Il n'y a pas de commentaires associés a cet article. Vous pouvez réagir.
1116
14 décembre 2002 — Le sommet historique de Copenhague s'est déroulé moyennement et a été salué avec les pompes et les ors habituels, et les exclamations médiatiques qu'il faut, tout cela pour nous faire croire à un événement historique. Les choses ont été difficiles avec les Turcs et les Polonais. Rien n'est rompu parce que, dans ce monde-là, une fois que la communication a lancé une idée, il est insensé de songer à revenir dessus. L'élargissement est qualifié de “tâche historique” depuis 1989-91. Il est impensable de n'y pas penser de toutes ses forces. Aujourd'hui, dans la pratique et selon toutes les évaluations des techniciens, l'élargissement se présente comme une absurdité catastrophique qui menace toutes les pratiques et les méthodes européennes. Poussée à l'extrême, cette perspective quasi-suicidaire n'est pas nécessairement un mal dans la mesure où elle conduirait à certaines décisions que les Européens ne cessent de repousser ; plus inattendu et encore plus intéressant, les diverses péripéties ont révélé une situation qu'on se dissimulait complètement, et cette révélation est encore plus un fait intéressant : il s'agit du rôle et de l'influence des États-Unis.
Le problème turc a été bien et mal traité. Les Européens se sont montrés plus fermes avec les Turcs qu'on ne pouvait attendre, ou craindre selon les avis, et cela à cause des pressions US. Il y a eu quelques instants de tension qui ne laisseront pas de trace. Les Turcs jouent d'une façon subtile. Le nouveau pouvoir veut se débarrasser de certaines pesanteurs héritées du régime corrompu qu'il a remplacé. Les Turcs n'espéraient pas vraiment mieux que ce qu'ils ont eu, il leur fallait surtout se justifier aux yeux de l'opinion publique. Plus important, l'accord qui débloque les relations UE-OTAN pour la Force de Réaction Rapide européenne et permet à la PESD de se poursuivre. Les Turcs l'ont signé pour montrer leur bonne volonté européenne et le pouvoir turc l'a fait pour assurer son contrôle sur les forces armées turques, qui pourraient commencer à perdre la prépondérance qu'elles ont exercée jusqu'ici. Ces divers éléments indiquent que la Turquie évolue, du point de vue de la sécurité, dans un sens plus européen et moins américano/OTAN.
L'affaire polonaise s'est passée avec difficulté, avec des moments proches de la rupture. Cet épisode-là laissera plus de traces à la lumière d'un autre point qui est apparu, qui est aujourd'hui le point essentiel de l'élargissement, et qui pourrait déboucher sur une crise ou sur des prolongements importants, — paradoxalement, avant l'élargissement. Il s'agit de la soi-disant main-mise de l'influence US sur les pays nouveaux membres de l'Europe. On ignore si cette influence est réelle, c'est-à-dire profonde et durable, mais on sait qu'elle est d'ores et déjà une crise européenne prête à éclater.
Finalement, dans les deux cas ce qui nous paraît important est bien la question des rapports/de l'influence américaine, du rôle américain et ainsi de suite.
• Dans le cas de la Turquie, il y a eu une intervention massive des Américains en faveur de l'entrée de ce pays dans l'UE. L'intervention a pris un caractère à la fois grossier et pittoresque : discours de GW, coup de téléphone insistants du même, et tout cela rendu pesamment public. Les Américains auraient voulu provoquer une réaction de durcissement qu'ils n'auraient pas agi autrement (mais peut-être l'ignorent-ils encore ?). La réaction d'agacement des Européens a été quasi-unanime, même si on a pris soin de ne parler que de celle de Chirac (le président français montre de plus en plus souvent des réactions d'humeur).
• Il n'est pas sûr que les Turcs en demandaient tant aux Américains. L'attitude US n'a qu'un seul but, et c'est à un terme si court qu'on reste coi de voir de tels efforts déployés à propos d'une question si grave, pour un but si complètement tactique età court terme : il s'agit d'avoir l'accès aux bases turques pour l'attaque en Irak. Le paradoxe du soutien US massif à la Turquie est qu'il montre indirectement que les Turcs ne sont plus si proches des Américains qu'ils avaient l'habitude d'être. Et l'on peut avancer ici que les liens franco-turcs, dans le futur, seront bien meilleurs que ne laissent croire les péripéties d'hier.
• La question polonaise et l'élargissement occupaient la galerie. L'important est ce qui est apparu ces dernières semaines, à savoir la mise en évidence des liens entre les USA et les pays nouveaux membres, dont la Pologne, et le gain que Washington espère en tirer. (Voir ce texte de John Vinocur dans l'International Herald Tribune du 9 décembre 2002, avec ce titre qui en dit long : « The big winner in the EU expansion: Washington. »)
• Il n'est pas assuré que la satisfaction bruyante des Américains soit une manoeuvre particulièrement fine. Le résultat net, aujourd'hui, c'est un branle-bas de combat européen, dans tous les dans certains pays européens, face à cette situation. (Le même Vinocur en rend compte dans un article plus récent, du 13 décembre.) Le résultat, outre les agacements du moment, est bien l'ouverture d'un nouveau dossier, et un dossier pressant et grave. Voyez ce que Vinocur lui-même observe :
« The general work of the meeting, enlarging the EU to 25 members including countries from the former Soviet orbit in East and Central Europe, has been a subject of some discomfort in France because, like Turkey, the great majority of the new members have close, almost existential ties to the United States.
» The new members' pro-American tilt is such, said Alain Duhamel, a leading French political commentator, that there was discussion about a revision in the EU's bylaws that would take away the veto right held by each member state.
» In a broadcast Thursday on RTL radio, Duhamel said that for some minds this would eliminate the possibility of the United States gaining de facto veto power within the EU through the current expansion. »