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787Dans certains domaines de l'appréciation politique, les militaires américains sont les seuls à avoir gardé la tête froide, ces dernières années, à côté du vertige hors de tout contrôle qui a envahi les discours et les projets de dirigeants politiques dont l'incompétence en matière stratégique et militaire est certainement sans exemple dans l'histoire du dernier demi-siècle. On a déjà cité ici le cas d'une source européenne effectuant au début de cette année une longue tournée d'information à Washington, dans les cercles officiels du gouvernement et du Congrès ; et constatant que les militaires, dans les personnes de hauts fonctionnaires et surtout de généraux de l'état-major, avaient été les seuls « à peindre une situation extrêmement difficile, à la limite de la rupture, pour ce qui concerne les forces armées » ; une situation qui conduisait ses interlocuteurs militaires, les seuls parmi ses interlocuteurs washingtoniens, à approuver le développement d'une défense européenne (autonome ou pas, c'est un autre débat) parce qu'ainsi « le fardeau des engagements des forces américaines serait un peu allégé ».
Cette idée est répandue chez les gens informés, malgré le penchant quasi-obsessionnel des moyens officiels d'information àlui préférer les slogans triomphants d'une affirmation de puissance nourrie à l'ivresse médiatique et virtualiste des establishment politiques. On la trouve également dans le livre Lifting the Fog of War, où l'amiral William Owens estime que « [l]es forces armées américaines connaissent de sérieux problèmes aujourd'hui. [... Elles] seront confrontées à une crise potentielle dans la décennie qui s'ouvre, qui, si elle est ignorée, pourrait menacer d'un effondrement général les capacités nécessaires pour répondre aux exigences de sécurité nationales présentes et à venir ». On la trouve dans le véritable bilan de la guerre du Kosovo, qui a montré les insuffisances extraordinaires (par rapport à la présentation officielle) et l'essoufflement dramatique des capacités militaires américaines, dans la perspective de leur développement des 50 dernières années et du poids universel qu'elles pèsent. Toutes ces sources sont “ouvertes” et largement accessibles ; mais rien n'y fait, on dirait que l'esprit moderniste et globaliste est cloisonné, entre les affirmations virtualistes et la réalité des faits, et ceci contredisant exactement cela. (Mais ce n'est ici faire rien d'autre que constater l'installation de cet état d'esprit que nous avons déjà qualifié de “virtualiste” : la volonté délibérée d'installer et d'entretenir une représentation de la réalité à la place de la réalité.) Ce cloisonnement doit être brisé d'une façon ou d'une autre, parce que les réalités militaires et opérationnelles sont devenues pressantes au point d'approcher une situation qui pourrait être décrite comme une situation de rupture.
Il y a eu ces derniers mois, à Washington, un changement important dans l'état d'esprit des militaires et des cercles qui leur sont proches. Les augmentations de budget anarchiques consenties par l'administration Clinton en mal de publicité militariste, et par le Congrès en mal d'avantages électoraux (le nombre d'avions C-130 neufs, commandés sur injonction du Congrès et dont l'USAF n'a nul besoin, et qui sont stockés en réserve sans mission, est particulièrement édifiant), n'ont pas arrangé l'état des forces armées, si elles ont nourri la rhétorique militariste du monde politico-médiatique. D'autre part, elles n'ont pas amélioré les relations entre les militaires et le pouvoir. Cette situation peut paraître surprenante : le budget du DoD a connu globalement, sous l'ère Clinton, un redressement significatif par rapport aux conditions extérieures d'absence de menace sérieuse (de moins de $250 milliards à plus de $300 milliards). Mais il est apparu évident que ces mesures n'étaient pas vraiment différentes de mesures de simples relations publiques, et qu'elles n'impliquaient pas la moindre préoccupation des véritables problèmes des militaires ; les relations entre le pouvoir civil et les militaires n'ont fait par conséquent que se dégrader.
