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Ci-dessous, nous vous présentons un texte du professeur Edward S. Herman, étudiant l’évolution d’un aspect très spécifique de la situation aux États-Unis, qu’on pourrait appeler l’utilisation et le développement de l’“orwellisme”, — qui est évidemment l’utilisation systématique du langage de Orwell d’après 1984, soit un peu plus que le mensonge, la propagande et la désinformation.
Edward S. Herman est professeur de Finances à la Wharton School University of Colombia en Pennsylvanie. Entre autres essais, il a publié plusieurs livres avec Noam Chomsky dont The Political Economy of Human Rights (South End Press, 1979), et Manufacturing Consent, à paraître ce mois-ci en France aux éditions du Serpent à plumes sous le titre La Fabrique de l’opinion publique.
(En allant sur le site original de autoodzafe.orh, on trouve l’analyse de Herman, disponible en français mais également dans sa version originale en anglais.)
par Edward S.Herman, printemps 2003
Traduit de l'anglais (USA) par Guy Ducornet
Les États-Unis jouissent d’une relative liberté et des milliers d’entités médiatiques y opèrent sans contrôle gouvernemental. Cela n’a jamais empêché les principaux mass media du pays d’aider les autorités américaines à se livrer à d’étonnants numéros de désinformation au détriment d’un grand public ciblé comme victime de vastes campagnes de propagande. En 1953 au Guatemala, l’Administration d’Eisenhower avait déjà manigancé la chute d’un gouvernement démocratiquement élu sous prétexte qu’il était issu d’un « coup d’État communiste » et d’une « agression soviétique », et qu’il constituait une « grave menace » pour la sécurité des États-Unis : en juin 1954, une armée de mercenaires, organisée et équipée par Washington, était descendue renverser un gouvernement guatémaltèque pratiquement désarmé. Les accusations américaines étaient aussi fausses que ridicules mais les médias avaient applaudi avec un enthousiasme hystérique que résumait une manchette du New York Times du 1er mars 1953 : « Comment les Communistes ont pris le Contrôle du Guatemala [1] »
Dans les années quatre-vingt, c’est le gouvernement des Sandinistes du Nicaragua qui se voit également accusé de soutenir une « révolution sans frontières » et de menacer gravement la sécurité du pauvre géant américain, en vertu de mensonges tout aussi absurdes. Sans les mettre en question, la plupart des médias publient ces accusations comme des news, attisant ainsi dans l’opinion américaine un climat de peur fort propice au soutien d’une guerre larvée contre cette minuscule victime [2].
En l’an 2003, le même pitoyable mastodonte se prépare à agresser un autre petit pays parce que le Président George W. Bush nous dit qu’il menace la sécurité des États-Unis. Cette fois encore, les grands médias s’empressent de coopérer en confirmant que la menace doit être prise au sérieux, se gardant bien de préciser que les États-Unis (tout comme Israël) possèdent des stocks d’armements de destruction massive bien plus importants que l’arsenal de Saddam Hussein, au point que leur utilisation par ce dernier serait un véritable suicide. Ils ne disent pas non plus que ces armes pourraient à peine fournir à l’Irak une capacité défensive minimale, ni que ce sont les États-Unis qui ont permis à Saddam Hussein d’acquérir ce potentiel destructeur dans les années quatre-vingt, lorsque Bagdad était l’allié de Washington dans sa guerre contre l’Iran, l’ennemi commun d’alors. Silence également sur le fait que Saddam, sachant que la riposte serait dévastatrice, n’en a pas fait usage lors de la guerre du Golfe de 1990.
Les médias n’expliquent nullement les nouveaux projets d’élimination du chef de l’État irakien : s’agit-il d’une volonté de contrôler ses réserves d’hydrocarbures, du désir de consolider le pouvoir américain dans la région, de l’intérêt pour Israël de voir éliminer une puissance hostile et de créer un environnement lui permettant d’attaquer (ou de « transférer ») les Palestiniens ? Ou serait-ce la satisfaction d’une vieille vengeance contre celui qui « a tenté d’assassiner [mon] père » — c’est-à-dire George Bush senior ?
