De Bagdad à Malibu

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De Bagdad à Malibu

26 octobre 2007 — Les incendies en Californie du Sud ont d’ores et déjà une dimension épique. L’évacuation a touché entre 500.000 et un million de personnes. Bush a décrété l’état d’urgence nationale pour la région considérée. Le gouverneur Schwarzenegger est sur la brèche 24 heures sur 24. La catastrophe a pris des dimensions nationales et est en train d’entrer dans la problématique et la mythologie nationales aux côtés de l’ouragan Katrina, il y a deux ans. (Pour la mythologie américaniste, voyez l’étrange comparaison faite entre l’espace brûlé en Californie et l’espace ravagé par la bombe atomique d’Hiroshima.) La calamité californienne a fait évidemment irruption dans la polémique politique fondamentale du pays.

Déjà, les critiques commencent à s’accumuler contre l’impréparation ou des circonstances qui limitent dramatiquement les réactions des autorités. Nous allons nous attacher, d’un point de vue exemplaire plus qu’exceptionnel, à un aspect de cette critique: la question de la Garde Nationale de la Californie du Sud, qui s’est révélée, ou plutôt confirmée en nombre insuffisant pour la lutte contre la calamité. (Les effectifs des forces de sécurité, qu’ils le soient ou pas, semblent toujours en nombre insuffisant dans cette sorte de circonstance. Aux USA, aujourd’hui, c’est aussitôt une polémique, et avec des arguments.)

RAW Story signale le 24 octobre que l’ancien directeur de la FEMA (l’administration fédérale chargée des catastrophes nationales), Michael D. Brown, si violemment attaqué durant l’ouragan Katrina qu’il fût conduit à démissionner, est aujourd’hui parmi les premiers critiques de cette administration, notamment à cause de la faiblesse des effectifs de la Garde Nationale : «Former FEMA director Michael D. Brown, however, laments the fact that National Guardsmen that could currently be assisting with the efforts in California have instead been occupied in Iraq. Said Brown in a telephone interview with WJLA-TV, “The White House needs to recognize that we are overstretched and that there is a problem.”»

• Le site WSWS.org détaille, le 25 octobre, cette crise des effectifs de la Garde Nationale, en rappelant une analyse éclairant ce problème il y a plusieurs mois, avec à la clef l’avertissement que la Garde ne pourrait réagir d’une façon adéquate en cas de nécessité. En cause, bien sûr, l’omniprésent Irak.

«According to a report in the May 11 issue of the San Francisco Chronicle, “the California National Guard says equipment shortages could hinder the guard’s response to a large-scale disaster. A dearth of equipment such as trucks and radios—caused in part by the war in Iraq—has state military officials worried they would be slow in providing help in the event of a major fire, earthquake or terrorist attack.”

»This report was published only days after a tornado destroyed a west Kansas town, and Governor Kathleen Sibelius complained that so much Kansas National Guard equipment was in Iraq that the disaster response efforts were being undermined. Lt. Col. John Siepmann of the California National Guard told the Chronicle that similar issues would arise in a major disaster there. “Our concern is a catastrophic event,” he said. “You would see a less effective response.”

»Among the equipment shortages were diesel generators (zero instead of 39 required), GPS devices (zero instead of 1,410), and 209 vehicles of all types, including 110 humvees and 63 military trucks. All this equipment was in either Iraq or Afghanistan, and thus unavailable for use in California.»

• Le 24 octobre, sur Huffington Post, le gouverneur du Nouveau-Mexique Richardson, par ailleurs candidat à la désignation présidentielles pour les démocrates et adversaire de la guerre en Irak, a publié un texte simplement intitulé “Où est la Garde Nationale?”

Richardson : «It is a sad irony that yesterday, the very day I sent fire crews to California, 300 more New Mexico National Guard members were sent to Iraq. Just when we need them most at home, more of our brave men and women, true public servants, are sent away to a war we cannot win. [...]

»They need to come home. We need them here.

»This has gone on long enough. When a national disaster hits, our states depend on the National Guard. Right now, President Bush is robbing Peter to pay Paul to continue his disastrous adventure in Iraq, and when tragedy hits us here at home, Americans are stuck with the bill. This cannot continue.

»Bush won't end this war. Congress must. And they must end it now. We shouldn't have to wait until January, and we certainly can't wait until 2013 — we need our troops out of harm's way and our National Guard members back home where they belong.»

