016 que « les moyens aériens sont faits pour affaiblir un adversaire ou le contraindre à négocier, ce qui n’est pas le cas avec Daech. La France n’est pas à la hauteur des enjeux. Douze avions déployés et, au bilan, une bombe par jour sur un territoire grand comme le Royaume-Uni. Tout ceci est très coûteux et inefficace ». Rappelons alors qu’entre août 2014 et septembre 2015, François Hollande avait catégoriquement refusé d’attaquer l’EI en Syrie pour ne pas « faire le jeu de Bachar », ce qui revenait à prioriser cette organisation au détriment des Syriens qui en étaient les victimes. À la suite des attentats du 13-Novembre, il affirma à l’opinion que la France était « en guerre » et qu’il comptait « détruire Daech ». Pourtant, malgré l’émotion internationale suscitée par ces attaques de l’EI, l’engagement de la coalition est resté nettement insuffisant.
Dans son livre, Christopher Davidson rappelle également la mobilisation dérisoire des États du Conseil de Coopération du Golfe (CCG), dont l’essentiel de l’effort de guerre s’est concentré sur leurs opérations au Yémen contre la rébellion des Houthis. Ce manque de volontarisme est compréhensible car, si l’on en croit un courriel d’Hillary Clinton datant du 17 août 2014, l’Arabie saoudite et le Qatar ont appuyé cette organisation terroriste. Dans ce message adressé à la Maison-Blanche, l’ancienne secrétaire d’État refoula l’étroite coopération entre la CIA et ces pétromonarchies dans leur guerre anti-Assad, tout en critiquant le « soutien financier et logistique clandestin » de Daech par ces deux alliés de Washington. Elle conseilla alors à Barack Obama d’utiliser la « diplomatie et [les] plus traditionnels canaux des services secrets » pour tenter de dissuader ces États d’appuyer l’EI et « d’autres groupes radicaux sunnites ». Or, un examen approfondi des opérations de la CIA en Syrie et dans les pays limitrophes nous permet de conclure avec certitude que l’Agence a en fait facilité et co-supervisé ce soutien depuis janvier 2012.
Septembre 2013. Devant l’opposition catégorique de la Russie et le refus parlementaire de la Grande-Bretagne, Barack Obama renonce à attaquer ouvertement la Syrie à la suite du franchissement controversé de sa « ligne rouge ». Dès lors, l’implication clandestine de la CIA contre Bachar el-Assad – que le Président des États-Unis aurait approuvée à contrecœur dès septembre 2011 –, s’intensifie dangereusement. Depuis janvier 2016, grâce à des révélations tardives du New York Times, nous savons que cette gigantesque opération clandestine est baptisée « Timber Sycamore », qu’elle a mobilisé « plusieurs milliards de dollars » pour entraîner, payer et équiper des mercenaires anti-Assad, et qu’elle a été majoritairement financée par l’Arabie saoudite. Au total, d’après le spécialiste de la Syrie Joshua Landis, près (ou plus) de 15 milliards de dollars auraient été investis par différents États dans l’objectif de renverser le gouvernement syrien, avec l’appui décisif de l’Agence. Or, parmi les nations combattant Bachar el-Assad et ses alliés aux côtés de la CIA, le Qatar, l’Arabie saoudite et la Turquie ont été accusés de soutenir Daech non seulement par Hillary Clinton, mais aussi par d’autres hauts responsables américains.
Interrogé sur cette question, Christopher Davidson souligne que « le financement des “aventures étrangères” de l’Arabie saoudite n’apparaît pas dans son budget formel, ces dépenses incluant l’aide à l’Égypte, à différentes tribus au Yémen et à des groupes jihadistes en Syrie. Malgré cette opacité budgétaire, il ne fait aucun doute que des dizaines de milliards de dollars ont été investis par les pétromonarchies, les États-Unis et leurs alliés afin de renverser Bachar el-Assad. Contrairement au jihad afghan des années 1980 – dont la CIA et l’Arabie saoudite s’étaient partagé le financement à égalité –, l’effort budgétaire pour soutenir la guerre secrète en Syrie a été principalement assuré par les pétromonarchies du Golfe. » En d’autres termes, ces États fréquemment accusés de soutenir Daech et la nébuleuse al-Qaïda ont investi massivement dans une campagne clandestine ayant pour objectif de renverser le Président syrien, en étroite collaboration avec la CIA et différents services spéciaux occidentaux. Cette guerre de l’ombre n’est pas à l’origine des troubles civils qui ont secoué la Syrie à partir de mars 2011, et qui furent sévèrement réprimés par l’appareil militaro-sécuritaire du gouvernement el-Assad. Néanmoins, depuis cette année-là, l’intervention secrète de ces puissances a considérablement aggravé la situation et amplifié la souffrance de la population syrienne, comme l’a dénoncé depuis l’automne 2015 la parlementaire américaine Tulsi Gabbard – un constat que partage Christopher Davidson.
