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855@SURTITRE = Esprit du “technological gap”
@TITREDDE = La pesante tactique américaine
@SOUSTITRE = On charge les Américains de pensées machiavéliques qu'ils n'ont pas lorsqu'ils pressent les Européens de mettre àleur niveau leurs capacités technologiques. Un exemple de plus de l'“inward-looking”.
Du côté otanien, c'est-à-dire du côté américain, l'offensive se nomme DCI (Defense Capabilities Initiative), qui est en gros une proposition de modernisation technologique (et interopérable) des forces des pays de l'OTAN (en fait : une mise au niveau de l'Amérique des autres pays de l'OTAN). De nombreux analystes européens, et pas seulement chez les Français, jugent, de façon critique, qu'il s'agit d'abord de pure tactique. On sait (voir le Kosovo) que les Américains n'excellent pas dans le domaine tactique. Leur tactique, si c'est le cas, apparaît alors comme pesante, c'est-à-dire cousue de fil blanc ou chaussée avec de gros sabots, c'est selon. C'est là l'interprétation semi-officielle, à demi-mot, qu'on vous susurre dans la quiétude d'un bureau de cabinet ministériel : la DCI est d'abord une machine à vendre des produits américains.
Notre interprétation est tout autre. Pour nous, il n'y a ni tactique, ni stratégie. Il n'y a pas vraiment tromperie. Il y a l'Amérique, qui est totalement inward-looking, et c'est, ànotre sens, avec cette appréciation qu'il faut considérer l'offensive DCI. DCI est incompréhensible si on ne se réfère pas sur ce pilier de la théologie américaniste actuelle qu'est la thèse du “technological gap” prise comme un article de foi, et, au-delà, sur la pathologie qu'on a signalée plus haut, nourrie à l'avalanche constante de rapports sur les menaces exotiques et apocalyptiques qui guettent le monde occidental.
Qu'est-ce que nous disent les Américains ? Rien que de très logique : “nous avons une supériorité technologique écrasante sur vous, Européens. Il faut que vous reveniez à notre niveau pour que l'Alliance fonctionne et affronte les menaces qui grandissent et prolifèrent. Pour cela, vous devez développer les technologies qui vous manquent. Si vous n'y parvenez pas, nous voudrons bien vous vendre les nôtres.” Il n'y a rien de convenu ni de dissimulé dans ce raisonnement. Les Européens, même les plus fidèles atlantistes (ceux-là, avec un sourire de complicité un peu cynique), ne doutent pas une seconde que la partie “vous devez développer les technologies qui vous manquent” est une simple clause de style avant de passer àl'essentiel (“nous voudrons bien vous vendre les nôtres”). Notre conviction est que ce n'est pas le cas. Les Américains ont ceci de commun avec les Français qu'ils ne sont pas machiavéliques. Lorsqu'ils recommandent aux Européens de développer leurs propres technologies, ils sont sincères ; simplement, ils ne croient pas une seconde que les Européens y parviendront, — et là, plus que du machiavélisme, il y a simplement une erreur, d'autant plus grossière que le constat d'un “technological gap” actuel est lui-même très fortement contestable, si pas totalement infondé.
A la lumière de cette appréciation, nous aurions tendance àpenser que l'actuelle offensive-DCI américaine devrait, non pas déboucher sur la complète soumission de l'Europe (ignore-t-on que c'est déjà fait ?), mais sur une confusion encore plus grande au sein de l'OTAN ; sur des querelles sans fin portant sur l'évaluation des technologies par rapport aux besoins, sur l'évaluation de ces besoins, sur l'évaluation des menaces qui déterminent ces besoins ; tout cela ponctué de manoeuvres diverses des uns et des autres, entre Européens et Américains et entre Européens ; tout cela sur le fond bruyant de la nécessaire fusion industrielle transatlantique qui tarde à se faire, et même, qui ne peut se faire parce que, comme toujours, les conditions américaines sur la question de l'accès aux technologies sont inacceptables pour les Européens (vigilance face aux menaces extérieures ...), et que les conceptions américaines sont naturellement prédatrices et non pas coopératives (tendance à l'intégration dans l'ensemble nord-américain ...). Il y a d'ailleurs ce paradoxe qu'aux objurgations implicites d'acheter de la technologie américaine que les commentateurs critiques voient dans DCI, s'ajoute de façon extrêmement contradictoire, de la part des Américains eux-mêmes, le constat que les règles et pressions de protection des technologies aux USA rendront particulièrement difficiles les opérations de transfert, voire de simple acquisition des technologies.
