Dans le catalogue des idées reçues : la fable des dépenses R&D

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Dans le catalogue des idées reçues: la fable des dépenses R&D


26 novembre 2005 — Une source industrielle, assistant récemment à une présentation de leurs produits par une délégation du groupe Jane’s, eut la surprise d’entendre une étonnante évaluation. Il se fit répéter la chose et l’on s’exécuta. Pour le groupe Jane’s, groupe anglo-saxon peu suspect d’anti-américanisme et groupe particulièrement bien informé sur les matières de défense, « les investissements de recherches & développements dans le domaine de la défense en Europe sont beaucoup plus efficaces en termes de rentabilité que les investissements américains. Il faut compter qu’un dollar européen produit autant en termes de création et d’innovation que 14 dollars américains »

Le rapport de 1 contre 14 est impressionnant et ne laisse aucune place à l’incertitude. L’idée va contre tous les arguments et toutes les affirmations péremptoires à ce propos. Il suffit, dans un séminaire anglo-saxon et dans une conférence de presse de l’UE, de citer les volumes comparés des dépenses R&D du Pentagone et de celles de l’UE pour susciter aussitôt exclamations et ricanements, — dans le sens qu’on imagine. Ces exclamations et ces ricanements sont de pures manifestations d’un conformisme de propagande.

L’idée anti-conformiste qui est une simple manifestation de la réalité affleure ici et là. On note un écho de Michel Ktitareff, dans Les Échos justement, du 22 novembre : « C'est un rapport qui dérange et qui va contre les idées reçues. Selon une enquête du cabinet Booz Allen & Hamilton, la part de R&D dans les entreprises aux Etats-Unis n'est pas si importante que les chiffres officiels souvent annoncés. Il n'existerait aucun lien entre la R&D et le succès d'une entreprise. Pour preuve, Apple qui investit moins de 6 % dans ce secteur, avec cependant les résultats que l'on sait. »

La chose était déjà présente dans un article de Michael Schrage, dans le Wall Street Journal du 7 novembre. (Schrage est chercheur au Massachusetts Institute of Technology et à l’Institut Royal de Technologie de Suède.) Présentant la nouvelle que « American and Asian companies have boosted their rates of research and development spending even as Europe’s own innovation investment has gone flat », Schrage ironise et répond abruptement à cette ironie, qualifiant joliment ces chiffres d’investissement en R&D d’ “accurate rubbish”: « Is it perhaps time for some European soul-searching into the short-sighted and risk-averse nature of the continent’s industrial elite? Hardly. These global R&D budget numbers are an exercise in accurate rubbish. They simultaneously deceive and mislead. »

Schrage nous livre ensuite quelques bonnes réalités dissimulées, après nous avoir asséné un de ces arguments qui, à la lumière des nouvelles récentes (40.000 suppressions d’emploi chez GM, au bord de la banqueroute), prend tout son poids: « Few things reveal less about a company’s ability to innovate cost-effectively than its R&D budget. Just ask General Motors. No company in the world has spent more on R&D over the past 25 years. »

Schrage cite moult détails qui achèvent aisément de nous convaincre. Le domaine couvert est vaste, les exemples sont convaincants, les chiffres irréfutables… En passant, Schrage nous cite le même rapport de Booz Allen & Hamilton, qui présente rationnellement la chose.

» “There is no correlation between the percentage of net revenue spent on R&D and the innovative capabilities of an organisation – none,” Bart Becht, chief executive of Reckitt Benckiser, the Anglo-Dutch consumer cleaning products leader, said recently. The $8bn-per-year revenue company reports an R&D intensity of 1 per cent. Nevertheless, Mr Becht’s company enjoys a reputation both for innovation and for relatively high margins of its global products. Similarly, Illinois Tool Works – a diversified $11bn industrial products company – spends but 1 per cent of its revenues on R&D across its 665 business units. Yet the 93-year-old company is likewise regarded as a premier industry innovator that consistently ranks in the top 100 of US corporate patent recipients. Even Apple Computer defies the high-tech, high R&D intensity stereotype associated with successful innovation icons. Apple’s 2004 R&D intensity of 5.9 per cent lagged behind the computer industry average of 7.6 per cent. More significantly, its $489m annual R&D spending was a fraction of larger competitors such as Sony or Microsoft. Yet the iPod, iTunes and iBook enjoy breakthrough status as profitable innovations that have extended the company’s global reach.

