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107030 janvier 2009 — Les riches et les puissants, les CEOs, les businessmen, les masters of the universe, les rois du monde, – en un mot, ou en deux disons, le “Davos Man”, – ils ont tous la mine piteuse, sombre et désespéré. (Quand ils sont sur place, puisqu’il s’avère que nombre de Davos men avaient trouvé d’autres choses à faire...) C’est ce que nous dit l’article de John Gapper, «The humbling of Davos Man», dans le Financial Times du 28 janvier.
Ainsi nous raconte-t-on, dans le journal saumon, comment “l’homme de Davos” a du recevoir une immense leçon d’humilité, – “humilité” comme on dirait “humiliation”. La meilleure preuve est que fort peu sont venus, trouvant précipitamment d’autres choses à faire, comme un élève n'ayant pas fait ses devoirs se défile avec un mot de sa mère. Air connu, et air vigoureux puisqu'il fait froid sur les hautes cimes. Davos-2009 est inhabituel.
«It’s lonely at the top.
»Having journeyed this week up a Swiss mountain valley to the World Economic Forum’s annual meeting in Davos, I find myself in select company. Several members of the global business elite discovered at the last minute that they had pressing business elsewhere.
»Where is John Thain, the former chief executive of Merrill Lynch? Back in New York trying to rescue his good name after being pushed out by Bank of America and having details of his $1.2m (€907,000, £839,000) office refurbishment leaked. And where is Sam DiPiazza, chief executive of PwC? In India, where two PwC auditors have been held by police over their role in the alleged $1bn fraud at Satyam Computers.
»This is usually the time of year when Davos Man – the global banker and business leader whose fortunes have risen spectacularly during the past three decades – gets to strut his or her stuff. This January, Davos Man is being humbled instead.»
Malgré tout, Gapper espère encore un petit peu, notamment parce qu’il est au Financial Times; mais, comme on le constate, il espère sans beaucoup d’espoir, comme l’on vous parlerait, avec ce ton d’une inégalable et infinie nostalgie, d’un paradis perdu… «At the moment, even in the rarefied air of Davos, there is no obvious answer to this question. Personally, I hope that business leaders can restore public confidence in their ethics and competence as quickly as possible because the alternative is unpleasant to contemplate. But few people are going to listen to, let alone follow them until they do.» (La question dont parle Gapper dans ce dernier paragraphe de son article est celle-ci, – après avoir rappelé sempiternellement les catastrophes survenues avec tous ces hommes à la barre : «The question then naturally arises: if Davos Man cannot do his own job, why should we let him do anything else?»)
Le même 28 janvier, The Independent avait fait dans la même veine…
«In the good times, none were more sure of themselves than the bankers. They came to Davos in ever-increasing numbers to see each other and to be seen. Not now.
»This year, it seems, they are too ashamed to show their faces – and Davos will have to do without their telling the rest of us how they got the world into the crisis in the first place. At the last moment, Bob Diamond, president of Barclays Capital, one of the highest earning bankers in the world, dropped out…»
Des articles de cette sorte, il n’en manque pas dans la presse britannique. Certainement, les Britanniques, les journalistes britanniques, sont les plus acharnés à décrire le désarroi et l’effondrement d’une conception du monde et d’une way of life dont leur pays a été le plus grand promoteur, peut-être plus encore que les USA dans le domaine de la relation publique et du virtualisme.
On ne trouve rien d’équivalent, par exemple, mais exemple notablement significatif, dans la presse française générale, “officielle” si l’on veut, qui n’a jamais vraiment supporté d’être d’un pays dont l’exceptionnalité de la tradition lui fait dire depuis longtemps, dans tous les cas ceux qui l’osent, que la voie choisie par le monde selon les Anglo-Saxons est sans issue, absurde, nihiliste, suicidaire. On dirait que les Britanniques ont, à cet égard, le don de la lucidité à propos de leurs propres erreurs; les Français restant enfermés dans le conformisme que leurs élites ont imposé comme étant le signe même de la liberté de pensée dans un système qui vous livre, en même temps que le reste, une seule forme de pensée admise, avec la liberté de l'exprimer, celle-là et aucune autre.
Il est donc temps que les Français se mettent sérieusement à lire l’anglais. Ils pourront alors lire l’article de Julian Glover, dans le Guardian, de ce 30 janvier, qui déroule quelques constats terribles sur l’atmosphère qui régnait au World Economic Forum, cette année.
• Sur les saint-bernards et le Financial Times: «I watched two embarrassed St Bernard dogs pad through the snow yesterday, each with a pink copy of a famous financial newspaper tied under its neck. The dogs should have stuck to the usual barrel of brandy. Davos needs it this year»
• Sur la bombe à neutron qui a fait explosion à Davos: «Perhaps it was the party at the end of the universe. Just as a neutron bomb destroys life while leaving structures intact, so Davos goes on, while the culture that supports it is dead. As collective belief was what propelled this global elite, one person's self-importance feeding another's, the mood has been broken as badly as the banks.»