Il y aura évidemment, avec la DCI, une poussée à l'intégration au sein de l'OTAN, cette poussée étant nécessairement perçue et/ou interprétée comme une mise en question de la souveraineté des nations européennes. Mais, encore une fois, d'où vient-on à la fin ? D'où vient-on, sinon d'une organisation militaire qui ne cesse d'être hyper-intégrée depuis un demi-siècle (de Gaulle n'en est pas sortie pour rien) ; application à un domaine technique de l'OTAN de l'attitude classique et affreusement complexe de l'Amérique vis-à-vis de l'Europe, avec la volonté de refaire sans cesse ce qui existe déjà, et avec l'effet de dramatiser le débat, de risquer effectivement de lancer « une course de vitesse » (voir Alain Richard) ; avec le risque — sait-on jamais ? — que les Européens, par inadvertance et par confusion du jugement, et oubliant leur devoir d'allégeance au profit de leur vertu impérative, deviennent vraiment européens et se laissent aller à envisager une véritable défense européenne, avec « une pleine autonomie ». Le risque est limité, mais on ne peut complètement l'écarter.
@CHAPTER FINAL = Les Européens sont certes prisonniers d'une faiblesse de caractère sans guère de précédent historique sinon dans le cas de nations vaincues militairement, qui engendre une vision égoïste et étriquée, et la perte du sens historique des nécessités stratégiques et culturelles. Mais, de leur côté, les Américains sont prisonniers d'une vision paranoïaque de la situation du monde, qui empêche le profit de l'expérience, qui substitue la représentation d'un monde virtualisé (cas du virtualisme) à l'appréciation de la réalité du monde. Ce n'est pas un affrontement de forces mais un affrontement de quasi-pathologies ; et, dans ce cas, il n'est pas dit que le plus faible sera finalement défait, car la force peut avoir l'effet négatif de nourrir la pathologie la plus auto-destructrice.
@TITREDDE = Retour sur image
@SOUSTITRE = Que dit l'enseignement du passé ? Le contraire de ce qu'on craint : les capacités d'investissement américaines de l'Europe passent par l'improvisation, non par les offensives bureaucratiques organisées.
Pour mieux apprécier les perspectives possibles de la DCI, il est instructif de considérer le passé. Ce n'est évidemment pas la première fois que les Américains lancent ou suscitent, au sein de l'OTAN ou directement, un vaste ensemble de programmes ou un vaste programme regroupant un ensemble de sous-programmes, et qu'ils invitent les Européens à y participer, avec des pensées àla fois intégrationnistes (intégrer les Européens dans un ensemble atlantiste) et mercantiles (probabilité de ventes de produits américains au bout du compte). [On écarte de notre analyse des programmes type-NADGE et la suite (réseau de défense aérienne en Europe, nécessairement intégré par sa fonction), correspondant à des situations existantes, qui aurait de toutes les façons existé, qui sont imposés par une situation plus que par une volonté intégrationniste et mercantile de l'Amérique.]
Le cas récent le plus exemplaire de cette sorte d'initiative (et, justement, première désignation bureaucratique d'un tel ensemble utilisant le mot, si souvent repris depuis, d'“Initiative”) est la SDI (Strategic Defense Initiative). Dès 1979-80, l'Europe avait été avisée de l'existence d'un énorme « technological gap », un de plus, concernant les circuits électroniques équipés de semi-conducteurs. C'est la SDI, lancée en 1983, qui constitua la représentation “pratique” de ce fossé où les Européens étaient promis à disparaître. En 1985, les Américains lancèrent leur proposition d'intégrer les Européens dans l'effort-SDI, dans des termes d'ailleurs proches de l'ultimatum (lettre du secrétaire à la défense Weinberger demandant, en mars 1985, une décision dans les 90 jours). Les Européens répondirent de façons diverses et en prenant leur temps. Les Britanniques furent, comme à leur habitude, les plus zélés. Le ministre Helseltine signa, en décembre 1986, un accord de gouvernement à gouvernement qui devait procurer aux industries anglaises plus de $2 milliards de contrats et un accès à des technologies nouvelles exceptionnelles. Finalement, les Britanniques atteignirent péniblement les $80 millions de contrats ; quant à l'accès aux technologies, comme dit le proverbe, « le diable en rit encore ». (Quant à la SDI, on sait ce qu'il en est advenu.)