La pression de la crise systémique

Parlons de la crise climatique comme de la crise systémique par excellence, tant elle regroupe des éléments de toutes les crises systémiques en cours (ressources, énergie, développement, capitalisme, etc.). La rapidité avec laquelle une catastrophe de cette sorte (l’incendie de la Californie du Sud) se transforme, aussi vite qu’un incendie justement, en une critique du système est impressionnante. Après avoir détaillé tous les facteurs de l’organisation sociale qui contribuent à l’amplification de cette sorte de catastrophe, en corrélation avec la dégradation de l’environnement, WSWS.org conclut : «What underlies all these factors, however, and is the fundamental cause of the social crisis, is the anarchic and unplanned character of the capitalist system. Housing tracts are built throughout southern California on the basis of the profit considerations of home builders, property developers and Wall Street speculators, not the needs of people for homes or the suitability of the development given the constraints of the natural environment.»

La chose était bien résumée par ce trait rapporté dans notre Bloc-Notes du 24 octobre : «“This is mother nature versus human nature,” said Bill Patzert, a renowned climatologist with the Jet Propulsion Laboratory. “It's about too much development and too much fire suppression building up fuel over the past 50 years... In some ways this is the great war that will be fought here in the 21st century.”» En moins d’une semaine, la catastrophe californienne a atteint le degré de perception du type-Katrina, dans toutes les dimensions: référence directe à la crise climatique, référence directe à la catastrophe irakienne, mise en cause de la capacité du centre fédéral à assurer ses devoirs de protection de la sécurité intérieure. La polémique s’est répandue à la vitesse de l’incendie. C’est une question de psychologie attisée par la communication, comme le feu par le vent.

Comme l’on n’ignore pas, les USA ont retenu leur cohésion, surtout depuis la Grande Dépression, par le moyen de la mobilisation. On cherchait et l’on trouvait, successivement, de nouveaux Ennemis extérieurs. On s’unissait contre eux. Aujourd’hui, un grand changement apparaît, dont le brouhaha entourant le grand feu de Californie porte témoignage et à la lumière duquel Katrina prend l’allure d’un événement fondateur. La mobilisation est désormais intérieure; elle se fait vers l’intérieur; l’Ennemi apparaît à l’intérieur, né du cœur même du système, si ce n’est le système lui-même ; la dimension catastrophique du grand feu de Californie est la conséquence de l’Irak, cette guerre voulue par le système (voir «California Wildfires Expose Pitfalls Of Iraq» de Sam Stein, sur Huffington Post du 25 octobre). Parler du Home Front n’est plus une remarque de dérision et, bientôt, ce seront les troupes en Irak qui seront considérées comme “planquées”, – notamment, les unités de la Garde qui ont manqué sur le front du feu.

La mobilisation se fait, certes, mais à contresens. Elle est “mobilisatrice” dans le sens inverse de celui que voudrait le système. Elle mobilise les psychologies dans une quasi-unanimité revendicatrice; le patriotisme n’est pas absent, il est même unificateur mais dans la mise en cause du système. La mobilisation ne (re)fait pas l’unité du pays, elle accroît au contraire ses récriminations, donc ses divisions. Elle est même centrifuge, d’une manière parfois étonnante. Il faut entendre, dans le film documentaire de Spike Lee sur Katrina, des autorités et intellectuels de Louisiane dénoncer le traitement que Washington fait subir à la Louisiane. Si la Louisiane est pauvre, c’est parce qu’elle est exploitée. Au contraire du Texas, elle ne reçoit aucune part des taxes fédérales imposées sur son pétrole exploité off shore. Un journaliste explique que la Louisiane est traitée «comme une colonie» par Washington et renchérit: «Il suffirait que nous fassions sécession, nous récupérerions notre pétrole et nous serions riches.»

Cette psychologie de mobilisation qui se retourne contre le système alors qu’elle fut le truc du système pour se maintenir dans la dynamique de sa puissance est une convaincante indication de l’état du système, de la façon dont il perd le contrôle des choses. L’Amérique est bouleversée par tous les événements qu’elle avait l’habitude de maîtriser (les exigences de la force, les exigences du capitalisme) et de mépriser (la crise climatique). Cela fait que ce pays, parti pour conquérir le monde en un ultime spasme de puissance, est en train de se retourner en-dedans lui… Ce système qui planifie des “guerres de survie” pour les autres, le voilà confronté à chaque catastrophe intérieure au démon de sa propre survie.

Robert Kagan nous annonce une stratégie de repli sur Fortress USA, laissant the Rest Of the World à ses démons anti-américanistes. Encore une rêverie de néo-conservateur. Comme en Californie, le feu est à l’intérieur de la forteresse. Et c’est “Mother Nature” qui règle ses comptes, – tel est le scénario qui va faire florès, Hollywood ou pas.