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157217 janvier 2007 — Nous croyons beaucoup au ‘poids’ et à la ‘substance’ de certains mots, de certaines expressions ; comme si, par instants et selon des circonstances dont certaines peuvent être mystérieuses (tenant du Mystère), quelques mots portaient soudain une substance d’un poids considérable et, par conséquent, une substance d’une exceptionnelle signification. Ecrivant cela, nous pensons à “une substance d’une exceptionnelle signification” en dépit de celui qui dit et écrit ces mots, et, parfois, à l’insu du même. Ce mot et cette expression portant cette substance et cette signification exceptionnelles par eux-mêmes, en fonction des circonstances…
Ainsi en a-t-il été lorsque nous avons lu une chronique de Steven C. Clemons en date du 16 janvier, intitulée : «America's Transition from Global Dominant Superpower to a “Normal” Great Power». Clemons cite un texte de Paul Starobin dans The National Journal, du 1er décembre 2006. Le titre de l’essai de Starobin, par ailleurs distingué par le Sidney Award comme l’un des meilleurs essais de l’année aux USA, est «Beyond Hegemony», — et ces deux mots, cette expression, ont, à notre sens, une extraordinaire substance et une très grande signification, à l’heure de l’Histoire où ils sont écrits. Ils expriment effectivement un Moment de l’Histoire et, pour être bien compris, ils doivent être utilisés sous forme de question (l’Amérique peut-elle vivre, continuer à exister, etc., «Beyond Hegemony»?). Le titre de la chronique de Clemons renvoie à cette problématique qui, aujourd’hui, envahit la psyché américaniste.
Clemons donnait, le week-end dernier une conférence sur ce thème («a week-long run of policy lectures and discussion organized by the Center for Strategic and International Studies») :
«During my comments, I compared Japan's struggle to become “a normal nation” with a kind of challenge now facing America — which is how to transition from being a globally dominant superpower to a “normal great power.”»
La référence que fait Clemons à l’essai de Starobin est évidemment bienvenue. On se laissera guider également par l’extrait de Starobin que Clemons choisit de citer dans sa chronique parce qu’il situe fort bien le problème, — pour nous, sans aucun doute, comme le comprendront nos lecteurs, — parce qu’il aborde la problématique psychologique de la question implicitement posée : “l’Amérique peut-elle vivre, continuer à exister, etc, «Beyond Hegemony»?”. Voici cet extrait de Starobin cité par Clemons :
«For America, the chief consequence of no longer being the hegemon could be as much psychological as material. “In reality, the only truly exceptional feature of the U.S.A. is her belief in her exceptionalism,” the historian Bernard Porter writes in his new book Empire and Superempire. That belief, or myth, would be dealt a death blow by the end of hegemony. And because America's superempire “exceeds any previous empires the world has ever seen,” as Porter notes, the fall could be all the harder.»
Cette remarque synthétise le problème. La psychologie américaniste pourrait-elle résister à l’abandon de la perception absolue qu’elle a d’elle-même, d’être la psychologie d’un artefact exceptionnel, par définition insoumis aux lois de l’Histoire, et méprisant pour ces lois? Car ce que proposent les uns et les autres est bien d’abandonner ce statut d’exceptionnalité, — si l’Amérique, effectivement, en était venue à reculer, vaincue par l’Histoire…
D’abord, il y a cette évidence. Si nous percevons ce mot de «Beyond Hegemony» comme chargé d’une substance exceptionnelle, c’est parce qu’il nous semble correspondre à un Moment américaniste fondamental. Confrontée au formidable échec de la puissance US en Irak et à la menaçante paralysie du système à Washington, l’élite américaniste entame, nous semble-t-il, une réflexion fondamentale sur la capacité des USA à effectuer la transition du statut d’hyper-puissance à celui de “grande puissance comme les autres”, comme écrit Clemons. Il y a, dans l’inconscient derrière l’esprit, une référence effrayante. Les USA peuvent-ils échapper au sort funeste de l’URSS, qui, comme on le sait depuis Gorbatchev, tenta cette transformation et s’effondra? — A moins que la Russie de Poutine soit, au contraire, la marque de la réussite du processus une fois digérée la monstrueuse période Eltsine, — mais alors la question devient de savoir si les USA ont les moyens et la capacité de réussir ce processus-là, passant par l’humiliation d’une phase de dévastation et d’abdication de la souveraineté nationale (phase Eltsine, évidemment labellisée par nos commentateurs-mainstream et pro-américanistes, spécialistes de la caricature pourrisseuse, comme “l’espérance d’une transition vers la démocratie occidentale” trahie par Poutine et son retour aux “vieux démons”)… On verra.