Il n'est pas temps de nier que les Américains n'ont pas investi les marchés européens des armements. Au contraire, ils les dominent de façon massive. Mais leur investissement s'est fait, depuis cinquante ans, non pas avec des offensives structurées autour d'une “Initiative” de programme(s) mais au gré de “coups”, des opportunités immédiatement et massivement exploitées, et bientôt consolidées par des structures logistiques et autres. Cette réalité passée constitue un enseignement significatif pour qui veut juger du sort à venir de DCI. L'exemple du marché de l'aéronautique militaire est caractéristique, et il peut se réduire à deux événements essentiels, qui se caractérisent par l'improvisation la plus complète, à partir de programmes sans avenir de deux firmes américaines au bord de la faillite. Il est instructif de les rappeler dans cette circonstance
• En 1956-57, des conversations étaient engagées entre la France et l'Allemagne pour un marché énorme de près de 800 Mirage III pour la Luftwaffe. Les conversations échouèrent parce qu'elles avaient été liées à une coopération nucléaire franco-allemande que les Français décidèrent finalement, et assez abruptement, d'abandonner. Les circonstances de l'échec de la commande de Mirage sont confuses et changent selon qui les rapporte (Franz-Josef Strauss du côté allemand, plusieurs personnalités comme Chaban-Delmas ou le général Gallois du côté français). Au même moment, Lockheed entra dans le jeu : la firme était aux abois après le semi-échec de son F-104 Starfighter (série limitée pour l'USAF), et elle proposa le F-104G à l'Allemagne. Très vite, l'affaire devint politique, et évidemment irrésistible avec le poids de l'Amérique à laquelle tant de liens tiennent les Allemands. A partir de la commande allemande, le F-104G se répandit comme une trainée de poudre (Belgique, Pays-Bas, Danemark, Norvège, Italie, Turquie, etc). Le grand marché européen était verrouillé pour une génération.
@CHAPTER FINAL = • En 1973, la Belgique avait donné son accord de principe pour l'achat du Mirage F1 comme remplaçant du F-104G. Le gouvernement Leburton tomba et l'affaire fut gelée. Cela laissa le temps aux Américains, qui, jusqu'alors, n'avait rien à proposer à l'exportation (le seul avion exportable était le F-4, trop gros, dépassé, dont les performances au Viet-nâm étaient douteuses), de sortir de leur chapeau le programme de démonstration technologique LWF (Light-Weight Fighter), pourtant prévu au départ sans aucun prolongement opérationnel direct et immédiat. Le YF-16 sortit vainqueur de LWF : c'était la dernière chance de survie de la division avions (Fort-Worth) de General Dynamics. Promptement, et malgré la résistance acharnée de l'USAF qui ne voulait pas du F-16, l'OSD (Office of Secretary of Defense) bricola une offre de vente et de coopération qu'il présenta à un groupe de pays (dont la Belgique), qu'il invita par là même à se regrouper. Ce fut le “marché du siècle” (Belgique, Pays-Bas, Danemark, Norvège) de 1975, qui prolongea le verrouillage du marché européen par les USA (F-16 vendus ensuite à la Grèce et à la Turquie), imposa le F-16 à l'USAF, et enfin lança le programme d'avion tactique le plus important du dernier quart de siècle.
@TITREDDE = Le poids de la bureaucratie
@SOUSTITRE = La DCI est marquée par les caractéristiques américaines. La présence du gouvernement américain dans l'initiative n'est une garantie de rien. Seuls comptent la bureaucratie et les intérêts de l'industrie.