Si les grands organes de presse et de communication se mettent au service d’une telle propagande et donnent ainsi le ton à tous les autres, c’est qu’ils sont aux mains d’une « élite » dont les intérêts sont étroitement liés à l’establishment politique et aux milieux d’affaires américains qui voient le monde à travers le même prisme idéologique et qui les financent en les inspirant. Tributaires des mêmes sources d’informations — officielles pour la plupart — ces mass media sont contrôlés par ceux qui, au gouvernement ou dans le secteur privé, sont chargés de sévir contre tout déviationnisme. Ainsi, quand le Président G. W. Bush décide de chasser Saddam Hussein et de prendre le contrôle de l’Irak, son gouvernement inonde les agences de presse d’affirmations et d’accusations qui, les unes après les autres, se révèlent fausses ou exagérées — ce qui n’empêche nullement les médias de les colporter aussitôt comme de véridiques « nouvelles ». Si les journalistes tentaient de rétablir le véritable contexte historique, c’est-à-dire l’aide et la protection prodiguées à Saddam Hussein par Ronald Reagan et George Bush senior dans les années quatre-vingt, ils trouveraient leurs supérieurs peu enclins à publier des textes aussi peu patriotiques et seraient accusés de faire « l’apologie de Saddam. [3] »
Sur un certain nombre de sujets, un tel système produit une sorte de « ligne générale » plus souvent associée à des pays totalitaires comme la défunte Union soviétique, qui fonctionne d’autant mieux aux États-Unis qu’elle est acceptée et disséminée, sans coercition gouvernementale particulière, par le marché ou par d’autres processus naturels. Une telle « ligne » devient ainsi plus convaincante qu’une propagande dirigiste brutale [4].
Grâce à elle, le système a donné naissance à une novlangue qui rappelle le monde décrit par George Orwell dans 1984, avec ses messages grondants de hargne pour les actes des nations ennemies ou toute politique honnie par l’élite au pouvoir et, en revanche, des slogans qui « ronronnent » de satisfaction à l’égard des amis ou des clients du système. Retransmis aveuglément par les grands médias, cette terminologie nouvelle fait aujourd’hui partie des rouages bien huilés de la machine de propagande américaine.
La tradition orwellienne aux États-Unis
Si ces « bons usages » linguistiques orwelliens[5] sont revenus en force avec George W. Bush, ils remontent à la fin de la Seconde Guerre mondiale : en 1947, le ministère de la Guerre [War Department] devient le ministère de la Défense [Defense Department]. Ce changement intervient au moment où les États-Unis s’attribuent le rôle de puissance hégémonique et étendent leurs interventions de l’hémisphère occidental à la planète tout entière. À travers un discours qui menace d’utiliser la force, leur « défense » se fait alors offensive en élargissant son domaine d’application. Ce mot « défense », qui suggère en réalité (et en ronronnant) une riposte à tous ceux qui se montreraient hostiles ou menaçants, gagne la faveur de l’establishment de l’époque et son usage se répand chez les politiques, les journalistes et les intellectuels américains : on instaure un « budget de la défense » — non un budget de la guerre — et encore moins un budget de « la projection de la force » ou de « l’offensive »!
Une autre expression orwellienne rejoint le lexique impérial : « la sécurité nationale ». Pendant toute la guerre froide, les gouvernements de Washington ont proclamé qu’ils ne faisaient que répondre à la menace soviétique et aux ambitions communistes de conquête mondiale en défendant leur « sécurité nationale » — une sécurité qui se dit mise en péril en 1954 par un gouvernement guatémaltèque élu permettant aux syndicats du pays de fonctionner, et qui confisque quelques terres laissées en jachère par la United Fruit Company [6]. Ces termes ne servent qu’à couvrir l’action hégémonique et intéressée des grandes corporations américaines, mais avec l’entière coopération des médias, cette appropriation du vocabulaire orwellien permet à Washington de renverser un à un les gouvernements qui refusent d’offrir « un climat favorable » aux investissements de ces grandes firmes pour les remplacer par des régimes plus accommodants : Marcos, Mobutu, Suharto, Pinochet et les généraux salvadoriens, brésiliens, argentins, etc.[7] Le pitoyable géant U.S. ne se sent en sécurité qu’en imposant son contrôle et sa domination sur les petits pays d’une zone d’influence qui ne cesse de croître.
