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130616 septembre 2008 — Cette fois, après un nombre déjà respectable de “journées noires” depuis 25 mois, l’analogie est unanime. Ce qui s’est passé hier est bien l’équivalent historique d’octobre 1929, – si l’on s’en tient bien à l’événement lui-même. Nous citons un texte qui exprime bien ce sentiment, l’éditorial du Guardian de ce jour. C’est autour de cette analogie qu’est construit ce texte, qui emploie pour titre une de ces images («Maelstrom in the markets») dont les commentateurs du monde financier sont friands.
Citons l’entame de l’éditorial.
«It is a moment Karl Marx would have relished. From every angle financial capitalism is taking a battering. Late on Sunday one of the world's biggest investment banks, Lehman Brothers, filed for bankruptcy, while another, Merrill Lynch, sold itself off in a hurry to avoid going the same way. Yesterday brought nose-diving shares and a yo-yoing dollar. AIG was once the world's biggest insurer, but its woes today are only making more of a drama out of the crisis. Two pillars of the modern economic temple - greed and prosperity - are trembling in a manner unseen for a very long time. Only a fortnight ago, Alistair Darling attracted derision when he told the Guardian that circumstances were "arguably the worst they've been in 60 years". But events of the past 48 hours suggest that – in terms of finance, at least – 75 years might have been a better benchmark. The weather in the money markets is now bleaker than it has been since the 1930s.
»Fortunately, there is more to economic life than high finance. The economy as a whole is not – yet – in the dire condition it fell into in the mid-70s, early-80s or early-90s – still less the late 1920s and early 1930s. The great danger is that this could change. Many lessons must be learned from what is happening, and in time the rules of casino capitalism will need to be rewritten. But the urgent task for the authorities now is to stop the rot from spreading from the money-men to the rest of us.»
Le mot qui nous arrête est celui-ci: “Fortunately”, puis ce qui suit sur l’état de l’économie, qui concerne dans une courte allusion l’état de l’économie à la fin des années 1929 et au début des années 1930 (« the late 1920s and early 1930s»). C’est là-dessus que nous concentrerons notre commentaire. Nous nous appuyons fortement sur l’analogie historique, puisque tout nous invite; en nous concentrons sur les conditions générales entourant le krach de 1929 et sur celles entourant celui du 15 septembre 2008.
Il y a une méthodologie contestable dans cet éditorial. Il ne rend pas compte, à notre sens, d’une description acceptable des conditions respectives des deux époques. Il subvertit d’autant une analogie comparative qui, par ailleurs, s’impose effectivement. Plusieurs remarques préliminaires.
• La référence unanime est celle du krach d’octobre 1929 à Wall Street. C’est un événement spécifiquement américaniste, des USA seuls. Or, la référence économique faite dans l’édito renvoie à la situation économique hors des USA, particulièrement au Royaume-Uni (l’état de l’économie mauvais à la fin des années 1920, comme si le krach d’octobre 1929 en était l’expression boursière logique). Les Britanniques ont trop tendance à considérer comme communes les situations US et UK (cela correspond aux illusions de leur stratégie générale) et ils renvoient cette idée à 1929. Puisque octobre 1929 est un événement spécifiquement américaniste, la seule référence économique qui vaille est la situation économique des USA. Dans ce cas, le jugement est faux. Le krach d’octobre 1929 est par excellence “le coup de tonnerre dans un ciel bleu”, un effondrement dans une économie en pleine expansion, – l’économie US, alors complètement déconnectée de l’économie hors des USA.
• Le contexte dans lequel on juge quasi unanimement des événements d’hier est celui du seul cadre économico-financier, et réduit à la sphère occidentale. Ce choix nous paraît arbitraire et vicieux. Si l’on parle du contexte, alors on ne peut s’arrêter à l’économie parce que tous les grands domaines d’activité sont liés et intégrés. Si l’économie US est florissante lorsqu’éclate le krach alors que le reste de l’économie ne l’est pas, c’est parce que les USA sont en pleine période isolationniste, isolés du reste du monde dans tous les domaines de la vie publique et de la politique générale. Le fait, autant que la logique générale que nous privilégions invite à considérer, lorsque nous jugeons du contexte de la crise, non seulement l’économie, mais la vie politique générale, la situation sociale et culturelle, voire la psychologie (plus que “voire” d’ailleurs, on le verra: il s’agit de l’essentiel). Ce sera notre méthode, comme ce l’est d’une façon systématique. Lorsqu’il s’agit d’une situation générale, il n’y a aucune raison de limiter les domaines arbitrairement; il faut prendre la situation générale pour répondre à la réalité de l’intégration de tous les domaines qui la composent par définition.