L'exemple du passé nous fait découvrir ceci, qui est caractéristique du succès américain sur les marchés européens et dans les structures militaires européennes par conséquent, dans le dernier demi-siècle : ce succès n'est pas le résultat d'une pression structurelle exercée par l'OTAN au nom de principes d'interopérabilité, d'offensives bureaucratiques massives, mais d'initiatives militaro-commerciales très rapides et improvisées, appuyées opportunément par une pression politique adéquate mais qui ne dure pas (qui n'a pas besoin de durer), et en général lancées de façon très solitaire par les États-Unis et d'abord selon une démarche bilatérale (l'argument OTAN vient ensuite et fait partie de la pression politique). C'est le contraire de ce que fut la SDI, et de ce que se prépare à être la DCI ; et, pour aller plus loin dans le domaine considéré, le contraire de ce qu'est déjà et de ce que sera le programme d'avion de combat prétendument du XXIe siècle, le JSF (car il n'est pas inutile, ànotre sens, d'établir d'ores et déjà un rapport entre l'offensive-DCI et l'éventuelle future offensive pour l'exportation du JSF).
Le premier problème de ces grands programmes américains type-SDI et DCI est qu'ils démarrent sous l'impulsion gouvernementale, d'ores et déjà massive, dès l'origine. Les interlocuteurs européens y voient une garantie solide, ce qui est une erreur totale renvoyant à l'incompréhension des Européens du phénomène américain (Britanniques compris, qui croient que l'Amérique est une duplication, en beaucoup plus grand, de l'Angleterre originelle). Par la structure même de l'Amérique, le gouvernement américain ne dispose pas de la légitimité centrale ; par conséquent, et malgré l'apparence médiatique, il n'a aucune autorité fondamentale, ni pouvoir de type fondamental. (Ces réalités furent quelque peu transformées du temps de la Guerre froide puisque le gouvernement avait par la force des choses une délégation fondamentale, qui était la capacité de mener une guerre nucléaire possible, et, à certains moments, probable. Cette situation n'est plus d'actualité.) Le gouvernement américain ne joue que le rôle de détonateur, d'incitateur, et, surtout, de bailleur de fonds (et, en général, à fonds perdus). Par conséquent, il n'est en rien l'orientateur et l'inspirateur du marché lancé. Ensuite interviennent les vrais inspirateurs et gestionnaires des programmes, ce sont les divers pouvoirs réels qui sont concernés : les militaires, les industriels, le Congrès, et d'une façon générale les bureaucraties. Si le gouvernement semble parfois jouer un rôle essentiel, c'est pour d'autres raisons que la logique européenne pousserait à croire ; lorsque Lockheed Martin retire son appel contre la décision du gouvernement (du ministère de la Justice d'abord, car le problème est bien de la référence à la loi) d'interdire l'absorption de Northrop Grumman, il cède devant son principal client bien plus que devant l'autorité souveraine (outre la cause juridique qui est incertaine).
Par conséquent, la poussée actuelle pour la DCI par le gouvernement américain n'est assortie d'aucune garantie de quelque sorte que ce soit. En plus, elle est d'ores et déjà marquée par la mauvaise humeur et l'acrimonie. « A Toronto [les 21 et 22 septembre], il y a eu des échanges assez durs entre l'Américain Cohen, qui s'est montré très critique des performances des Européens, et principalement les Allemands et les Britanniques, à cause du niveau de leurs technologies », rapporte une source à l'OTAN. On en dira ce qu'on veut, mais l'on ne s'empêchera pas de penser qu'il s'agit là d'une bien étrange technique de marketing pour lancer ce qui est supposé être une grande offensive de fourniture de technologies avancées américaines aux Européens.
Alors, quel peut être l'avenir de DCI ? Il s'agit de l'archétype du programme bureaucratique, et cette appréciation est d'autant plus acceptable qu'on se trouve au niveau de la conception dans une période de vide politique complet à Washington (au moins depuis le début de l'époque Clinton), et dans le cours de la détermination de la “politique” (américaine) laissée aux seules forces en place, dont la bureaucratie est certes l'une des plus puissantes.