Concernant l’opération Timber Sycamore coordonnée par l’Agence, le docteur Davidson explique avoir « mené des recherches sur les différentes sociétés-écran qui ont été mises en place par la CIA au nom de l’Arabie saoudite [à partir de janvier 2012], et qui ont servi à acheminer vers la Syrie des milliers d’armes et des millions de munitions produites dans les Balkans. » Interrogé sur les conclusions de ses travaux, il indique que, « sur une longue période, une part substantielle de ces armes a fini dans les mains des combattants de Daech et du Jahbat al-Nosra (JAN) – la branche syrienne d’al-Qaïda, qui s’est rebaptisée Jahbat Fateh al-Sham (JFS) en juillet 2016. Au début de ce programme, on aurait pu attribuer ce phénomène à une surestimation des capacités des rebelles sélectionnés par la CIA à maintenir un contrôle effectif sur ces armes. Or, au fil des mois, il devint de plus en plus évident que l’Agence et ses partenaires savaient que ces armements étaient très vite et très souvent réquisitionnés par al-Nosra et l’EI ou, d’après moi, achetés par ces groupes. Or, ces livraisons d’armes ont continué malgré tout, et ce à grande échelle. »
En d’autres termes, selon le docteur Davidson, les responsables de la CIA et leurs alliés ont pleinement conscience que les milliers de tonnes d’armements qu’ils ont introduits au Moyen-Orient – notamment par l’entremise de rebelles décrits comme « modérés » –, ont massivement équipé Daech et la branche syrienne d’al-Qaïda. Ce processus fut confirmé par différentes sources, parmi lesquelles deux journalistes New York Times. D’après eux, « durant l’été 2012, ces opérations semblaient être hors de contrôle à la frontière entre la Turquie et la Syrie, les nations du Golfe transmettant de l’argent et des armes à des factions rebelles – y compris à des groupes dont les hauts responsables américains craignaient qu’ils soient liés à des organisations extrémistes telles qu’al-Qaïda ». À l’époque, sur le théâtre de guerre syrien, ce réseau jihadiste et le futur « État Islamique » étaient unis sous la bannière du Front al-Nosra, avant qu’ils ne décident de se séparer en avril 2013.
Présenté par le Times comme l’un des architectes de la guerre secrète en Syrie – à l’instar de David Petraeus puis de John Brennan à la tête de la CIA –, le prince Bandar ben Sultan dirigea les services spéciaux saoudiens entre juillet 2012 et avril 2014. À son départ, des journaux grand public tels que le Guardian rapportèrent que ce proche de la CIA et de la famille Bush aurait soutenu différents groupes extrémistes anti-Assad. Grâce aux révélations du New York Times, nous savons que l’« aide létale » dans cette opération Timber Sycamore fut coordonnée par l’Agence à partir du printemps 2013. Or, l’engagement de la CIA dans cette politique anti-Assad fut formellement autorisé par le Président Obama en janvier 2012, lorsque les services spéciaux américains commencèrent à aider clandestinement l’Arabie saoudite, le Qatar, la Turquie, les Émirats Arabes Unis, le Koweït et la Jordanie à acquérir et à acheminer des milliers de tonnes d’armes des Balkans vers le territoire syrien. D’après plusieurs sources bien informées, dont le BIRN, Mediapart.fr, National.ae, LOrientLeJour.com ou différents parlementaires occidentaux, ce gigantesque trafic d’armes a soutenu l’effort de guerre de Daech, du Front al-Nosra et d’autres milices jihadistes ayant le même objectif que les puissances de l’OTAN et leurs alliés moyen-orientaux : renverser le gouvernement syrien.
