de defensa, Volume 16, n°04 du 25 octobre 2000 - Notre meilleur ennemi

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Notre meilleur ennemi

Jouons à “Qu'est-ce qu'il se serait passé si ... ?” Le 20 juillet 1944, les généraux allemands réussissent leur coup, — mais de façon inattendue. Hitler n'est pas tué, il est simplement dépossédé de son pouvoir. L'armée l'a lâché, les gens sont descendus dans les rues pour manifester contre lui. Les alliés, sautant sur l'occasion, saluent « le grand tournant vers la démocratie de l'Allemagne » et proposent un cessezle-feu immédiat. On arrange tout ça. Les généraux constituent un gouvernement. Mais Hitler est toujours là, en Allemagne ; que va-t-il faire ? Assez bon prince et se découvrant démocrate, il reconnaît sportivement sa défaite et annonce qu'il prend « la tête de l'opposition ». Les alliés rechignent et trouvent la pilule amère mais les généraux insistent pour qu'on n'intervienne pas sur ce point. Nous en sommes là ... A s'en tenir à ce que l'on nous a raconté durant la guerre du Kosovo et aux événements depuis le 24 septembre et les élections en Serbie, c'est bien cela qui se passe : Milosevic-Hitler jeté à bas de son pouvoir (mieux encore : battu aux élections ! On aura tout vu), reconnaissant sa défaite comme le premier Chirac venu, annonçant qu'il devient leader de l'opposition comme, peut-être demain, avec les prochaines élections, le premier Blair venu.

Drôle d'aventure. Ce peuple serbe, qu'on vouait aux gémonies, jugé incurablement et même génétiquement nationaliste (on ne craint pas le racisme lorsqu'il s'agit de désigner un nationaliste), ce peuple serbe qu'il fallait songer à“déserbiser” vite fait, ce peuple serbe dont certains jugeaient qu'il n'était pas mauvais qu'il prissent au travers du visage quelques missiles intelligents pour lui apprendre le goût de la vertu, — le voilà soudain louangé, acclamé, jugé courageux, plein de maturité, avec un quasi-sens de la vertu démocratique. (Certains, dans nos chancelleries occidentales, ont même été jusqu'à louer le grand sens des responsabilités des soldats et policiers serbes, ceux qui constituaient encore, il y a un mois à peine, la terrible « machine répressive » de Slobodan Milosevic, éclaboussée de tant de sang kosovar.) Que se passe-t-il ? On pourrait appeler cela : “retour au réel”.

Il faut dire que l'issue (provisoire, et pour la suite on verra plus tard) de la crise ouverte le 24 septembre fera date dans l'histoire. C'est sans doute la première fois qu'un de ces dictateurs-“diabolisés” dont l'Occident a le secret est renversé démocratiquement et annonce, démocratiquement, qu'il devient chef de l'opposition alors que la justice internationale le “recherche” pour lui signifier son inculpation pour crimes de guerre et autres crimes contre l'humanité. D'habitude, les susdits dictateurs sont liquidés (Ceaucescu) et le diable est ainsi vaincu, remis dans sa boîte vite fait, conformément aux prévisions.

[Précisons : il s'agit bien des dictateurs-“diabolisés” (Kadhafi, Saddam, etc), en général identifiés à Hitler. On ne met pas dans cette catégorie le général Pinochet, par exemple, pour lequel la CIA eut bien des tendresses et qui, par conséquent et par définition, ne peut pas être tout à fait un diable et qu'il est de bon ton, ici et là, dans les milieux libéraux pur et dur type-Thatcher, de juger plein de vertus. Maladroit, Pinochet s'est laissé prendre à son statut de non-“diabolisé” et il a pêché par assurance excessive. Il et allé au Royaume-Uni se faire prendre et il s'en est suivi toute l'aventure qu'on connaît. Cela a, dans tous les cas, permis à l'Occident d'exhiber un trop-plein de vertu et de proclamer qu'une nouvelle ère du droit international s'ouvrait (les Américains, CIA comprise, restant àcette occasion plus discrets qu'à l'ordinaire).]