@CHAPTER FINAL = Aujourd'hui, les militaires, ou dans tous les cas ceux qui sont partisans de cette réforme, en viennent àl'essentiel, et cela sans qu'on sache s'ils le réalisent. Ce qu'ils proposent, c'est in fine un véritable changement de statut des forces armées. En proposant de passer d'une comptabilité conjoncturelle (volume du budget calculé en termes d'argent variables) à une comptabilité structurelle (volume du budget fixé à un pourcentage de la richesse nationale), ils amènent comme effet de donner à ce budget également un statut nouveau. Ce n'est plus une part du budget fédéral, ce serait un budget en soi, incompressible, qui ne serait plus soumis à la moindre relativité du choix annuel ; il y aurait désormais au niveau fédéral le budget du DoD, et, à côté, le budget du reste, les autres postes. C'est une façon de compléter une éventuelle réponse à la question de l'empire : si l'Amérique est un empire, alors voilà la place qu'il faut donner aux forces armées dans les structures de la richesse nationale. Certes, c'est la militarisation de l'Amérique passée dans les structures de la comptabilité nationale ; on pourrait trouver cette proposition effrayante par ce qu'elle implique de “militarisation” structurelle de l'Amérique mais on accordera aux militaires que ce n'est pas eux qui ont commencé à proclamer l'empire, et que nombre d'entre eux (à commencer par Powell in illo tempore) ont toujours été très réticents devant cette idée d'empire. On leur accordera également qu'au moins, avec eux, on va pouvoir enfin appeler un chat un chat et mesurer de quoi il s'agit et ce qu'il en coûte de se lancer dans l'aventure impériale, et, au bout du compte peut-être, si l'Amérique est désireuse de se lancer dans l'aventure impériale (ce dont nous doutons fermement).
@SOUSTITRE = Ce mouvement sérieux d'augmentation considérable du budget du Pentagone n'implique nullement une augmentation du volume des forces. Il implique simplement le fonctionnement adéquat des forces existantes.
De quoi s'agit-il ? En juillet, des chefs militaires et des experts civils ont commencé à “réfléchir tout haut” à la possibilité de fixer le budget du DoD à un pourcentage du PNB, et, bien entendu, un pourcentage supérieur à l'actuel. Aujourd'hui, le budget DoD n'est pas présenté en pourcentage du PNB, mais il se fait évidemment que ce budget correspond à un pourcentage (autour de $310 milliards, autour de 3% du PNB). Ce qui est proposé, selon les sources, c'est de passer à 3,5%, 4% voire 4,5% du PNB. Cela fait des sommes considérables. Si l'on prend le chiffre moyen de ces propositions, c'est-à-dire 4%, et si l'on projette ce chiffre sur les prévisions concernant la croissance de la richesse nationale, on arrive à rien moins que $435 milliard en 2002 et $538 milliards en 2007. Notons que ces chiffres, qui peuvent sembler extraordinaires au regard des nécessités extérieures (menaces extérieures, engagements, etc), ont une logique interne, — car c'est bien ainsi qu'il faut considérer le problème, dans sa cohérence interne. Les experts Daniel Gouré et Jeffrey Ranney écrivaient en 1999 que « le fait indéniable est que, en termes de maintien et d'entretien des forces telles qu'elles ont été déterminées dans la QDR [Revue quadriannuelle de défense] de 1997, il manque au budget du DoD $100 milliards. [...] Le budget de la défense de FY2002 devrait être de $380 milliards pour accomplir les objectifs QDR. » Nous ne sommes pas loin des 4% du PNB.
Le courant est sérieux et, de surcroît, il ne peut être considéré comme relevant d'une approche corporatiste parce qu'il ne compte pas que des militaires. Outre le général James Jones, commandant du Marine Corps, et l'amiral Jay Johnson, chef sortant de l'état major de la marine, qui ont demandé les 4% lors d'interventions publiques en juillet, les anciens secrétaires à la défense Schlesinger et Harold Brown, deux des plus respectés parmi les ex-ministres, ont également demandé « un investissement d'au moins 4% du Produit National Brut ».