Comme des experts et des journalistes l’ont expliqué durant l’automne 2015, cette guerre secrète aurait pu aboutir à la chute de Bachar el-Assad, notamment du fait des pertes infligées à l’armée syrienne par les missiles TOW made in USA. En 2013, sous couvert d’équiper sa garde nationale et son armée de terre, l’Arabie saoudite avait acheté plus de 15 000 missiles TOW à la multinationale américaine Raytheon – un investissement de 1,1 milliard de dollars. En réalité, plusieurs milliers de ces missiles antichars ont été distribués aux nombreuses milices anti-Assad depuis les MOC (Military Operations Centers), des bases secrètes supervisées par la CIA en Turquie et en Jordanie. Et comme l’a documenté Amnesty International, « des analyses de photos et de vidéos indiquent que les forces de l’EI ont employé une vaste gamme d’armes antichars (…) sophistiquées. Cette organisation a [notamment] capturé des systèmes TOW 2A fabriqués aux États-Unis, qui sont massivement utilisés à travers la Syrie par des groupes de l’opposition armée. » Comme nous l’avons souligné, la réquisition ou l’achat de telles armes par Daech et des groupes affiliés à al-Qaïda n’ont aucunement dissuadé la CIA et ses partenaires d’équiper lourdement des factions rebelles hors de contrôle.
L’opération Timber Sycamore aurait aussi impliqué la formation de 10 à 20 000 mercenaires anti-Assad, bien que les véritables chiffres restent classifiés. Dans tous les cas, le vétéran des Forces spéciales et journaliste Jack Murphy a révélé que des instructeurs du SOCOM détachés auprès de la CIA étaient en colère car ils ne formaient pas des « rebelles modérés », mais des jihadistes officieusement affiliés à Daech ou à la nébuleuse al-Qaïda. Selon des sources anonymes issues des Forces spéciales US et de la CIA, ces combattants extrémistes seraient parvenus à déjouer les contrôles de l’Agence en mentant lors de leur interrogatoire de recrutement. Ces mêmes sources déplorèrent ainsi l’inefficacité des enquêtes de la CIA sur le passé de ses recrues anti-Assad, qui consisteraient en un simple entretien et la consultation d’un vieux fichier antiterroriste non actualisé. L’on ignore combien d’éléments de Daech ou d’al-Qaïda ont été ainsi formés par le SOCOM pour le compte de la CIA, mais l’un de ces instructeurs désabusés affirma à Jack Murphy que « 95 % [des recrues de l’opération Timber Sycamore] sont soit des membres, soit des sympathisants d’organisations terroristes [, ajoutant qu’une] bonne majorité d’entre eux a reconnu ne pas avoir de problème avec l’EI, mais avec les Kurdes et le régime syrien. » En novembre dernier, cette politique irresponsable a été fatale à trois Bérets Verts du SOCOM basés en Jordanie, qui furent abattus par l’un de leurs apprentis secrètement lié à l’« État Islamique ».
Au vu des connaissances accumulées sur l’EI, il est difficilement contestable que cette organisation ait été considérée depuis des années comme un « atout stratégique » par la CIA et ses partenaires régionaux – dont l’Arabie saoudite, la Turquie et l’État hébreu –, essentiellement car cette milice takfiriste cherche à renverser Bachar el-Assad, à combattre le Hezbollah, et à contrer l’influence iranienne grandissante au Moyen-Orient. Comme Christopher Davidson le rappelle dans son ouvrage, un rapport déclassifié du Renseignement militaire du Pentagone (DIA) datant de l’été 2012 alerta l’administration Obama sur la potentielle émergence d’un « État Islamique » à cheval entre l’Irak et la Syrie. Et comme le confirma l’ex-directeur de la DIA Michael Flynn, qui vient d’être contraint de démissionner de son poste de conseiller à la Sécurité nationale de Donald Trump, l’instauration de cette « principauté salafiste » dans le contexte de la guerre en Syrie aurait résulté du soutien clandestin des États occidentaux et de leurs alliés régionaux en faveur de différents groupes extrémistes anti-Assad, dont al-Qaïda en Irak (AQI) – la milice sunnite qui proclamera son califat en juin 2014. L’année suivante, le général Michael Flynn révélera au grand reporter Seymour Hersh que de tels rapports étaient transmis quotidiennement à l’administration Obama, mais que cette dernière « ne voulait pas voir la réalité en face », notamment les mises en garde de la DIA sur le soutien avéré de la Turquie en faveur de l’organisation qui deviendrait l’« État Islamique ».