La guerre du Viêt-nam donne lieu à d’autres orwellismes qui permettent aux États-Unis de déguiser leur volonté d’imposer manu militari le gouvernement de leur choix à une lointaine société paysanne. Il a été dit et répété qu’ils résistaient ainsi à une « agression » nord-vietnamienne (ou sino-soviétique) contre le voisin du Sud ; on a même parlé d’une « agression interne » dont la population du Sud se serait rendue coupable à l’encontre de son propre gouvernement — sélectionné par les États-Unis et installé à Saigon !
En fait, c’est à cause du veto américain que le Nord et le Sud ont été séparés lors des élections unificatrices prévues par les Accords de Genève de 1954, lorsqu’il s’est avéré que le parti communiste de Ho Chi Minh allait les gagner haut la main. Sachant cela, les États-Unis ont maintenu la séparation des deux Viêt-nam en intervenant militairement et en créant un gouvernement fantoche contrôlé par Washington, le Sud Viêt-nam, dont l’invasion par d’immenses forces américaines, en 1965, se heurte principalement au peuple que Washington prétend sauver d’une prétendue agression communiste. C’est ce peuple qui se voit sauvagement attaqué par des « libérateurs » qui « détruisent leur pays pour mieux le sauver » (selon la célèbre formule d’un colonel américain à propos de la ville de My Tho). En termes de logique élémentaire, les États-Unis ont commis une agression contre le Viêt-nam du Sud, mais je n’ai encore jamais vu le moindre reportage, le moindre éditorial qui définisse ainsi la politique américaine de l’époque [8].
On trouve d’autres orwellismes concernant les négociations et les élections lors du conflit vietnamien : afin de contrer les critiques et les protestations qui se font entendre, aux États-Unis, contre les massacres de masse commis par les raids aériens des bombardiers, le napalm et les défoliants toxiques largués sur des populations censées être « sauvées », le gouvernement américain fait périodiquement aux Vietnamiens des offres de « négociations » — tout en les informant en catimini (et « off the record ») que la guerre continuera jusqu’à leur complète reddition. Convaincus de ce « rejet » des offres de paix, les médias avalent ces bobards de relations publiques, ce qui a pour effet d’accélérer d’autant l’escalade de la guerre [9]. Au Sud, pour la galerie, les États-Unis organisent de spectaculaires « élections » dans lesquelles des mercenaires, dûment sélectionnés, font campagne contre quelques inconnus alors que tous les candidats de l’opposition sont écartés. Ces scrutins ne remplissent aucune des conditions d’une élection libre : ce sont des « élections » de façade destinées à convaincre le peuple américain que la brutale invasion américaine a été bien accueillie par ses victimes sud-vietnamiennes. Comme pour les « négociations », ces mascarades publicitaires réussissent grâce à l’entière et complaisante coopération des principaux médias [10].