Il ne faut rien voir de magique dans ce chiffre de 4% du PNB certes, non plus dans la volonté de fixer le budget DoD dans cette sorte d'appréciation. Mais il faut admettre cette signification essentielle, car elle se retrouve dans toutes les présentations : la volonté d'institutionnaliser le budget du DoD, de le faire devenir un phénomène en soi du gouvernement américain, et non plus une variable du budget fédéral, dépendant de l'humeur, des manigances, des variations d'analyse. L'attaque n'est pas folle, ni disproportionnée, elle est extrêmement sérieuse.
L'attaque est d'autant plus sérieuse qu'en réalité, elle ne repose pas vraiment sur une volonté, qui pourrait être jugée folle et ainsi aisément repoussée, d'expansion des forces armées. On a déjà des indications précises à cet égard, lorsque Gouré-Ranney parlent d'augmenter le budget DoD de $100 milliards annuels pour simplement exécuter le programme QDR de 1997 ; lorsque le GAO (Government Accounting Office), organisme qu'on ne peut soupçonner d'indulgence pour les militaires puisqu'il passe son temps à traquer les diverses turpitudes de la bureaucratie du DoD, explique qu'il faut au moins $50 milliards d'augmentation dès 2001 pour permettre d'assurer le seul fonctionnement adéquat des forces armées aujourd'hui.
En ce sens, il ne faut pas repousser l'hypothèse, extraordinaire pour des esprits européens habitués à compter plus chichement et selon les réalités du monde, que le passage éventuel d'un budget de $310 milliards à un budget de $538 milliards en 5 ans (2002-2007) ne signifierait que le retour à l'entretien normal du fonctionnement de la machine militaire américaine telle qu'elle existe. La seule augmentation de dépenses significative qui semble être envisagé pour l'instant serait au niveau du personnel, — d'abord en engageant des compléments d'effectifs nécessaires au simple fonctionnement des forces ; ensuite, au niveau des salaires, pour tenter d'endiguer l'hémorragie de personnel qualifié, contrarié par les conditions difficiles des services extérieurs et surtout tenté par les salaires civils nettement supérieurs ; mais là encore, par l'évidence de l'explication qu'on en donne, on comprend qu'il s'agit d'augmentation de rattrapage : mettre les salaires militaires au niveau des salaires civils, ce qui a toujours constitué un principe des forces armées américaines pour entretenir l'intégration de l'armée dans la nation (pour les Américains, effectivement, c'est cette comptabilité-là, celle de l'argent, qui assure l'intégration).
@CHAPTER FINAL = Ainsi doit-on apprécier ce courant d'augmentation radicale du budget DoD. Il ne résout rien de fondamental pour les questions plus directement liées au courant réformiste des forces armées : questions de la réorientation des structures, des nouveaux programmes et de la modernisation, de l'adaptation aux missions, etc. Si ces questions doivent être posées, elles le seront pour le prochain exercice QDR (QDR-II), en mai 2001.
@SOUSTITRE = Le problème des forces armées américaines est qu'elles ne sont pas structurées et développées en fonction du monde extérieur, mais en fonction d'impératifs intérieurs, washingtoniens et autres.
Il se crée aujourd'hui un fossé d'incompréhension entre d'une part les techniciens (les militaires et les experts plutôt scientifiques comme Schlesinger et Brown) et d'autre part les commentateurs de politique générale, — un fossé d'incompréhension sur les capacités militaires américaines, et par conséquent, au bout du compte, sur les chiffres. Lorsqu'elle entend parler de ces augmentations budgétaires réclamées, c'est-à-dire des capacités dégradées des forces américaines actuelles, Flora Lewis écrit : « C'est un non-sens évident. » On comprend son propos, mais on doit comprendre aussi que ce propos est celui d'une victime de plus de la présentation médiatique, de la représentation virtualiste si l'on veut, qui accompagne chaque opération militaire, à coup de discours ronflants, de films impressionnants, etc. Il ne s'agit pas d'un « non-sens », et les forces américaines souffrent effectivement de graves problèmes dus à des budgets insuffisants par rapport à leurs besoins, à leurs habitudes et à leurs traditions.