C’est de cette façon que nous allons procéder. Nous prendrons le fait fondamental de cette analyse analogique sur le constat qu’octobre 1929 est le détonateur de tout le reste (la Grande Dépression notamment) alors que septembre 2008 est une explosion de plus, même si elle est particulièrement forte, dans une chaine d’explosions. Si l’on veut, notre Octobre 1929 a commencé en août 2007 et s’est poursuivi dans plusieurs autres explosions jusqu’à septembre 2008. (Et sans doute n’est-ce pas fini, il y aura d’autres explosions, – alors qu’en 1929 on s’en tint à Octobre et il n’y eut plus d’autres explosion du même domaine jusqu’à la glissade vers la dépression économique à partir de l’automne 1930, et à pleine vitesse à partir de l’été 1931.)
Pourtant, oui, l’analyse comparée des situations générales est nécessaire et instructive. Elle doit être faite. Elle nous en dira beaucoup sur ce qui nous attend.
L’image du “coup de tonnerre dans un ciel bleu” est, pour les USA, une parfaite illustration des circonstances. L’économie US est exubérante dans les années et les mois qui précèdent octobre 1929. Elle n’a guère de contraintes extérieures, très peu de dépenses improductives de sécurité (forces armées, conflits extérieurs). C’est pour cette raison que le crash est un tel choc, dont la violence et le caractère inattendu sont la cause de drames terribles (les fameux suicides de Wall Street). Les années 1920 sont aux USA, à part un ralentissement dans la première partie de la décennie, une période de triomphe presque surnaturel du “modèle américain” basé sur le crédit, la publicité et la spéculation. (Voir pour cette période, le krach et la Grande Dépression, les chapitres 2 et 3 de notre “Extrait” Le soleil noir de la Beat Generation, mis en ligne le 5 septembre 2007.) La seule période récente qui pourrait être comparable avec des limitations est, pour les USA, celle des années 1996-2000. (En Europe, dans les années 1920, la situation économique est beaucoup plus instable, avec notamment des crises en Allemagne et au Royaume-Uni. Mais il s’agit de situations spécifiques européennes, conséquences de la Grande Guerre. Ces situations n’ont rien à voir avec le crash d’octobre 1929, qui est un phénomène spécifiquement US sans rapport avec l'histoire européenne.)
La situation internationale durant la période est particulièrement calme. Le seul risque d’affrontement est, en 1927-28, des menaces précises, surtout d’origine US, adressées à… l’Angleterre, à cause de la rivalité navale opposant les deux puissances. L’URSS est refermée sur elle-même. La France et l’Allemagne tentent de trouver une entente et le concept pacifique naissant d’union européenne est très populaire à l’époque. La situation extérieure particulièrement apaisante durant cette période n’a aucun rôle sur le processus assez mystérieux, surtout psychologique, qui, aux USA, fait passer d’une situation de prospérité apaisante à un formidable effondrement de la Bourse.
Tout le monde connaît la situation de 2008. Le 15 septembre 2008 n’est pas “un coup de tonnerre dans un ciel bleu” du point de vue financier puisque les remous se poursuivent depuis plus d’un an. Au niveau économique, la population est touchée également depuis largement plus d’un an, avec les crises du crédit et de l’immobilier.
La situation générale, notamment de politique extérieure et de sécurité, est complètement différente, caractérisée par une instabilité chaotique. Au contraire de 1929, les Etats-Unis sont engagés partout sur la planète, dans des batailles extrêmement incertaines, qui sont perçues comme des revers relativement aux certitudes triomphantes de la puissance US. Le poids budgétaire de ces engagements est considérable, ainsi que les dépenses militaires en général qui pèsent de plus en plus lourd sur le budget fédéral (le tout dépassant, en “dépenses réelles”, les $1000 milliards par an).