En attendant, il paraît important de dire ici qu’il semble que le temps est effectivement venu d’un débat aux USA, selon les lignes exprimées par Starobin-Clemons. On peut se demander si ce débat, qui serait lancé pour envisager une transition ordonnée («America's Transition from Global Dominant Superpower to a “Normal” Great Power»), ne serait pas au contraire un processus d’accélération de la déstabilisation psychologique provoquée par les événements en cours (Irak- système washingtonien). Il faut savoir d’où l’on vient, quel état d’esprit est celui du monde washingtonien et, par conséquent, la rupture terrible qu’imposerait un passage à «Beyond Hegemony».
L’expression «Beyond Hegemony» renvoie ironiquement au «Beyond History» de 1998, marquant le début d’une période qu’on retrouve exacerbée avec le virtualisme que nous confirmait Ron Suskind rapportant ces remarques d’un officiel de la Maison-Blanche, à l’été 2002 : «We're an empire now, and when we act, we create our own reality. And while you're studying that reality — judiciously, as you will — we'll act again, creating other new realities, which you can study too, and that's how things will sort out. We're history's actors . . . and you, all of you, will be left to just study what we do.»
Le «Beyond History» est un mot d’Alan Greenspan, dit le 11 juin 1998 dans les circonstances que nous avions rapportées dans un “F&C” de septembre 2005. Nous reproduisons le passage concerné, extrait de Chronique de l’ébranlement, de Philippe Grasset :
«Quel déchaînement, à partir de là ! Pour tenter de ranger ce temps historique si étrange, on peut le séparer en deux ou trois grands domaines. Le domaine économique est connu de tous : cet engouement extra-atmosphérique, pour lequel on ne trouve que la comparaison des folles années vingt menant au krach d'octobre 29, où l'Amérique vit au rythme du NASDAQ et de Wall Street, de la “nouvelle économie”, l'économie new-age des start-ups. Résumons tout cela par un spectacle insolite, fort peu noté parce qu'on n'ose plus s'étonner de la grande République de crainte d'être mal noté, et rapporté sans étonnement par un article de première page de l'International Herald Tribune du 11 juin 1998 : le président de la Fed, le si fameux et si sérieux Alan Greenspan, venu témoigner devant une Commission du Sénat et disant aux parlementaires qu'il existe, bien qu'il n'en soit pas lui-même l'adepte, une école de pensée dans les milieux économiques américains avançant que l'économie américaine atteint de tels sommets qu'elle a changé de substance, qu'elle échappe aux lois de l'histoire, qu'elle est, comme dit précisément Greenspan, “beyond history”. Cette expression extraordinaire, telle qu'elle a été vraiment dite, aurait mérité un sort plus significatif que l'indifférence qui l'a accueillie : le président de la Federal Reserve admettait sans barguigner, sans paraître un instant s'en gausser, que l'on put envisager que l'économie américaine fût effectivement quelque chose qui était sorti de l'histoire, et sorti par le haut, et désormais évoluant “beyond history”. Cela fixe les esprits et leur état.»
Dans le texte cité de Starobin, il est fait référence à un discours de Bill Clinton, le 31 octobre 2003, à Yale University. Ce discours est une grandiose vision, à la fois d’une “globalisation à visage humain” (on disait ça du socialisme, in illo tempore, avec le succès qu’on sait), et d’une Amérique devenue un peu plus humble, un peu plus multilatéraliste qu’elle n’était alors (en 2003), — donc, ce discours pris comme référence annonçant la nécessité du “Beyond Hegemony”.