Le choix fait des capacités et des moyens pour les forces américaines, la doctrine adoptée de facto du “zéro-mort” qui suppose un environnement de protection des forces absolument inimaginable il y a vingt ans, le coût des systèmes que plus personne n'arrive à contrôler (réalisera-t-on enfin de façon réaliste ce que signifie le coût d'un bombardier stratégique B-2 à $2,4 milliards l'unité alors qu'un bombardier stratégique B-29 de 1943 coûtait entre $200.000 et $300.000 ?) — tout cela implique des dépenses exponentielles qui n'ont plus de rapport direct avec ce qu'on constate de l'existence de ces forces lorsqu'elles sont déployées. Le Kosovo a été un bon exemple de cette situation : un peu plus de 10.000 missions offensives, et autour de 12.000 missions de protection électronique (avions de guerre électronique, ou Electronic Warfare [EW]). Ce qui nous apparaît, parce que c'est le plus spectaculaire, c'est l'abondance adéquate des avions d'attaque (650-800 pour les missions d'attaque) ; il nous apparaît moins que l'essentiel des missions EW (presque aussi nombreuses que les missions d'attaque effectives) est confié à une petite force de 110 EA-6B Prowler de l'US Navy, des avions âgés de 20-30 ans. Bien entendu, cette force fut quasi-entièrement mobilisée au Kosovo et utilisée au-delà du raisonnable, ce qui priva les forces aériennes américaines en Corée du Sud (le point le plus sensible pour un déploiement de troupes US aujourd'hui) de couverture EW. On ne voit pas comment les USA, avec leurs impératifs de soutien logistique et de protection de force, eussent été capables de mener une deuxième guerre conventionnelle régionale de haute intensité en plus du Kosovo ; c'est-à-dire qu'un engagement contre un pays d'un peu plus de 10 millions d'habitants interdisait quasiment à notre hyper-puissance d'envisager un autre engagement du même type dans le monde. Il y a de quoi s'interroger sérieusement.
Certes, il s'agit de choix américains, en fonction d'une situation américaine et des moyens américains. Les forces armées US paraissent irrésistibles et omniprésentes parce qu'en fonction du monde réel elles sembleraient effectivement l'être, et peut-être le seraient-elles effectivement si elles n'avaient comme référence que le monde réel. Là est bien le problème : la référence « du monde réel », qui, justement, n'est pas la référence des forces américaines.
Une véritable crise du sens apparaît. Il devient évident que les forces armées américaines ne se comptabilisent ni ne s'évaluent aujourd'hui en fonction du monde où elles opèrent, des opérations qu'elles effectuent ni des objectifs qui leur sont assignés ; ces éléments sont pris en compte, mais pas de façon centrale et impérative ; l'essentiel est la présence d'une logique interne, bureaucratique, politicienne, washingtonienne, qui est par définition détachée du monde. Comme le reste de l'activité américaine, ces forces sont totalement inward-looking. Cela signifie que telle audition au Congrès devant la Commission sénatoriale des forces armées est, en un sens qui devient de plus en plus prépondérant, plus importante que le résultat d'une mission d'attaque (lequel peut d'ailleurs toujours être “représenté” de manière favorable lors de la présentation médiatique) ; et une audition au Congrès, avec l'apparat médiatique habituel, ce sont des préoccupations portant sur la protection des forces, la conduite sociale entre soldats et officiers des deux sexes, la satisfaction de tel ou tel sénateur par le biais de l'achat d'un matériel dont on n'a nul besoin et ainsi de suite.
@CHAPTER FINAL = Peut-on reprocher ce comportement aux militaires américains ? Après tout, les financiers de Wall Street parlent bien de l'économie américaine comme d'une économie beyond history. Ils disent la même chose que ce que l'on dit pour les forces américaines. C'est toute l'Amérique qui vit ainsi, non pas au-dessus de ses moyens, mais au-delà de toute comptabilité rationnelle, littéralement beyond history. Ainsi les forces armées américaines se sont-elles construites et structurées, à partir du socle formidable qu'étaient les nécessités opérationnelles du temps de la Guerre froide. Ainsi les forces armées sont-elles une énorme machine dont un fort pourcentage, certainement plus de la moitié de son potentiel en moyens budgétaires et en énergie, est complètement improductif quant à la mission originelle de ces forces, qui est de faire la guerre. Ainsi un budget à plus de $300 milliards, qui représente plus de la moitié des dépenses militaires du monde entier, ne suffit-il pas, et de beaucoup, à assurer la bonne marche des forces armées américaines telles qu'elles existent aujourd'hui.