Au cours de la guerre froide, les États-Unis ont constamment relancé la course aux armements en proclamant à intervalles réguliers que le géant américain souffrait de « retards » par rapport à l’Union soviétique. Qu’il s’agisse des missiles, de la puissance de feu ou de la vulnérabilité, ces « handicaps » qu’il fallait sans cesse combler étaient des mythes, mais ils ont réussi à s’imposer grâce aux médias qui, fidèles au dogme officiel, n’ont jamais mis en doute les estimations exagérées de la « menace soviétique »[11]. Jamais ils n’ont communiqué au grand public le message d’Herbert York, principal conseiller du Président Eisenhower en matière de technologie militaire, qui déclarait en 1970 : « Nous avons constamment gardé le contrôle du rythme et de l’ampleur de la course aux armements. Pendant trente ans, nos initiatives unilatérales et répétées en ont inutilement accéléré l’escalade. [12] »
La course a repris pendant les années Reagan (1981-1988) sous le vieux prétexte que le retard des États-Unis par rapport à Moscou justifiait un nouvel arsenal pour assurer la « sécurité nationale » — alors que les dirigeants soviétiques de cette époque s’efforçaient d’obtenir un accord de désarmement, tant cette compétition exorbitante avec un adversaire mieux armé était en train de menacer leur propre sécurité.
Big Brother refait surface sous George W. Bush
L’effondrement de l’Union soviétique réduit momentanément les dépenses militaires américaines. Elles reprennent leur progression avec Clinton pour s’accélérer encore après l’élection de George W. Bush. Mais comme l’Amérique n’a plus de réel adversaire militaire, il faut justifier autrement cette nouvelle escalade budgétaire. En fait, une telle justification est née du temps de George Bush senior et de Clinton lorsqu’on a vu renaître la guerre contre les cartels des narco-gangsters et quelques autres manifestations du terrorisme. L’invasion du Koweït par Saddam Hussein et la riposte intitulée Tempête du Désert en 1990 ont profité à la stature politique de George Bush senior et au complexe militaro-industriel américain.
Pendant les années quatre-vingt-dix, le concept d’État voyou fait son apparition : il ne s’agit-là pour le Département d’État que d’une métamorphose sémantique des États terroristes d’antan.
Cette appellation est strictement politique et tout pays peut se la voir décerner (ou la perdre) en fonction du bénéfice que peuvent en tirer les intérêts américains. Ronald Reagan extrait l’Irak de cette catégorie en 1983 au moment où Saddam Hussein entreprend une guerre chimique contre l’Iran — pays qui compte alors parmi les ennemis des États-Unis. Sur la liste des États voyous des années quatre-vingt, on trouve également le Nicaragua des Sandinistes. Non seulement ce petit pays n’emploie pas la terreur, mais c’est lui qui est victime d’un terrorisme armé, sponsorisé par Washington. Si la Libye figure sur la liste, on n’y voit pas l’Afrique du Sud de l’apartheid dont les activités terroristes sont alors bien pires que celles du colonel Kadhafi. Jamais les médias américains n’ont mis en question ce système politisé de catégorisation [13].
On pourrait en dire autant des plus récents États voyous présentés par George W. Bush dans son « axe du mal » : cette désignation de l’Irak, de l’Iran et de la Corée du Nord souffre du fait qu’il n’existe entre eux aucun lien mais le sinistre écho du mot « axe » nous renvoie à la Seconde Guerre mondiale. L’expression fait penser au langage inventé par George Orwell, dans 1984, à l’intention de l’ennemi. Il en va de même du mot « croisade » par lequel Bush définit sa « guerre contre la terreur » — jusqu’à ce qu’il le rétracte lorsqu’on lui fait remarquer que les croisés chrétiens guerroyaient jadis contre l’Islam — alors que G. W. Bush est censé se battre contre les « terroristes ».
Les voyous de « l’axe du mal » sont plus ou moins les cibles immédiates de la «projection de la force » du Président Bush. Les autres voyous sont les États hostiles de moindre importance aux yeux de la superpuissance américaine et cette étiquette n’a qu’un rapport limité avec leur mauvaise conduite. Des pays totalement antidémocratiques comme l’Arabie Saoudite, le Qatar, le Koweït, la Chine, le Pakistan ou le Kirghizistan ne figurent pas sur la liste noire, pas plus que d’autres qui se livrent régulièrement au nettoyage ethnique ou attaquent leurs voisins en violation des résolutions des Nations unies, comme la Turquie ou Israël aujourd’hui, ou l’Indonésie et l’Afrique du Sud hier. Mais comme ces derniers rendent service aux États-Unis, ils ne risquent pas d’être montrés du doigt, quel que soit leur comportement.
