Dans l’attente anxieuse de la poursuite de la crise

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Dans l’attente anxieuse de la poursuite de la crise

27 novembre 2009 — Il suffit de prendre tel ou tel commentaire sur l’événement de Dubaï – est-ce un krach? Une faillite et une mise en cessation de paiement? Un domino de plus? Une étape supplémentaire? Faut-il donner un nom à l’événement… Tel ou tel commentaire, remarque, constat, pour retrouver toujours les mêmes mots, qui sont “incertitude” (pour les plus optimistes), “anxiété”, “angoisse” (pour les plus objectifs), et qui concernent bien plus que l'événement de Doubaï. Par exemple, Patrick Hosking et David Robertson, dans le Times du 27 novembre 2009, où l’on retrouve tous les deux ou trois paragraphes la même sensation de l ‘incertitude anxieuse, de ce que nous nommons “l’attente anxieuse de la poursuite de la crise” (le souligné indique bien le caractère paradoxalement dynamique de cette attente, qui désigne en général une situation statique de la psychologie).

«Fears of a dangerous new phase in the economic crisis swept around the globe yesterday as traders responded to the shock announcement that a debt-laden Dubai state corporation was unable to meet its interest bill. […]

»Nervous traders transferred the focus of their anxieties from the risk of companies failing to the risk of nation states defaulting. Investors owed money by Mexico, Russia and Greece saw the price of insuring themselves against default rocket. Although the scale of Dubai’s debts is comparatively modest at $80 billion (£48 billion), the uncertainty spooked the markets, with no one sure who its creditors are… […]

»According to a senior government official, Dubai’s crisis is regarded as modest and manageable for Britain, but there were growing fears that Abu Dhabi, the oil-rich neighbouring emirate that has in the past given rescue loans, would leave Dubai to its fate. […] Gerard Lyons, chief economist with Standard Chartered, said: “The market reaction shows how vulnerable some economies are to the aftermath of the debt binge. This highlights how fragile confidence is.”

Le Guardian du 26 novembre 2009 substantivait l’incertitude anxieuse générale, résumée dans son titre: «Dubai: Minor upset in playground of the rich – or first domino of new crash? – After a traumatic year, markets were breathing a sigh of relief. Then the emirate's bubble burst, raising fears of a new meltdown.» Autrement dit : ce qui s’est passé n’est pas grand’chose et pourtant c’est peut-être le début de quelque chose de nouveau, ou plutôt de quelque chose de plus dans un enchaînement d’événements avant d’autres, conformément à la théorie des dominos autrefois développée pour les pays tombant sous la coupe des communistes les uns après les autres, aujourd’hui concernant les pays tombant un cessation de paiement les uns après les autres. («But whether Dubai is the first domino to fall in a new wave of the global financial crisis or, as some commentators argued today, just a small city-state whose struggles have few implications for the rest of the world, its frozen cranes, empty skyscrapers and bankrupt expatriates are a powerful parable of what happens when a property boom gets badly out of control.»)

Hier matin, le 26 novembre 2009, le site WSWS.org publiait une analyse de la situation de l’opinion de la direction allemande, mais aussi de l’un ou l’autre en Europe (Trichet). Tous annoncent ou laissent craindre un nouveau crash, ou bien disons un de plus dans l’enchaînement des événements de la poursuite de la crise. Cela n’a rien à vois avec l’affaire de Doubaï, dont l’annonce est venue quelques heures plus tard, et cela est aussi bien parce que cela est encore plus significaif. Ainsi sont mieux marquées les limites réelles de l’incertitude anxieuse et de l’angoisse – qui sont, en vérité, sans limites identifiables, des limites qui n'en sont pas…

«At the weekend, Chancellor Angela Merkel and Finance Minister Wolfgang Schäuble (both Christian Democratic Union—CDU) warned that the economic crisis was far from over. “We have initially succeeded in limiting the effects of the crisis on people, but difficulties remain in front of us,” Merkel told a CDU meeting. Schäuble compared the present financial crisis with the fall of the Berlin Wall twenty years earlier. “The financial crisis will change the world as powerfully as did the fall of the [Berlin] Wall. The balance between America, Asia and Europe is shifting dramatically,” he told Bild am Sonntag. He also appealed to bankers to exercise restraint when it came to their bonus payments.

»Jean-Claude Trichet, president of the European Central Bank, expressed fears about a social collapse if there is a new round of bank failures. “It is surely too early to say the crisis is over,” he told a European congress of bankers in Frankfurt, adding the warning: “Our democracies will not accept twice giving such extensive support to the financial sector with taxpayers’ money.”