Comment Milosevic fut le meilleur allié de Bill Clinton dans la crise européenne

La chute de Milosevic est un événement considérable ; non pas parce que disparaît un dictateur terrible et que s'éloigne un danger considérable pour la civilisation. Écartons l'habillagemontage habituel et soyons sérieux. L'affaire le mérite.

Depuis 1991, Milosevic a joué un rôle formidable : tantôt homme fort, tantôt habile politique, tantôt allié paradoxal, tantôt boucher-apparatchik aux mains ensanglantées, tantôt (enfin, dernier rôle) dictateur“diabolisé” qui tient la civilisation occidentale à la gorge. Mais il s'agit bien de “rôles” et rien d'autre, comme au théâtre. Finalement, peu nous importe ce que fut Milosevic car nous pensons qu'il n'eut pas l'importance qu'on lui attribue, que s'il fut un bandit ce fut un demi-bandit, s'il fut un tueur ce fut un quart de tueur, et s'il fut un Hitler ce fut un centième ou un millième d'Hitler. Quant àêtre un conquérant ! Depuis qu'il est partie à la conquête de la “Grande Serbie”, le pays n'a cessé de rétrécir comme une peau de chagrin ; quoique pensent les moralistes de la méthode, on conviendra que son efficacité est douteuse. Par contre, il fut remarquablement utilisé par les autres, ce dont il sut se servir lui-même pour exister et s'imposer, et faire croire à son importance. Milosevic fut à la fois un paravent, un argument, un thème de discours, un thème de mobilisation et un thème d'appel aux armes. Il servit aussi bien aux Américains (doublement, comme allié/ami-réaliste et comme ennemi/mauvais), aux Européens, au “parti intellectuel” occidental, aux divers habitants et ethnies non-serbes de la Fédération yougoslave, aux Serbes eux-mêmes, à l'OTAN enfin. Mais tout cela, c'est encore du détail.

Surtout, Milosevic servit à rendre clair et évident un conflit qui ne l'était pas et qui, en réalité, ne l'est toujours pas — on va s'en apercevoir après son départ. Il servit à“geler” un conflit qui, s'il avait été laissé à lui-même et à ses responsables naturels (Européens compris, pour y intervenir), aurait pu déboucher sur des situations inédites, — moins par le danger de la guerre répandue et embrasant des zones avoisinantes que par la déstabilisation des situations acquises en Europe. Milosevic a grandement contribué au “gel” de la situation européenne de l'après-Guerre froide (selon quelques théorèmes : l'OTAN omniprésente et plus nécessaire que jamais, les Européens ne pouvant rien faire sans les Américains, etc). Il n'a pas permis le moindre gain stratégique à quiconque, contrairement aux apparences cartographiques. Il a permis de faire perdurer une situation qui n'avait plus de raison d'être après la fin de la Guerre froide et de l'URSS. Milosevic fut en ce sens l'homme de Clinton, — à la fois l'homme non-Américain qui illustre et sert le mieux la stratégie (plutôt la non-stratégie) de l'époque Clinton et de Clinton lui-même, et d'autre part le plus précieux auxiliaire de la non-stratégie Clinton : c'est Milosevic qui, à Dayton, où il fut l'un des meilleurs amis de Holbroocke, permit que se réalise cette pax americana, pâle démarcage des plans européens qui n'avait d'autre but que de permettre aux Américains d'entrer en dominateurs sur le théâtre pour le paralyser à leur avantage. Côte à côte, l'apparatchik devenu dictateur et la non-stratégie bureaucratisée de l'administration Clinton ont bien travaillé àparalyser la situation. Là-dessus, les massacres et les épurations ethniques, ces actes épouvantables qui accompagnent en général cette sorte de conflit et les ambitions qui s'y manifestent, ne pouvaient que compléter utilement le tableau. Nous parlons cyniquement parce qu'il s'agit d'une situation qui fut également considérée, manipulée et renforcée constamment par des acteurs essentiellement cyniques. Et l'émotion qu'on y distingua souvent, qui fut constamment exprimée d'une façon très officielle et dont on ne peut douter qu'elle fut parfois réelle, fut l'objet d'une telle promotion virtualiste et médiatique qu'on ne peut qu'accepter l'idée qu'elle fut également, pour partie peut-être mais sans aucun doute, partie prenante dans les montages réalisés, de façon également cynique, autour et à l'occasion de ce conflit.