Les mots « terreur » et « terrorisme » sont constamment utilisés de la manière la plus opportuniste. D’après toutes les définitions du terrorisme des dictionnaires (y compris celle de Benjamin Netanyahu[14]), les attaques israéliennes contre les Palestiniens depuis la seconde intifada ou lors de la guerre américaine contre l’Afghanistan, ainsi que les « sanctions de destruction massive » — c’est-à-dire les raids aériens britanniques et américains qui n’ont cessé de frapper l’Irak depuis 1990 — constituent des actes de terrorisme d’État, pour ne pas dire des agressions [15]. Mais en vertu de leur puissance en Occident comme sur leur territoire, les États-Unis combattent le terrorisme sans jamais commettre d’actes terroristes et leurs clients — Israël, par exemple — sont également exemptés de telles activités. La seule définition effective du terrorisme émane du gouvernement de Washington, Big Brother institutionnel dont les règles sont acceptées telles quelles par les principaux médias américains [16].
Des expressions comme « défense » ou « self defense » sont actuellement réservées au réarmement américain et à sa planification stratégique malgré l’absence de tout rival militaire sérieux. L’intention de bloquer l’émergence d’un tel rival et de « projeter la force » à des fins dominatrices est publiquement reconnue [17].Il existe toujours un « budget de la défense » (et non pas un budget offensif, un budget de projection de la force ou un budget de domination !) Le gouvernement de G. W. Bush a réclamé une « Défense nationale antimissile » destinée à stopper toute attaque de la part de voyous potentiels comme la Chine (qui se verrait ainsi qualifier si elle tentait de s’armer au point de devenir une rivale). Mais le vrai but recherché est une opération de relations publiques — la Défense nationale antimissile n’offrant qu’une protection négligeable contre une telle menace, alors qu’offensivement, comme le reconnaissent les officiels du complexe militaro-industriel, un tel bouclier d’antimissiles serait très efficace [18].
En outre, la valeur que les industries d’armement attachent à ce gigantesque brouillage médiatique mérite qu’on s’y arrête : son entretien est plus important que les menaces d’un quelconque État voyou. Mais une fois de plus, les principaux médias traitent sur le mode mineur ce monumental gaspillage de ressources ainsi que les menaces offensives déstabilisantes qui ne font qu’accélérer la course aux armements. Les journalistes voient les États-Unis comme un pays à vocation pacifique qui produit des armes à la seule fin d’assurer « la paix par la force ». (Sous la présidence de Reagan, un missile avait même été baptisé « Gardien de la Paix » sans que cet orwellisme ne déclenche la moindre hilarité…)
L’Administration Bush a proclamé haut et fort son droit d’interdire (par la force, s’il le faut) la possession d’armes de destruction massive à ceux qui ne sont pas en odeur de sainteté. Mais comme une telle action unilatérale violerait la Charte des Nations unies et constituerait ce que l’on a toujours appelé une « agression », il a fallu inventer d’intéressantes variantes linguistiques comme « attaque préventive », « défense pro-active » ou « changement de régime ». Les deux premières impliquent que toute action illicite anticipée peut se voir « préemptée » ; en ce cas, la légitime défense fournit une couverture morale à l’attaque. Quant au « changement de régime », sa connotation bénigne dissimule le fait qu’un tel changement ne se fait pas de l’intérieur, selon un processus démocratique de la part des autochtones mais, au contraire, sous l’action d’une force externe — et hors-la-loi. Tous ces mots ont été incorporés au nouveau lexique sans que les médias n’en fassent un examen critique.