Encore plus que la SDI, qui comptait une part de vision politique, voire utopique (la volonté de Reagan d'écarter la doctrine dite de la “Destruction Mutuelle Assurée”, voire d'aller vers l'élimination des armes nucléaires), la DCI est totalement une idée de bureaucrates. Elle s'appuie sur un principe impératif et, à notre sens, hautement contestable : que le développement technologique maximal est la meilleure voie àsuivre pour la sécurité politico-militaire, et notamment pour la sécurité face à des crises type-Kosovo. Elle se juge confirmée par des enseignements complètement biaisés ou/et faussés : que la guerre du Kosovo a été conclue par une “victoire” grâce àl'emploi des technologies avancées. Elle s'estime légitimée par l'affirmation de type théologique, également non-démontrée et hautement contestable, de la supériorité qualitative et conceptuelle absolue des Américains sur les Européens. Mais peu importe : nous sommes bien dans le monde bureaucratique, pour lequel un principe, une réalité ou une affirmation se mesure au poids de papier noirci qui lui est consacré.
@CHAPTER FINAL = C'est par conséquent selon ces méthodes et cette façon de voir que va se développer le débat sur la DCI, et, bientôt, le débat sur sa mise en pratique. D'ores et déjà, signalent nos sources, « la bureaucratie de l'OTAN, qui est bien équipée pour cela, produit des masses d'études et de documents sur cette question, face à laquelle les États-membres, sous-équipés en terme de capacités bureaucratiques, n'ont guère de capacités de répondre ». Cela semble effectivement assurer la victoire bureaucratique. Mais pour quel résultat, en fait ? Le résultat de débats sans fin, d'argumentations contradictoires, sur fond de difficultés pratiques sans nombre lorsqu'on en vient aux réalités ; en effet, au terme de tout cela il faut en venir aux décisions budgétaires pratiques qui, elles, dépendent des États-membres, dans un environnement difficile, où s'exerceront de nouvelles pressions comme celles des industries nationales inquiètes devant les pressions américaines sous-jacentes. Traduisons : en fait, il y a de fortes chances que nous nous dirigions vers un enlisement bureaucratique d'une taille colossale. La référence passée de la SDI doit nous être une indication précieuse, entre les pompeuses et incroyables affirmations qui l'accompagnèrent (en 1985, la SDI, ou “guerre des étoiles”, était réellement proclamée comme « la voie d'accès au XXIe siècle ») et les réalités qu'elle a produites. (Et il est inutile de se référer à la disparition de l'URSS pour expliquer ce destin : la SDI a été conçue pour elle-même et non en fonction d'un adversaire, puisqu'on tente de la poursuivre par d'autres programmes aujourd'hui ; d'ailleurs, dès 1988-89, l'URSS toujours présente, elle s'abîmait dans le marasme bureaucratique après que des sommes colossales y aient été investies.)
@TITREDDE = Philosophie de la DCI
@SOUSTITRE = Le principal défaut de la DCI, comparée par exemple à la SDI, c'est qu'elle est ennuyeuse. C'est la parfaite illustration de la bureaucratie. Ainsi est déjà écrite l'histoire de son échec.
Tirons d'ores et déjà un enseignement de la DCI telle qu'elle nous apparaît. Il ne s'agit de rien d'autre que de l'achèvement du Projet bureaucratique, qui atteint ainsi le degré ultime de l'abstraction, sans référence à une situation opérationnelle générale ou à la réalité, sinon la situation opérationnelle ou la réalité qu'on biaise pour la nécessité de la démonstration théorique. La DCI est un peu ce que les ultimes démonstrations de l'art abstrait (avant d'en revenir au figuratif) sont à la fonction figurative de l'art dans une société : absence de signification, absence d'utilité, absence de réalité.