(Le paradoxe de faire “grandiose” en recherchant plus d’“humilité” est très américaniste… Clinton recommandant que l’Amérique coopère, devienne “un peu” une puissance “comme les autres”, — cela n’empêche pas que l’Amérique reste leader, inspiratrice et ainsi de suite, comme nous le soulignons dans cet extrait du texte du même Clinton : «America has to lead the way and our philosophy has to be to cooperate whenever we can and act alone only when we have to – not the other way around – and to keep making America a better place.»)
Dans ce discours, Clinton cite plusieurs exemples de cas où l’Amérique pourrait évoluer pour devenir plus “humble”, plus coopérante et plus intégrée dans cette “globalisation à visage humain”. Il les cite a contrario, en se référant à des situations en cours (en 2003) où, à son avis la position de l’Amérique est critiquable. C’était l’époque où l’hystérie idéologique de l’administration Bush et des néo-conservateurs ne concernait pas encore l’Iran et ses projets nucléaires, où le futur nucléaire de l’Iran ne constituait pas encore une “menace existentielle” pour l’Amérique, le monde libre, notre civilisation, le christianisme, l’empire romain (et Israël, bien sûr). C’était l’époque où l’Iran n’était pas sur “l’écran radar” du système mais où, déjà, l’on fabriquait des nouvelles armes nucléaires aux USA et où l’emploi en premier du nucléaire était déjà célébré. Cela nous vaut ces remarques de bon sens de Clinton, en octobre 2003.
«…and the apparent contradiction in insisting that Iran complies with the International Atomic Energy Agency’s inspections and get rid of any capacity to develop nuclear weapons and — I bet not one percent of you know this, I don’t know why the press hasn’t made anything of this — but we’re asking for this at the very time that your government — if you’re an American citizen — is suggesting that for the first time since the atomic bomb was dropped in 1945 — that America should have the right to develop and use first a so called low-yield nuclear weapon to break underground bunkers that cannot presently be destroyed by the bunker-busters that were developed when I was president that are conventional weapons. Somewhere someday somebody will be deeper below ground under more concrete and the present weapons won’t work. Now they concede if one of these low-yield nuclear weapons had been used in Iraq it would have taken out a third to a half of Baghdad.
»I don’t see how we can possibly speak righteously about how Iran should not be doing this and at the same time say that for the first time ever, now that’ there’s no threat of nuclear war with the Russians, we want to develop a nuclear weapon and explicitly say that we might use it first.»
La question qui vient à l’esprit est de savoir si, aujourd’hui, alors que se poursuit le développement des mini-nukes et que l’emploi du nucléaire en premier est plus que jamais célébré comme un droit évident de l’américanisme, Clinton oserait faire la même remarque. Non, bien sûr, il serait aussitôt conduit au bûcher en sorcellerie. D’ailleurs, il ne se risque plus à la faire, se contentant désormais de hocher gravement la tête lorsqu’on évoque le “danger existentiel” que nous fait courir l’Iran. Entre temps, l’Iran est effectivement apparu sur les écrans radar et aussitôt labellisé “menace existentielle”.
C’est là l’autre principal obstacle à toute tentative révisionniste qui proposerait de rabaisser volontairement le statut, et la politique par conséquent, de l’hyper-puissance américaniste devenue une “grande puissance comme les autres”. Comment peut-on concevoir que le terrorisme conformiste qui règne sur les esprits comme jamais depuis 9/11 laisse faire cela? Comment peut-on imaginer qu’on puisse échanger raisonnablement des arguments sur la réduction de la puissance US, sur la mise en cause de l’exceptionnalisme des USA? Un tel sacrilège apparaît au-delà du concevable.
Ce point renforce encore notre doute qu’on puisse mener à son terme d’une façon constructive le débat «Beyond Hegemony» aux USA. Pour autant, nous pensons effectivement que le débat aura lieu, que le temps en est venu, et nous prenons date — mais en craignant qu’il alimente un désordre renouvelé des esprits et suscite une tentative supplémentaire de la police des esprits qui règne sur la Grande République, sous la forme du conformisme. La nécessité de la réforme conduisant à un désarroi et à un désordre encore plus grands, et plaçant l’Amérique devant la perspective de la destruction de sa raison d’être. “Cette croyance — la croyance de l’Amérique dans son exceptionnalité — recevrait un coup mortel avec la fin de son hégémonie…”
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