Lorsque l’Irak envahit le Koweït en 1990, il s’agit d’une « agression » qui provoque une indignation mondiale et une riposte militaire écrasante, suivie de sanctions génocidaires. Quant Israël envahit périodiquement le Liban, on ne parle d’« agression » que dans les samizdat occidentaux et la presse arabe ; jamais dans les grands médias américains. Si les États-Unis attaquent la Yougoslavie ou l’Afghanistan, sans qu’il s’agisse d’une « légitime défense » définie comme telle par le Droit international ou la Charte des Nations unies, on ne considère pas cela comme une « agression » en Occident ; on applaudit au contraire ces actes vertueux qui agressent et renversent des régimes démoniaques. Le Droit international n’entre pas en ligne de compte.
Dans le cas des récentes menaces américaines sur l’Irak, les principaux médias américains n’ont jamais parlé d’une « agression » alors qu’il s’agit exactement de cela : une attaque sans provocation contre un pays qui ne représente aucune menace crédible pour les États-Unis et qui subit depuis douze ans, de la part de son agresseur potentiel, des « sanctions » sous forme de bombardements continuels — au point que l’on peut se demander s’il ne s’agit pas de terminer cette guerre d’usure de faible intensité par une invasion militaire rapide et de grande ampleur.
Les mass media ont décerné aux États-Unis leur prix de vertu d’une manière qui aurait bluffé George Orwell. C’est un exemple d’école d’auto-intox : on y prétend que les armes de destruction massive, généreusement fournies à Saddam Hussein dans les années quatre-vingt par les gouvernements Reagan et Thatcher, représentent une menace pour les États-Unis et la sécurité du monde, et l’on ajoute que ses efforts pour déjouer les inspections imposées par ses anciens acolytes américains et britanniques sont intolérables et bafouent les Nations unies et le Droit international ! Dans le même temps, on tolère qu’Israël ignore, avec l’aval de Washington, les résolutions des Nations unies. Un tel processus obéit à l’un des principes orwelliens : « Oublier ce qui doit l’être, puis le réintroduire dans la mémoire quand le besoin s’en fait sentir. »
Deux autres phrases ont eu les honneurs du lexique américain ces derniers temps: « épuration ethnique » et « intervention humanitaire ». L’épuration ethnique est la politique délibérée de massacres et de déportations mise en œuvre par des États ennemis contre certains groupes ethniques à l’occasion d’une guerre civile. On a accusé la Serbie de s’y être livrée au Kosovo avant et pendant les soixante-dix-huit jours de la guerre de l’O.T.A.N. en 1999, mais cette accusation n’a jamais été prononcée contre Israël pour son traitement des Palestiniens alors qu’elle y serait plus adéquate qu’au Kosovo [19]. Israël est autorisé à combattre le « terrorisme » et non à terroriser les Palestiniens ou à les « nettoyer » en les repoussant d’année en année pour faire place à de nouveaux colons juifs. L’État hébreu est également autorisé à envisager une politique de « transfert » de populations (et non un « nettoyage ethnique » aux connotations plus désagréables).
De la même manière, dans le Kosovo occupé par l’O.T.A.N., l’armée de libération nationale du Kosovo, protégée par l’O.T.A.N., a la permission d’expulser les Serbes, les Turcs, les Juifs et les Roms dans ce que Jean Oberg appelle « le plus vaste nettoyage ethnique des Balkans (en pourcentage effectué) sous les yeux des quarante-cinq mille soldats de l’O.T.A.N. et des milliers de policiers et de civils des Nations unies et des O.N.G. [20] » Dans leurs rares articles rapportant les expulsions au Kosovo, les médias parlent de «vengeances» et non de nettoyage ethnique.