Le drame et la guerre du Kosovo : savoir jusqu'où on peut aller trop loin

En un sens, la guerre du Kosovo fut le pas de clerc. Là, on mit la barre un peu trop haut. Faire de Slobo et de son pays de 10 millions d'habitants exsangue sous le coup de plusieurs années d'embargo le nouvel Antéchrist à la Hitler nécessitait un théâtre bien plus considérable que tout ce qui nous avait été servi jusqu'alors. Bien qu'impressionnante sur l'instant, l'OTAN n'y fut pas si habile que cela. Lorsqu'on parle d'“holocauste”, il faut une tragédie qui justifie ce label. Ce ne fut pas le cas. Lorsqu'on parle d'une guerre pour sauvegarder la civilisation, il faut des opérations qui justifient ce label. Il n'y eut rien de cela. D'une certaine façon, il y eut une mise en scène grandiose et ambitieuse mais des moyens fort étriqués pour une action tournée court. Le résultat fut rapidement un grand malaise chez les vainqueurs et un immense sarcasme parmi les critiques de ces vainqueurs. A part les communiqués du Tribunal pénal international, plus personne ne croit à la version OTAN-1999 de la guerre du Kosovo, et c'est bien un signe de ce que nous voulons montrer. En un an tout au plus, tout le montage virtualiste fait avec d'énormes moyens de communication s'est complètement écroulé sous le coup d'abord de quelques amateurs un peu malins (l'un ou l'autre site alternatif sur Internet). Cela mesure l'amateurisme des concepteursréalisateurs de ce théâtre, qui ont évidemment pêché par arrogance.

La guerre du Kosovo fut tout de même un événement réel. L'important est de distinguer lequel. De façon aussi involontaire qu'inéluctable, la guerre du Kosovo poursuivit la grande entreprise qu'on a distinguée derrière cette crise des Balkans, qui est, non pas un complot offensif (des Américains) mais une pression considérable pour “geler” une situation, — et d'ailleurs pression naturelle, qui va de soi en un sens, qui s'impose par la force du fonctionnement des acteurs. La guerre du Kosovo fut donc également la guerre de l'humiliation inutile et mal à propos, mais bruyante et sans nuance, — la guerre de l'humiliation des Européens par les Américains. On en connaît les modalités, et aussi leur fausseté complète (nous laissons de côté également, pas de temps à perdre, les montages médiatiques type-technological gap entre USA et Europe). Non parlons d'une tendance naturelle, c'est-à-dire quasiment inconsciente, et nullement de complot. S'il y avait eu complot avec la moindre étincelle d'intelligence, c'est le contraire que les Américains eussent fait : tracer le cadre de la stratégie de la guerre et donner aux Européens tous les commandements dans cette guerre, avec leurs propres matériels, pour bien montrer sans y insister eux-mêmes l'incapacité des Européens et susciter la discorde entre eux. Non, les Américains ont été au contraire, c'est-à-dire au plus gros et au plus voyant : imposer une stratégie totalement américaine que seuls les Américains pouvaient accomplir, l'accomplir effectivement avec tous leurs moyens dont eux seuls disposent parce qu'ils ont leur rôle spécifique, sans donner aux Européens l'occasion de s'y essayer, et enfin proclamer que les Européens ne valent pas tripette.