» This anecdotal evidence is not atypical. Last month, Booz Allen, the consulting giant, published a report confirming the fears of executives who see innovation as a holy grail to market share and profitability. The survey of the world’s top 1,000 corporate R&D spenders found there was “no discernible statistical relationship between R&D spending levels and nearly all measures of business success including sales growth, gross profit, operating profit, enterprise profit, market capitalisation or total shareholder return”. In other words, more is not better. Econometricians may quibble over the survey’s methodological details but it is intriguing to note that the companies in the bottom 10 per cent of R&D intensity significantly under-performed their competitors on gross margins, gross profit, operating profit and total shareholder returns. Alas, the top 10 per cent of R&D spenders enjoyed no consistent performance differences compared with companies that spend less on R&D. But why should R&D spending be exempt from the iron laws of diminishing returns? The only surprise here is that anyone is surprised. The simple fact is that R&D spending – whether in euros, dollars or as a percentage of sales – is an input, not a measure of efficiency, effectiveness or productivity. Ingenuity, invention and innovation are rarely functions of budgetary investment. »

L’autre jour (le 22 novembre), à Bruxelles, au milieu de quelques-uns de ses collègues et de Javier Solana, au sortir d’une réunion des ministres de la défense de l’UE, la Française Michelle Alliot Marie martelait cette évidence que nul n’ose affirmer à trop haute voix, que le “technological gap” entre les USA et l’Europe (aux dépens de cette dernière) est un canard sans fondement, qu’il est même des domaines où les Européens sont incontestablement supérieurs aux Américains (certains missiles notamment, comme le missile de croisière Scalp, supérieur en faiblesse de poids et en capacité de précision). Cette nième mise au point rejoint et complète la fable sur les investissements en R&D.

La défense est le domaine où s’exerce le plus la nécessité de la fiction du rapport direct de cause à effet quantité-qualité (plus vous mettez de $milliards, plus vous aurez des résultats). C’est une démarche de propagande essentiellement américaniste dans son fondement. Aux USA, la défense est le domaine-roi de l’argent public déversé sans compter et sans contrôle dans les conglomérats de défense au nom de l’impératif de sécurité nationale ; c’est donc là qu’il importe le plus de dissimuler cette absence de rapport de cause à effet par l’affirmation de son exact contraire pour que la fête continue ; et la fête, appuyée sur des chiffres effectivement considérables (budget de la défense nominal de $441 milliards, en réalité proche des $800 milliards), conduit au gaspillage systématique en faveur d’un complexe militaro-industriel dont la gloutonnerie budgétaire est un article de foi. Mesurer la qualité du produit technologique de ces investissements à leur quantité budgétaire revient alors à faire in fine une évaluation favorable et écrasante de la puissance américaine, — au moins, la propagande s’y retrouve.

Sur cet ensemble de choses, il y a deux remarques à faire :

• Tout ce qui est du domaine de la technologie, de près ou de loin (R&D, investissements, capacités), est l’objet d’une propagande extraordinairement intense, dans un cadre où les rapports antagonistes les plus forts sont entre les USA et l’Europe. Tout ce qui est dit dans ce domaine doit être d’abord débarrassé des scories de la propagande, des illusions du virtualisme pro-américain, de l’action souterraine des relais de la propagande US. (Toujours dans ce sens : l’Europe est si faible et si complètement illusionnée lorsqu’il s’agit de la puissance réelle des USA et de l’importance de ses propres rapports avec les USA qu’elle ne possède aucune capacité de subversion virtualiste crédible dans la bataille de la propagande.)

• Au contraire de sa puissance d’influence, le système de l’américanisme manifeste dans cet affrontement une faiblesse considérable avec son impuissance créatrice à son stade actuel. La puissance financière dans le cadre de laquelle les investissements en R&D sont mesurés selon leur poids budgétaire et non pas leur productivité est le produit d’un état d’esprit financier plus qu’industriel, et de l’état d’esprit monopolistique qui découle de cette évolution. C’est cette situation qui s’est définitivement installée dans l’industrie de défense US dans les années 1990, à l’occasion des énormes restructurations qui la transformèrent. Cette industrie a perdu tout sens d’une capacité créatrice dans un système concurrentiel normal. Ses créations technologiques sont le reflet des exigences obsessionnelles de la bureaucratie et de la nécessité de dépenses conduisant nécessairement au gaspillage et à la non-productivité. Le résultat est l’impuissance complète à produire quelque chose d’utile et d’utilisable par rapport aux nécessités du monde réel. La plupart des programmes militaires US sont paralysés par la surenchère technologique qui est l’inévitable enfant monstrueux du gaspillage imposé par les investissements en R&D.