Les attaques contre la Yougoslavie, de 1995 aux raids aériens de 1999, ont été décrites par les élites occidentales comme une « intervention humanitaire » et des « bombardements humanitaires ». On peut trouver bizarre qu’un bombardement puisse mériter cette appellation, mais il s’agissait d’en finir avec « génocide » et « nettoyage ethnique » dans un but humanitaire. Les bombardiers qui visaient des cibles civiles en Serbie pour accélérer la capitulation de la Yougoslavie ont largué de nombreuses bombes à uranium appauvri et des projectiles à fragmentation destinés aux civils — en totale violation des lois de la guerre. On s’est même sérieusement demandé si un nettoyage ethnique (sans parler d’un génocide) avait bien eu lieu et si les attaques de l’O.T.A.N. avaient eu un but « humanitaire »[21]. Mais le concept d’intervention humanitaire qui s’est installé dans les médias et chez les intellectuels occidentaux a été fort utile pour faire mousser la politique agressive du pouvoir impérial américain.
À l’ère de George W. Bush, les cercles intellectuels et semi-officiels ont admis que les États-Unis étaient devenus une puissance impériale — le mot « impérialiste » refaisant surface non seulement parce qu’il s’applique de manière évidente mais aussi parce que l’Union soviétique a disparu. (Et comme personne ne peut rivaliser avec l’hégémonie américaine, il n’y a plus aucune raison de nier cette domination. [22]) Mais il est important de préciser que ce nouveau pouvoir dominateur est fort différent des anciens impérialismes exploiteurs et sans scrupules : les interventions et les bombardements « humanitaires » collent bien avec l’image d’un nouvel impérialisme bienveillant. Il en va de même de la notion de « dommages collatéraux » qui suggère que la mort et les destructions résultant de l’usage d’armes de haute technologie sur les populations visées ne sont pas intentionnelles — comme s’il ne s’agissait que des conséquences regrettables d’un ciblage légitime. Si une telle novlangue est trompeuse, elle s’avère fort efficace pour justifier la guerre impériale [23].
Conclusion
On a énormément sous-estimé le pouvoir de la propagande, de la désinformation et du double langage utilisés par les puissants pour « défendre l’indéfendable » (Orwell dixit) dans le « Monde libre », et tout particulièrement aux États-Unis. La diabolisation des ennemis, la naïve adhésion aux mensonges, la suppression d’informations gênantes et la création de « lignes » et de dogmes auxquels adhèrent les élites intellectuelles sont devenues des pratiques courantes au service de la politique d’État. L’agression caractérisée que propose mon gouvernement se transforme en un simple « changement de régime » afin d’éradiquer un « nouvel Hitler » qui « menace la sécurité nationale » des États-Unis. Saddam Hussein, notre protégé et notre allié d’il y a vingt ans est rapidement devenu ce nouvel Hitler en envahissant le Koweït en 1990 (à la quasi invitation de George Bush n°1 [24]).Dès lors, l’ancienne alliance s’est évaporée aux yeux des médias américains dans un processus typiquement orwellien.
Un tel système de propagande fonctionne bien mieux que celui de l’Union soviétique, contrôlé par le Kremlin, dont la lourdeur était peu convaincante. Libre de ce contrôle, le système médiatique américain donne l’illusion de la diversité alors même qu’il désinforme en suivant fidèlement la « ligne générale ». Il parvient efficacement à mobiliser le public pour qu’il apporte son soutien à des actions qui ne le servent en aucune façon. C’est une situation particulièrement regrettable à ce moment de l’Histoire car la politique des actuels dirigeants de Washington, menée au détriment de la majorité des Américains, représente une menace pour la santé, le bien-être et la survie de toute la population de la planète.
1. Ce barrage médiatique est décrit par Edward S. Herman dans “Returning Guatemala to the Fold”, in Gary D. Rawnsley, Cold-War Propaganda in the 1950s, St. Martin’s Press, 1999.
2. Cf. Jack Spence, “The U.S. Media Covering (Over) Nicaragua,” in Thomas Walker, Reagan Versus the Sandinistas, Westview Press, Boulder, Colorado, 1987.
3. Edward S. Herman et Noam Chomsky ont analysé ce système dans Manufacturing Consent : The Political Economy of the Mass Media, Pantheon Book, New York, 2002 — (La Fabrique de l’Opinion publique, Le Serpent à Plumes, Paris, 2003) ; Cf. Edward S. Herman, “Propaganda System Number One”, Z Magazine, septembre 2001.