• Sur Davos comme un superbe avion, volant haut et portant beau, qui s’est planté dans la neige des cimes alpines: «There is no real sense of collective guilt, or serious consideration of what to do next, other than rebuild the world that has just been lost. Davos has the air of a crash inquiry into an airline that intends to keep on flying. One hero, alone among thousands, suggested that the bankers should simply be jailed until they give the money back. The problem with that is that most of them have no money to return. The ocean on which the global boom floated has evaporated.«
• Sur Davos et la fin du monde… Fin de l’article sur ce dernier paragraphe, qui va nous servir de mot de passe. «Perhaps in the small private meeting rooms, each with four white leather chairs and a potted palm, a solution will be found to financial implosion. But three days in Davos do not offer hope. What no one wants to admit is that perhaps there is no solution – only decline.»
Effectivement, la phrase est notre “sésame”: «What no one wants to admit is that perhaps there is no solution – only decline.» L’événement annuel de Davos fut, cette année, en tous points exceptionnel. Malgré les absents susmentionnés, l’affluence fut record, sans doute pour humer le cadavre dont on espérait qu’il respirait encore, simplement pour échanger les dernières impressions.
Davos est le thermomètre superbe et luxueux du post-monde postmoderne et post-historique, le rassemblement incontestable des éternellement nouveaux maîtres du monde. Comme le note Gapper, Davos est notre livre d’histoire de ce temps historique qui se gausse de l’Histoire: «The ascendancy of Davos Man is under threat for the first time since Klaus Schwab organised the inaugural meeting in 1971. The history of Davos parallels the rise in prestige and power of the private sector and free enterprise. After a blip in the crisis-ridden early 1970s, Mr Schwab’s annual circus of chief executives, politicians and non-governmental organisations has been on a roll.»
Faut-il déjà employer le passé? Davos-2009 a été une superne et luxueuse démonstration du désarroi qui frappe le monde, de la nudité extraordinaire de ce système jusqu’alors paré des atours les plus éclatants qu’on puisse imaginer. Le thème de la réunion de Davos-2009 résonne encore dans les vallées alpines comme le ricanement tonitruant d’un démiurge implacable: “Shaping the Post-Crisis World”. («“Shaping the Post-Crisis World” is the slogan for the 2009 WEF. The trouble is, no one quite knows how or when that such a post-crisis world will arrive», – selon The Independent.)
Trêve de moqueries à deux balles, bien trop faciles à leur servir. Il reste, plus sérieusement, que Davos-2009 a une extrême importance. Le prestige du lieu, l’extrême signification du rassemblement, la force symbolique de l’ensemble font que Davos est la référence annuelle du système. C’est là que les “maîtres du monde” viennent se ressourcer, vérifier que tout le monde pense toujours conforme, s’assurer que le catéchisme n’a pas changé. Davos vaut, chaque année, en intensité psychologique et en moteur de conviction, une bonne cinquantaine d’éditoriaux du Financial Times. Ils sont donc tous venus, – sauf ceux qui se sont abstenus, comme l’on sait, mais leur absence valait encore bien mieux qu’un long discours, et ne fit à cet égard que forcer encore plus violemment l'éclat de la couleur du temps.
Davos-2009 a donc proclamé officiellement que leur système est effectivement en voie d’effondrement, que leur religion est en déroute, que leur Dieu n’est même plus en réparations puisque le garage semble avoir été déserté. On peut avancer sans trop de crainte de se tromper qu’au cœur des psychologies et au fond des âmes, – car ils en ont, tout de même, – un palier supplémentaire et peut-être décisif dans la réalisation du désastre et de l’effondrement a été atteint. Toute la classe dirigeante du monde s’est retrouvée pour conclure, chacun regardant l’autre et lisant dans ses yeux, qu’il se passe effectivement quelque chose d’une immense gravité.
C’est un pas important en avant qui a été fait. Notre monde virtualiste et schizophrène fonctionne par la communication, c’est-à-dire par la psychologie. Davos-2009 a été comme une immense et très coûteuse séance de psychanalyse, pour permettre de libérer un certain fort grand nombre de psychologies bloquées, pour faire prendre conscience à nombre d’esprits contraints qu’effectivement ce n’est pas une sornette, qu’effectivement il s’agit bien de la crise systémique par essence, de la Grande Crise générale du système. Tous ces gens ont découvert qu’il existe aussi une possibilité, qu’après la crise “il n’y a plus d’après”.
Qu’on ne se trompe pas sur notre commentaire, comme on le fait souvent en prenant des constats que nous faisons, d’une façon étrangère à tout engagement pour le propos, pour des vœux réalisés ou des bulletins de victoire. Il nous importe de tenter de décrire et évidemment d’expliquer après la compréhension éventuelle de la chose ce qui se passe sous nos yeux. Tout cela n’implique aucune prévision, ni le moindre souhait d’ailleurs, tant les voies des prolongements désirables de la situation de notre monde sont extrêmement impénétrables. Une seule certitude guide nos pas: le rapprochement des esprits de la réalité, ces esprits fussent-ils les plus impies et les plus détestables, est le facteur essentiel d’une éventuelle mécanique bienfaisante du monde de notre temps. Nous croyons qu’une telle évolution rapproche d’une situation, sinon meilleure, dans tous les cas plus saine. Davos-2009 fut, par conséquent, une excellente séance de thérapie; désormais, on pourra avancer que cette réunion annuelle des “maîtres du monde” ne fut pas toujours complètement inutile et vaine pour le reste du monde (ROW, ou Rest Of the World).
Rendez-vous à Davos-2010, où les inscriptions seront payées par le moyen du troc.
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