@SOUSTITRE = Derrière supputations et argumentations, la grande question qu'on refuse d'aborder : l'Amérique veut-elle d'une politique impériale ?
Nombre d'experts de ces questions militaro-doctrinales et militaro-budgétaires s'entendent là-dessus : l'année 2001 sera décisive. Parce que c'est l'année de l'entrée en fonction d'une nouvelle administration, parce que c'est l'année où vont être établies de nouvelles orientations budgétaires, parce que c'est l'année de la deuxième QDR (QDR-II, en principe en mai 2001) qui propose une planification des forces armées — doctrine, structures, moyens, etc — pour les quatre années suivantes. La conjonction de ces différents événements fait l'importance de 2001, certainement l'année la plus importante pour la sécurité nationale aux États-Unis depuis la chute du Mur. Si l'on était dans des conditions normales, on ajouterait que l'année sera d'autant plus importante qu'elle sera nécessairement l'année de la grande décision stratégique (l'Amérique, empire ou pas ?) (Mais si l'on était « dans des conditions normales »pourrait-on rétorquer, il y a belle lurette que le cas aurait été posé et nécessairement tranché.)
Toute ironie mise à part, on est tout de même conduit à conclure qu'il paraît bien difficile que l'année 2001, avec le nouveau Président en place, ne voit pas se développer ce débat auquel tout le monde se prépare. Comme on l'a vu, les augmentations auxquelles appellent certains, qui sont de plus en plus nombreux, ne permettent nullement une augmentation significative du volume des forces. Elles permettent de maintenir/rétablir l'outil militaire dans son fonctionnement. C'est-à-dire qu'elles constituent le minimum minimorum de l'armée de l'empire en bon état de marche. Or, les augmentations proposées n'ont, jusqu'ici, guère été prises au sérieux par les commentateurs généraux et le reste. On a vu la réaction de Flora Lewis. On sait que les candidats proposent $5 milliards (Bush) et $10 milliards (Gore) annuels d'augmentation, ce qui paraît risible à côté des sommes qu'on évoque et situe la distance séparant le monde washingtonien et le public d'une part, et les réalités du DoD d'autre part. C'est dire si l'idée du 4% du PNB vient à être évoqué de manière directe et/ou officiel, combien le choc sera grand.
Plus encore : certains réformistes qui analysent ces demandes d'augmentation, tout en ne les repoussant pas ou en ne les ridiculisant pas, avertissent qu'elles portent en elles un choix implicite fondamental et déstabilisateur. C'est le cas du réformateur Frank Spinney, analyste au Pentagone spécialisé dans les questions liées à l'aviation de combat tactique, mais resté un esprit indépendant. Spinney avertit que « si la solution des 4% est appliquée durant cette décennie, elle pourrait être assimilée [en termes de budget] à une déclaration de guerre totale au système de la sécurité sociale et Medicare pour la décennie suivante ». C'est-à-dire qu'une telle décision serait, selon Spinney, un choix fondamental au niveau budgétaire, contre tout service public en matière de soins de santé et médicaux. « Une telle guerre ne serait justifiée, poursuit Spinney, que dans le cas où le sort de la nation serait en jeu. »
L'analyse de Spinney n'est pas unanimement acceptée, mais elle représente une vision qui est loin d'être marginale. Si l'on en juge d'après les quelques réactions des non-experts devant ces demandes d'augmentation radicale du budget DoD, on risque bien de voir l'analyse radicale de Spinney acceptée par beaucoup si la “question des 4%” est officiellement posée. C'est-à-dire qu'on risque bien de se trouver devant une définition radicale de l'enjeu ainsi proposé.
