De Chavez à Maduro

Journal dde.crisis de Philippe Grasset

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De Chavez à Maduro

24 janvier 2019 – C’était le 15 avril 2002, la surprise, l’inattendue, et nous avions choisi comme titre : « Chavez nous surprend ». La veille (le 14 avril 2002, comme il va de soi), nous avions titré « Chavez sans surprise », parce qu’il nous semblait inéluctable que Chavez dût être emporté par ce coup d’État où Washington avait évidemment tout à dire, – comme avec Allende trente ans plus tôt, vieille habitude de souteneur du continent latino-américain, que le Big Business, le CIA après ce qui avait précédé, les éditos de la Grey Lady (le New York Times) assumaient depuis des décennies. Finalement, non, Chavez s’en était tiré, aidé par ses compagnons d’arme, et une ère nouvelle s’ouvrait pour l’Amérique Latine.

Dix ans plus tard, Chavez, réélu une fois de plus et montrant sa formidable popularité, annonçait l’état de son cancer et sa mort prochaine (le 5 mars 2013). L’“ère nouvelle” de l’Amérique du Sud commençait sa phase de l’effondrement, marquée également par les déboires et l’élimination de la gauche populiste au Brésil (Lula et Rousseff) et la fin du mandat de Kirchner en Argentine (2015).

Au Venezuela, Maduro n’a jamais eu la popularité et le charisme de Chavez et l’on peut dire que ses présidences ont été une seule et même bataille incessante pour assurer son pouvoir et sa légitimité, avec des résultats bien contrastés jusqu’à des trous noirs économiques, avec des chausse-trappes de ses ennemis intérieurs et extérieurs aussi, etc., du pour et du contre mais rien de tranchant qui eût pu le transmuter. On ne peut éviter la comparaison car tout s’est passé là où Chavez, auparavant, dominait la scène de toute sa puissance de communication, avec son ardeur et sa verve, et lui-même donnant un formidable élan offensif à l’Amérique latine antiaméricaniste jusqu’à être un modèle pour l’antiSystème.

Cela est pour dire que l’on reste un peu sur son quant-à-soi devant les événements du Venezuela, où se déploient absolument tous les signes de l’arbitraire, de l’impuissance, de l’illégalité, de l’ingérence, et cela de tous les côtés et dans tous les sens. Les USA sont dans leur rôle habituel de souteneur et de violeur des souverainetés et Trump n’a aucun mal à endosser l’uniforme. Macron salue le “combat pour la liberté”, anti-Maduro, aligné USA-UE. (Décidément, ce personnage est extraordinairement hors des standards par sa capacité de bassesse et de médiocrité, tant il est irrésistiblement attiré par tout ce qui est le plus stupide et le plus vain. Sa folie est sans éclat.)

Le pseudo-“président par intérim”, ou “président-simulacre”, paraît bien être ce qu’on le soupçonne d’être, avec les dollars estampillés CIA dépassant des poches, et d’autre part la perspective de la continuation de Maduro n’a vraiment rien pour soulever l’enthousiasme de la résistance ni raviver le souvenir glorieux du Chavez d’avril 2002. Les Russes s’indignent une fois de plus qu’on traite si légèrement la souveraineté nationale et Paul Craig Roberts s’indigne une fois de plus que les Russes (et les Chinois) n’en fassent pas plus, jusqu’à l’envoi d’un contingent, pour protéger Maduro de l’infamie yankee.

Qu’on n’aille pas croire à un retour en arrière, – Make America Great Again, tu parles, –  croire au retour de l’Amérique latine dans le giron yankee au beau temps où un Dulles (Foster ou Allan, je ne sais plus) pouvait dire d’un tel ou un tel dirigeant sud-américain : « He is a son of a bitch but he is our son of a bitch ». Ce n’est plus la question, car la corruption et l’ingérence sont devenues des matières trop répandues, trop interconnectées de tous les côtés, trop mélangées et caoutchouteuses, trop globalisées si vous voulez (cela plaira à Macron), pour qu’on réserve l’activité aux habituels salopards. Ceux-là, les “habituels salonards” (les mots sont interchangeables), sont toujours là mais ils ne sont plus seuls et ils ne règlent plus la circulation, – car la musique s’est arrêtée, remplacée par l’épouvantable cacophonie des casseroles du désordre.

Certains tentent de ressusciter de vieux combats, souvent qui cahotent à fronts renversés par endroits, puisqu’on ne sait plus qui est qui et qui fait quoi. Lorsque Infowars.com applaudit à la pseudo-chute de Maduro, expédié un peu vite dans “les cendres du socialisme” et rapproché d’Alexandria Ocasio-Cortez, la démocrate des Soviets-sur-Potomac, sait-il qu’il fait le lit du capitalisme promis à la globalisation, à la migration et à la mort des nations contre quoi il lutte depuis toujours ? Et ainsi de suite, avec toutes ces contradictions qui ne cessent de se heurter de front, enterrant sous leur amoncellement de cendres les vieilles images et les vieilles batailles de nos jeunesses, de nos vingt ans...

Moi qui aime la nostalgie, j’en ai ressenti un peu en pensant à cette journée du 15 avril 2002 où un nouveau héros nous était né, le pétulant Chavez. Dans ce temps-là, dis-je, comme si je parlais d’une histoire perdue, les batailles étaient claires et les engagements précis, déployés le long du front, et GW Bush qui se prenait pour un empereur nous servait tout cela sur un plateau. Nous savions encore dans quel sens devait se diriger la résistance, et cela se fichait bellement et droitement comme un trait au cœur de la cible

Aujourd’hui, plus rien ne tient, plus rien n’est sûr, et les “fronts” se liquéfient et se transforment en chaînes tourbillonnantes, qui sont crisiques certes, qui se transmuent en un énorme tourbillon crisique, profond comme un trou noir jusqu’au Mordor. Voilà le monde aujourd’hui, au bout de sa course. Pour l’heure, le sort incertain de ce pays symbolique que fut le Venezuela, une possible guerre civile réchauffée, ce théâtre des impostures diverses, le cynisme de “D.C.-la-folle” où le pouvoir n’existe plus proclamant de loin un “président par intérim” à Caracas en poursuivant ses geignements sur les ingérences russes dans sa propre vertu, tout cela nous fait sentir combien nous nous enfonçons dans le désordre comme dans un marécage épouvantable.