Ce caractère d'abstraction est remarquable. C'est une différence décisive d'avec la SDI, qui pouvait prétendre représenter une fonction dans la réalité, et une fonction fortement spectaculaire parce que si parlante (arrêter une attaque nucléaire, voire réduire les armes nucléaires). C'est-à-dire que la DCI, au contraire de la SDI dans sa première période, n'a strictement aucune capacité mobilisatrice. Pour la bureaucratie, certes, cela veut dire qu'elle est plus “sérieuse” ; dans la réalité politico-médiatique, cela veut dire qu'elle ne trouvera aucune assise de soutien durable. « Au contraire de la SDI, la DCI n'est pas du tout excitante, note une source spécialisée dans le marketing. Elle est ennuyeuse, elle n'atteindra jamais le grand public, alors que la SDI était un débat public avec une vision excitante, et, par conséquent, elle ne disposera jamais d'un appui médiatique efficace. »
La DCI représente la programmation militaro-technologique totalement entrée dans l'ère virtualiste. Elle constitue une parfaite correspondance de la guerre menée au Kosovo, si parfaite qu'elle en a tiré les leçons avant que la guerre ait été menée àson terme (la DCI a été adoptée au sommet de Washington du 25 avril, cinq semaines avant la fin de la guerre) ; c'est dire si, à cet égard, les leçons du Kosovo étaient connues avant même que la guerre ait lieu, et qu'il n'est tenu compte que des événements qui confirment tout cela (d'où l'embarras lorsqu'il s'agit d'expliquer les résultats des attaques tactiques contre les équipements de la IIIe Armée yougoslave au Kosovo). Cette présentation semble un peu surréaliste, pourtant elle renvoie àla réalité bureaucratique. Mais elle implique également que la DCI développée par les forces bureaucratiques, à côté de sa logique interne inflexible, sera constamment soumise à des critiques, à des mises en question. Elle est immanquablement destinée à être confrontée à la réalité, et notamment à la réalité budgétaire des États-membres de l'OTAN puisque le but recherché est bien de faire passer des analyses collectives aux niveaux individuels des directions nationales. Certes, il y a l'argument de l'intégration : que la DCI active l'intégration OTAN et par conséquent réduise d'autant les décisions nationales. C'est une approche théorique. L'enseignement du passé ne va pas dans ce sens. Encore une fois, on rappellera que l'OTAN, c'est déjà un demi-siècle d'intégration, ou de soi-disant intégration, et le résultat est bien loin d'être convainquant. La guerre du Kosovo a montré, non pas que l'intégration (communications, interopérabilité, etc) était mal faite, mais qu'elle n'était simplement pas faite en raison de l'attitude constante des États. On voit mal comment elle pourrait être réalisée aujourd'hui alors qu'elle ne l'a pas été durant une période qui était si propice àcette démarche, — car effectivement, si une situation était favorable à l'intégration, c'était bien la Guerre Froide, avec un but commun, un danger clairement identifié, la nécessité évidente d'un regroupement pour l'affronter, et ainsi de suite.
La DCI ne devrait conduire qu'à ceci : une étape de plus dans le constat que le grand phénomène de la deuxième partie du XXe siècle est l'affirmation de forces non-politiques, non-idéologiques (même si elles utilisent la politique et l'idéologie comme paravents), de caractère transnational, difficilement contrôlables par les pouvoirs politiques, mais qui se placent inéluctablement en concurrentes des pouvoirs politiques (et cela finit toujours par apparaître en pleine lumière). Le phénomène bureaucratique est l'une des plus importantes parmi ces forces ; et DCI est la dernière en date de ses offensives. Mais, par son abstraction, par son mépris arrogant de la réalité, par son inattention stupide pour son principal allié (la représentation médiatique, elle aussi transformatrice de la réalité, qui ne peut rien faire de la DCI parce qu'elle est « ennuyeuse »), elle pourrait être également la dernière offensive bureaucratique tout court, en tous les cas dans ce cadre euroatlantique, à cause de l'échec qui la sanctionnera. Finalement, la bureaucratie court le risque ultime de voir sa puissance mise en question à cause de ce défaut fondamental qui apparaît aujourd'hui : elle est ennuyeuse ; car sa puissance durant la Guerre froide, effectivement, a reposé sur sur une représentation de la réalité qui permettait une mobilisation hollywoodienne dont le médiatisme était le relais. Si, par son goût assommant du sérieux, la bureaucratie a perdu cette recette, elle risque de le payer cher.