C'est à ce point, si effectivement l'ampleur considérable des augmentations envisagées finit par secouer l'apathie de la scène médiatique, qu'il existe une possibilité que soit soulevée la question de l'empire. Cela n'a pas été le cas jusqu'ici parce que rien n'a vraiment bougé. Les variations du budget ont été plutôt anecdotiques, dans un sens ou l'autre, et n'engageant aucunement des orientations stratégiques. Lorsque les parlementaires rajoutent $3 ou $4 milliards à un budget annuel du DoD pour satisfaire leurs intérêts locaux, on éditorialise sur leur corruption intellectuelle mais pas sur le budget de la défense. Ce qui a sauvé le Pentagone de tout débat déstabilisateur, c'est la volonté de l'establishment d'un conservatisme paralysant, tandis que la dialectique médiatique développait àbon compte (sans toucher vraiment aux comptes du pays) la dialectique de l'empire.
La forte augmentation envisagée, avec les options évoquées par Spinney, c'est une autre affaire. En quelque sorte, cela pourrait être « le roi est nu », et l'Amérique en général pourrait se réveiller un matin devant une proposition clairement articulée d'une politique d'empire, pour un comportement d'empire. Cette vision soudaine de la réalité pourrait en aveugler certains et en effrayer beaucoup d'autres. L'Amérique n'a pas la solidité historique qu'il faut pour affirmer consciemment, avec le sens des responsabilités historiques que cela implique, son hégémonie générale. L'hégémonie américaine existe mais d'une façon indirecte et irresponsable, paradoxalement appuyée et parfois suscitée par ceux qui la subissent (cela, c'est sans précédent dans l'Histoire bien plus que la puissance du soi-disant “empire américain”) ; elle existe travestie sous les divers oripeaux d'un discours conformiste accepté et répété par tous, y compris ceux qui subissent cette hégémonie. C'est plus une mise en scène qu'une réalité vécue. Les augmentations du Pentagone pourraient faire surgir la réalisation que cette mise en scène correspond à une réalité, doit être perçue et appréciée comme une réalité. Le choc pourrait être d'une certaine rudesse.
On observe ces derniers jours, depuis la fin septembre, une forte augmentation de l'intensité du débat sur la question des dépenses de défense aux USA. Les chefs des armées déposent au Congrès et demandent une augmentation budgétaire, sans être trop tranchant parce qu'ils dépendent d'une administration qui dit que tout va bien. Après les élections, le ton changera. Des analyses commencent à s'inquiéter du poids des militaires (voir « A Four-Star Foreign Policy ?, de Dana Priest, Washington Post le 29 septembre, suivi de deux autres articles sur le sujet). Cette inquiétude tardive est fondée et elle est irresponsable ; fondée parce qu'il s'agit effectivement d'une politique étrangère entièrement militarisée et qui échoit naturellement aux militaires, échappant ainsi au pouvoir civil ; irresponsable parce que ceux-là même qui s'inquiètent sont ceux qui ont transmis aux militaires la politique étrangère, par faiblesse, par refus des responsabilités, par nihilisme en un mot. Des analyses commencent à réfuter les ambitions des militaires (voir « A Cold War Budget Without a Cold War ? », de Time du 26 septembre, et le rapport de Lawrence Korb, excellent expert en stratégie) ; elles aussi se heurtent à la logique des situations : si l'on veut réduire le budget, comme il serait évidemment sensé et raisonnable de décider, alors il faut justifier la décision par un changement de stratégie et abandonner l'affirmation impériale dont sont farcis les discours électoralistes de l'establishment. Il y a là quelque chose qui ressemble à un piège, car aller au bout de la logique c'est poser la grande question de l'empire que l'Amérique emploie toute son énergie à écarter. On va parler beaucoup de cette affaire autour de l'élection ; les candidats, eux, tenteront de tourner le sujet. Après l'élection, les choses risquent de se corser. Et l'on pourrait enfin, par cette voie inattendue des lendemains d'élection et des considérations techniques, en arriver aux choses sérieuses.