Au contraire de 1929, où la perception était celle d’une puissance globale “neuve”, à laquelle tout était dû et tous les espoirs permis, les USA de 2008 sont une puissance fatiguée, meurtrie, extraordinairement endettée, un cas évident d’un “overextended empire”, aux engagements qui dépassent ses capacités, avec des problèmes intérieurs sociaux et infrastructurels sans nombre. Il résulte de tout cela que la psychologie américaine (de la population américaine) de 2008 est extrêmement pessimiste, désenchantée, également au contraire de 1929.
C’est, à notre sens, l’essentiel de la différence entre les deux événements: la psychologie collective est, aux USA, complètement différente. On peut avancer l’hypothèse que la Grande Dépression fut d’abord la conséquence du choc psychologique affectant une population prise par surprise. Bien que complètement anéantie par ce choc, cette population disposait dans certaines conditions d’une forte capacité de renaissance. La preuve en fut administrée par Franklin Delano Roosevelt. Comme nous l’écrivions hier: «…c’est cet état d’esprit désespéré qui suscita une réaction, qui suscita un Roosevelt tel qu’il apparut, qui soutint l’action de Roosevelt après son entée en action; à l’intensité du désespoir répondait la nécessité de mesures draconiennes, acceptées, réclamées par tous.» Même si les conditions économiques de dépression subsistèrent peu ou prou jusqu’en 1940-41, avec un chômage dépassant à nouveau les 10 millions en 1937-38, presque au niveau de 1931-33, on ne retrouva pas cette atonie et ce désespoir de la période précédant l’arrivée de Roosevelt. Le système était certes atteint et l’on peut considérer qu’il ne s’est jamais complètement relevé du choc du début des années 1930, qu’il a notamment usé du substitut à la longue débilitant d’une économie militarisée pour poursuivre son développement. Mais la psychologie collective restait encore à cette époque d'immédiatement après la Grande Dépression un facteur positif de soutien de la puissance US.
Aujourd’hui, il n’en est plus rien. Il apparaît et il apparaîtra de plus en plus que cette faiblesse psychologique implique un dramatique manque de civisme constructif, qu’elle favorise une direction politique corrompue et démagogique, qu’elle ne suscite que des croyances irrationnelles et destructrices dans l’avenir des USA , qu’elle est soumise d’autre part à des conditions d’une réalité contraignante, déstructurante, ou bien complètement et grossièrement manipulée, et sans rapport avec le réel. Il s’agit à notre sens du principal facteur différenciant 2008 de 1929, au-delà des facteurs de conjoncture catastrophiques. Malgré la Grande Dépression, la psychologie US était capable, dans certaines circonstances et sous certaines impulsions (FDR), de maîtriser la conjoncture catastrophique et d'ainsi l'empêcher de devenir structurelle. Aujourd’hui, elle la nourrit (même si involontairement), elle est une partie structurelle d’un contexte favorisant ce défilé de conditions conjoncturelles catastrophiques.
Il nous paraît déplacé de juger de la situation, et des perspectives, en termes économiques si la psychologie ne soutient pas l’évolution. La question de la psychologie a toujours été jugée essentielle aux USA, en raison de craintes structurelles à propos d’une structure fédérale au départ très centrifuge, en raison d’un individualisme nourrie par les pressions du système économique, en raison enfin d’une absence de dimension historique (régalienne) de l’Amérique. D’où le besoin constant d’une mobilisation artificielle, d’un patriotisme sollicité et fabriqué, au besoin contre un “Ennemi” réel ou fabriqué.
Si le système américaniste ne parvient pas à “remobiliser les énergies”, c’est-à-dire à apaiser le désarroi psychologique, l’effondrement entamé avec les catastrophes financières ne pourra être stoppé par des mesures de restructuration techniques, quelque radicales qu’elle puissent être. Bien sûr, on doit ajouter qu’on voit mal comment il pourrait parvenir à ce rôle d’apaisement, dans l’état de décrépitude et de crise systémique où il se trouve, notamment au niveau de sa bureaucratie et de sa gestion, et avec le niveau de médiocrité et de corruption, vénale mais surtout psychologique, atteint par l’establishment politique.
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