4. Ibid.
5. Cf. l’analyse des applications américaines d’un tel système in Edward S. Herman, “From Ingsoc to Amcap, Amerigood & Marketspeak” in Jack Goldsmith & Martha Nussbaum : 1984 : Orwell & Our Future, Princeton University Press, 2003.
6. Cf. note n°1 supra ; cf. Piero Gleijeses, Shattered Hope : The Guatemalan Revolution & the United States, 1944-1954, Princeton University Press, 1991.
7. Edward S. Herman, The Real Terror Network, South End Press, Boston, 1982, chapitre III.
8. Cf. Manufacturing Consent/La Fabrique de l’Opinion publique, op. cit., introduction et chapitre V.
9. Franz Schurmann, The Politics of Escalation in Vietnam, Fawcet, New York, 1966 ; Richard DuBoff & Edward S. Herman, The Strategy of Deception, Public Affairs Press, Washington D.C., 1966.
10. Edward S. Herman & Frank Brodhead, Demonstration Elections : U.S.-Staged Elections in the Domenican Republic, Vietnam & El Salvador, South End Press, Boston, 1984.
11. Tom Gervasi, The Myth of Soviet Military Superiority, Harper & Row, New York, 1986.
12. Herbert York, Race to Oblivion, Clarion, New York, 1970, p. 230.
13. Edward S. Herman & Gerry O’Sullivan, The “Terrorism” Industry, Pantheon Books, New York, 1990, chapitre III.
14. «Le terrorisme, c’est l’usage systématique et délibéré du meurtre, des mutilations et des menaces contre des innocents pour inspirer la terreur à des fins politiques. » Benjamin Netanyahu, Terrorism : How the West Can Win, Farrar, Straus & Giroux, 1986, p. 9.
15. Cf. Noam Chomsky, Pirates & Emperors, Old & New Terrorism in the Real World, South End Press, Boston, 2002 ; Edward S. Herman & David Peterson, “The Threat of Global State Terrorism”, Z Magazine, janvier 2002.
16. Cf. Noam Chomsky, Pirates & Emperors ; Rahul Mahajan, The New Crusade : America’s War on Terrorism, Monthly Review Press, New York, 2002.
17. C’est ce qui ressort clairement du document de la Maison Blanche, National Security of the United States (septembre 2002) et encore plus précisément de l’ouvrage édité par Robert Kagan & William Kristol : Present Dangers : Crisis & Opportunity in American Foreign & Defense Policy, Project for the American Century, 2000.
18. United Space Command, Vision for 2020, Washington D. C., 2001.
19. Edward S. Herman, “Israel’s Approved Ethnic Cleansing” (1ère partie), Z Magazine, avril 2001.
20. Jan Oberg, “U.N. Broke in Kosovo — Not Even Nordic Governments Care”, Transnational Foundation for Peace & Future Research, 7 février 2000.
21. Noam Chomsky, The New Military Humanism, Common Courage Press, Monroe, Maine, USA, 1999 ; Diana Johnstone, Fools’Crusade : Yugoslavia, NATO & Western Delusions, Monthly Review Press, New York, 2002.
22. Cf. John Bellamy Foster, “Imperialism ‘Rediscovered’” », Monthly Review, novembre 2002.
23. Edward S. Herman, “‘Tragic Errors’in U.S. Military Policy”, Z Magazine, septembre 2002.
24. L’Ambassadeur américain en Irak, April Glaspie, dit à Saddam Hussein, quelques jours avant son invasion du Koweït, que les États-Unis ne s’intéressent pas à une querelle qu’ils considèrent comme “Arab business”. Cf. Herbert Schiller, “Manipulating Hearts & Minds”, in Hamid Mowlana, George Gerbner & Herbert Schiller, Triumph of the Image, Westview Press, Boulder, Colorado, 1992, p. 24.