»The enormous stock market bubble that has formed over the past eight months is seen as the biggest source of danger of another crash. The most important share indices—the Dow Jones, the Japanese Nikkei and the German DAX—have risen by around 50 to 60 percent since March. The prices of crude oil, copper and other raw materials have also more than doubled. These enormous increases are not based upon any corresponding economic growth. On the contrary, economic activity has fallen in numerous countries and many firms are still posting losses.»

@PAYANT Adoptons une ligne moyenne pour observer que l’affaire de Dubaï est plutôt une répétition générale qui est aussi une manifestation de plus d’une situation complètement surréaliste, sinon complètement absurde. L’absurdité n’a rien à voir avec la finance ni avec l’économie, ni avec l’expertise d’un technicien des domaines, et tout avec le bon sens. Doubaï n’est pas un “avertissement sans frais” (ou “à frais réduits”, disons) parce que nous sommes au-delà d’une situation où l’on peut faire la différence entre quelque chose qui n’occasionne pas de frais (prendre des mesures de sauvegarde ou de prévention) et quelque chose qui en occasionnera au contraire de considérables (ne tenir aucun compte de l’“avertissement sans frais”). La rationalité de la comptabilité budgétaire n’existe plus. Il n’existe plus aucun moyen qui fait d’habitude qu’on profite de l’“avertissement sans frais” pour prendre les mesures qui importent et éviter le drame justifiant l’avertissement.

Les Etats se sont endettés dans des proportions inimaginables. Des sommes d’argent inimaginables ont été transférées aux banques pour sauver le système financier, dans l’espoir, pour les esprits les plus techniquement rationnels qui sont aussi dans ce cas les plus déraisonnables, que l’économie serait ainsi redressée décisivement par les transferts qui en résulteraient vers l’“économie réelle”. Le résultat principal a été une résurgence formidable des marchés et des banques, avec des profits inimaginables, avec des Etats au bord de la faillite, avec une économie qui se manifeste par l’euphorie artificielle de sa marge financière et une aggravation chaque jour évidente de la situation sociale, directement par le chômage et la pauvreté et indirectement par le climat et l’incertitude du désarroi et de la fragmentation. La situation sociale est le test suprême, le test “réel” de l’“économie réelle”, quoi qu’il en coûte aux statisticiens du PIB ou de la croissance de le reconnaître, parce qu’il s’agit de la question de la cohésion et de l’ordre de l’organisation des hommes. Le constat évident depuis un temps déjà assez conséquent de la rupture entre le monde financier et le monde économique et social a été confirmé encore une fois, cette fois avec l’élément nouveau et désespérant des Etats dans des situations proches de la faillite, pour l’une raison ou l’autre. Par conséquent, la situation est effectivement bien pire qu’elle n’était à la veille de 9/15. Qui reste-t-il pour nous sauver alors que le sauvetage massif et ultime n’a fait qu’aggraver la perspective? Voyons du côté de Dieu, diront certains – mais Dieu est maussade, devant le spectacle du monde, et il est possible qu’il ne lève même pas son divin petit doigt.

Les événements techniques ou socio-religieux (est-ce tout de même le divin petit doigt, mais dans l’autre sens que celui qu’on attend?) semblent eux aussi ligués pour alimenter l’anxiété, la solitude de chacun devant le spectre de la crise. Il y a eu une panne générale au London Stock Exchange (précision ironique: Doubaï en détient 21% des parts) qui a interrompu les transactions pendant trois heures et demie à Londres. L’Aïd el-Kebir, ou Aïd et-Adha, grande fête religieuse musulmane, interrompt aujourd’hui toutes les transactions dans le monde musulman. La fête du Thankskgiving aux USA interrompt également les transactions d’aujourd’hui à mardi. In illo tempore, on appelait ça une pause et l’on espérait qu’elle permettrait à tous de se reprendre. Cette pause est aujourd’hui le contraire d’une pause. C’est le champ ouvert à l’imagination destructrice, c’est le grand trou de l’incertitude et de l’angoisse qui s’élargit pour plusieurs jours, puisque quelques-uns des acteurs essentiels de cette phase de la crise sont statutairement et règlementairement absents.