Dans Shadow Wars, Christopher Davidson signale que « des ex-officiers de haut rang, dont un ancien cadre de la NSA, plusieurs agents du FBI à la retraite et un ancien haut responsable du Pentagone confirmèrent l’apparente gravité de ce rapport de la DIA ; ils en appelèrent donc à l’interpréter avec lucidité. L’ex-officier du MI6 Alastair Crooke s’y attela, écrivant que ce document indiquait la “résurrection” d’une “idée largement répandue” au sein des services de renseignement occidentaux, selon laquelle une sorte de “fossé sunnite” devait être imposé afin de couper “les liens territoriaux liant l’Iran et la Syrie”. Il expliqua que la planification de cette stratégie était devenue très en vogue à la suite de la guerre de 2006 entre Israël et le Hezbollah. [La défaite de l’État hébreu] accentua la nécessité, pour les puissances occidentales, d’éloigner davantage l’Iran de ses alliés et de ses forces par procuration. »
Initialement révélée par Seymour Hersh en 2007, et confirmée par d’autres sources, cette stratégie aurait été élaborée dès 2006 entre Washington, Tel-Aviv et Riyad. Comme l’a rappelé le journaliste d’investigation Nafeez Ahmed, en citant un ancien collaborateur de Dick Cheney, le gouvernement américain ne pouvait assumer le fait de soutenir des groupes jihadistes dans le contexte de la malnommée « guerre contre le terrorisme » ; par conséquent, la planification et l’exécution de cette politique aurait été confiée à Bandar ben Sultan, dont l’étroite proximité avec la CIA en fait un élément clé du réseau global de cette agence depuis les années Reagan. En vertu de la doctrine du « déni plausible », le fait de déléguer à un (ou des) service(s) secret(s) étranger(s) la conduite d’opérations sensibles permet à Washington de dissimuler ou de démentir le rôle des agences américaines dans de telles actions – à l’instar de la tentative d’assassinat manquée contre le chef du Hezbollah, ou du soutien secret des Contras au Nicaragua dans les années 1980. Manifestement, le même mode opératoire fut employé en Syrie, mais avec des moyens humains, logistiques et financiers bien plus vastes.
Comme le rappelle Christopher Davidson dans Shadow Wars, l’ancien directeur du MI6 Richard Dearlove a rapporté que le prince Bandar l’aurait prévenu d’un inévitable « jour du Jugement dernier » pour les populations chiites au Moyen-Orient. Se rappelant de cette prédiction avec un certain effroi, Sir Dearlove est convaincu que la montée en puissance de Daech sur le territoire irakien en 2014 fut subventionnée par un réseau de riches donateurs saoudiens et qataris, avec l’aval des autorités pétromonarchiques. Une conclusion partagée par Christopher Davidson dans son ouvrage. D’après lui, « la grande question qui nous fait tourner en rond est la suivante : où ces réseaux extrémistes tels que Daech et al-Nosra puisent-ils les énormes ressources avec lesquelles ils financent leur effort de guerre, dont leurs armes sophistiquées et les salaires de leurs combattants ? Certainement pas dans les zones dont ils se sont emparés en Irak et en Syrie, qui sont appauvries et durement affectées par la guerre. De ce fait, je recommande le chapitre de Shadow Wars à travers lequel j’étudie cette question, en essayant de démontrer l’invalidité de la thèse de l’autosuffisance financière de l’EI en particulier, et de la nébuleuse al-Qaïda en général. » À l’image de l’alibi de la « protection des civils », qui a permis à la coalition du Pentagone de ne pas frapper Daech avec l’intensité requise pour neutraliser cette milice, la prétendue « autosuffisance financière de l’EI » permet de refouler ou de minimiser le rôle central des bailleurs de fonds « stipendiés » par les pétromonarchies du Golfe dans l’essor de cet « atout stratégique » officieux des partenaires de la CIA – voire de l’Agence elle-même.