Quoi qu’il arrive dans la suite de ces prochains jours, Doubaï est bien une répétition générale, d’un point de vue technique, et “une manifestation de plus” de la poursuite de la crise du point de vue de la perception (la psychologie). L’accident est donc révélateur du point de vue de la psychologie collective, qui est le facteur fondamental non de la situation financière et économique, mais de la situation du monde dans tous ses recoins, as a whole. Le terrible effondrement de l’automne 2008, entraînant la psychologie à mesure, n’a subi aucune thérapie acceptable, mais des pseudo-médecines aggravantes. Quelques doses d’europhisants (*) pesant des milliers de $milliards de par le monde n’ont évidemment rien changé à l’état profond de la psychologie, sinon pour l’aggraver dans ses tréfonds.

L’“ère psychopolitique”

Notre thèse est plus que jamais celle de l’“ère psychopolitique”, où la psychologie a remplacé tous les autres facteurs (la géopolitique, notamment, de l’ère géopolitique qui a précédé) comme donnée principale pour déterminer notre destin politique et, au-delà, métahistorique. Les deux forces qui déterminent principalement la puissance aujourd’hui – la communication et la technologie – vont évidemment dans le sens de cette exacerbation de la crise de la psychologie.

Malgré la démonstration rationnelle des techniciens, personne n’a cru, profondément à la fin de la crise annoncée à partir de mars-avril dernier (les “jeunes pousses” du printemps). Rationnellement, les comptabilités des sont mises en marche pour tenter de démontrer la chose mais, profondément, la psychologie tenait pour évidente l’artificialité de la manœuvre, c’est-à-dire son aspect déstabilisant au bout du compte, s’ajoutant à la déstabilisation de la crise elle-même. Le remède n’était pas pire que le mal, lequel ne peut être pire, il le poursuivait simplement en l’entretenant. Pendant ce temps, le reste de la situation, hors économie et hors finance, continuait à montrer les signes de l’énorme déstructuration du faux-ordre institué par un système déjà vieux de deux tiers de siècle et en plein paroxysme de déstructuration depuis huit ans: déclin accéléré de la puissance US et échec de plus en plus évident de l’“expérience Obama”, poursuite de la dilution de l’Europe, émergence des groupes de puissances périphériques (BRIC, etc.) naturellement contestatrices de cet ordre et nouveaux points de friction à l’intérieur du système (comme entre les USA et le Japon), irrésolution sinon aggravation des crises géopolitiques ou politiques (Iran, Afghanistan) dont le fondement des résolutions est bâti sur le sable du virtualisme, aggravation du blocage de crise de la machine bureaucratique (le Pentagone). La liste est si longue, et l’anxiété encore plus entretenue par ce cadre général qui, par moment, se révèle pour ce qu’il est: autant de parties diverses de la substance d’une crise qui n’est pas seulement financière et économique, ou n'importe quoi d'un autre domaine, mais qui est celle du système et de la civilisation que le système a kidnappée.

L’“accident” de Doubaï n’en est pas un mais un échelon, ou un domino de plus, non de la crise financière mais de la structure de crise qui est le représentation schématisée de notre crise générale de civilisation. Inutile de catégoriser, de retomber dans le cloisonnement, de caractériser l’une en oubliant l’autre, etc. 9/15, Doubaï, le Pentagone, l’Afghanistan, l’Iran, tout cela fait partie de la même chaîne, de la même structure crisique. Il y a un tronc commun entre tout cela. La psychologie ne peut l’ignorer, elle qui est aujourd’hui soumise aux pressions constantes des forces qui déterminent l’ère psychopolitique. Cette nouvelle ère s’avère effectivement l’ère de notre grande crise, l’ère qui permet, par les facteurs qu’elle favorise, de continuer vers la mise à jour de la crise générale de notre civilisation malgré les efforts de cover-up, de dissimulation, de manipulations diverses.

Que l’accident de Doubaï entraîne le reste ou reste contenue pour l’instant à ce qu’il est n’importe guère. Cela, c’est de l’appréciation conjoncturelle. Structurellement, c’est un événement de plus dans la marche inexorable de la crise. Nos psychologies le savent, jusqu’à former une psychologie collective, souvent refoulée et dissimulée mais qui reparaît à chaque accident, qui est une situation psychologique d’attente de la poursuite de la crise jusqu’à la substance même de la mise en cause de notre civilisation.


(*) Note du 28 novembre 2009... Monsieur Laurent Caillette, qui relève la chose ce 28 novembre 2009 n'a pas tort. La “coquille” a quelque chose d'un lapsus calami maistrien, car seule une inspiration extérieure pouvait avoir l'esprit de nous faire écrire “europhisants” pour “‘euphorisants”. Décidément, nous laissons la coquille en place, elle pourrait faire jurisprudence, sorte de néologisme que la nouvelle direction européenne pourrait adopter comme emblème de l'ardeur prometteuse qu'elle nous laisse deviner.