Durant la présidence Obama, bien peu d’experts et de journalistes occidentaux ont relevé les contradictions flagrantes entre l’objectif officiel de « détruire Daech » et la réalité opérationnelle, qui indiquait des buts de guerre opposés. En effet, comme nous avons pu le constater, les manœuvres clandestines de la CIA et de ses alliés ont soutenu la montée en puissance de l’EI, puis les missions aériennes de la coalition menée par le Pentagone ont permis de contenir cette organisation à partir d’août 2014, et de faciliter ses avancées en lui offrant un parapluie aérien opportuniste, voire même en lui fournissant un appui-feu « accidentel ». Le déni de cette réalité est symptomatique d’une réticence collective à accepter que les réseaux d’al-Qaïda – dont l’EI est une émanation –, sont traditionnellement considérés non pas comme des ennemis, mais comme de turbulents « atouts stratégiques » par la CIA et les pétromonarchies, donc par la majorité de leurs alliés. Dans le contexte de la guerre qui ravage la Syrie depuis l’année 2011, rappelons que Daech est motivé par les mêmes objectifs initiaux que Washington, Londres, Paris, Riyad, Doha, Tel-Aviv ou Amman : renverser le Président syrien, combattre le Hezbollah libanais et contrer l’influence iranienne au Moyen-Orient.
De ce fait, comme le souligne Christopher Davidson en citant l’universitaire Abraham Miller, « “l’État Islamique existe en tant que structure politique dont l’utilité l’emporte sur les gains militaires et politiques induits par sa défaite, et ce non seulement pour les États-Unis, mais aussi pour les monarchies du golfe Persique.” Il en conclut que “l’État Islamique combat les chiites en Syrie et en Irak. La menace qu’il représente est tolérée y compris par les pétromonarchies, du moins aussi longtemps que cette organisation se concentrera sur l’objectif de mettre un terme aux velléités hégémoniques de l’Iran.” » Si l’on accepte cette réalité documentée – que le docteur Davidson décrit avec précision dans Shadow Wars –, la montée en puissance de l’EI pourrait donc trouver ses origines dans une stratégie anti-iranienne impulsée par Washington, Tel-Aviv et Riyad à partir de l’année 2006. Selon l’ex-officier du MI6 Alastair Crooke, ce soutien clandestin des réseaux extrémistes au Moyen-Orient fut intensifié dès 2011 « afin d’émasculer les soulèvements populaires qui mena[çaient] les monarchies absolues du Golfe », leur « monstre Frankenstein » paraissant désormais hors de contrôle. Avec le précédent de la campagne de la CIA et de ses alliés dans l’Afghanistan des années 1980, nous pourrions même parler de « syndrome Frankenstein » pour illustrer les effets pervers de ces manigances irresponsables – dont le « retour de bâton » jihadiste a engendré la plus longue guerre de l’histoire des États-Unis.
Favorisée par le chaos économique, social et sécuritaire imposé à l’Irak depuis plus d’un quart de siècle, l’émergence de Daech est aussi une conséquence directe des politiques de punition collective infligées à ce pays, en particulier depuis l’invasion illégale et déstabilisante de mars 2003. Ainsi, bien qu’elle soit en difficulté dans plusieurs territoires d’Irak et de Syrie, « combattre militairement [cette organisation] ne servira quasiment à rien », comme l’avait souligné l’expert Nabil Mouline. D’après lui, la lutte contre son idéologie doit être prioritaire, et les bombes ne sont pas l’outil le plus efficace pour remplir cet objectif, contrairement à ce que pense le Président Trump. En réalité, l’EI et les groupes jihadistes en général ne pourront être vaincus qu’en tarissant leurs sources de financement et d’approvisionnement en armes – privées comme étatiques –, en limitant leur surmédiatisation nocive, et en garantissant aux populations du Moyen-Orient, d’Asie centrale et d’Afrique de réelles perspectives de paix, de stabilité et de développement. Depuis 2001, la guerre perpétuelle imposée dans un nombre sans cesse croissant de pays au nom d’une lutte antiterroriste dévoyée n’a enrichi qu’une minorité d’oligarques ; encourageant les extrémismes en semant la mort et la dévastation, elle ne pourra se conclure tant que les alliés wahhabites de l’Occident financeront l’expansion globale du fondamentalisme sunnite, que les États-Unis et leurs partenaires sont censés combattre avec une « détermination absolue ».
Avec l’aimable participation de Christopher Davidson
Maxime Chaix : diplômé d’un Master 2 « Théorie et pratique des droits de l’Homme » à la Faculté de Droit de Grenoble, Maxime Chaix est traducteur et journaliste indépendant, spécialisé dans les domaines du renseignement, des opérations clandestines, des questions stratégiques, de la criminalité financière et du terrorisme global. En 2015, il a lancé son propre site afin de regrouper ses différents articles et traductions. Depuis 2014, il a notamment écrit pour dedefensa.org, Paris Match, et le Club de Mediapart.
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