Du coup, ils ont obtenu ce résultat paradoxal pour les buts poursuivis de forcer les Européens à l'unité, et d'imprimer une impulsion décisive à une initiative d'ores et déjà lancée avec le sommet franco-britannique de St-Malo de constituer une défense européenne avec certaines capacités autonomes. Les Américains attendaient l'effet inverse, comme ils l'ont montré par la présentation virtualiste qu'ils ont fait du conflit (le technological gap) et diverses initiatives développées àcette occasion (la Defense Capabilities Initiative au sein de l'OTAN) ; ils attendaient que les Européens, convaincus de leurs propres limites, se regroupassent autour d'eux-mêmes, les Américains, et reconnussent de façon définitive l'absolue prépondérance américaine en Europe. (On se demandera une fois de plus pourquoi les Américains, disposant d'une maîtrise absolue en Europe, jugent toujours nécessaire d'en rajouter, pour finalement ébranler l'édifice. On rappellera que notre thèse est qu'il y a autant de problèmes et d'inquiétudes dans la psychologie américaine à cet égard, qu'il y en a dans la psychologie européenne vis-à-vis des Américains.)

Il nous paraît raisonnable d'avancer que, sans la mise en scène excessive qui accompagna le conflit du Kosovo, sans ce caractère de conflit à la fois moral et politique présenté comme un événement de première dimension, avec une intensité dramatique excessive, les actions et les réactions entre alliés n'eussent pas été ce qu'elles furent. Si l'on ne peut dire que le conflit du Kosovo a fait l'Europe de la défense (on sait bien qu'elle progresse remarquablement, il n'est pas acquis pour autant qu'elle soit sur la voie d'être réalisée avec tout ce que cela suppose d'autonomie, etc), il est par contre absolument évident qu'il a rendu possible, à cause de ce qu'il fut, certains développements impensables même dans la situation d'avant le Kosovo ; ce qui a suivi jusqu'à aujourd'hui, on le doit, pour l'intensité, pour la qualité du travail accompli, aux circonstances de cette guerre telles qu'on les a signalées.

C'est là sans doute, dans ce cadre, que l'utilisation du personnage Milosevic et de tout ce qu'il représentait dans la mise en scène réalisée est allé trop loin, <197< c'est là qu'il y eut “pas de clerc”. L'intensité imposée par la mise en scène réalisée autour de Milosevic peut être tenue de façon très acceptable comme la cause de l'intensité de l'humiliation ressentie par les Européens dans cette guerre. Les Américains, eux, n'y ont vu que du feu. Il y a longtemps qu'ils se sont convaincus que la puissance dispense de la subtilité.

Milosevic fut le deus ex machina de nos phantasmes moralisateurs, — notre “meilleur ennemi”

Répétons-le car cela devrait à notre sens apparaître de plus en plus évident : tout cela, depuis l'origine de la guerre civile yougoslave (1991-92), ne fut possible qu'à cause de l'intensité qui accompagna la présentation de ce conflit et de son poids dans l'évolution du jugement politique en Occident (reportages, images, constante intervention de la représentation virtualiste occidentale, etc). En un sens, ce fut le seul événement de politique extérieure de l'après-Guerre froide à peser directement sur le débat idéologique intérieur des pays occidentaux. L'émotion et le sentimentalisme, et les sentiments exacerbés, y furent constamment présents, comme ils le sont toujours dans les débats politiques et idéologiques qui se prétendent seulement caractérisés par une vision rationaliste.

On avancera encore que le conflit yougoslave représenta, pour la pensée occidentale au travers de ses observateurs, précisément des intellectuels qui l'observaient, un des sommets de ce qu'on jugerait comme la crise du rationalisme occidental. Dans son récent ouvrage Dawn to Decadence (1), — remarquable somme sur l'évolution culturelle et scientifique de la civilisation occidentale depuis la Renaissance — le professeur Jacques Barzun, philosophe américain de l'art et de la culture, écrit ceci, lorsqu'il nous explique l'ascension du rationalisme en Occident : « Comme la géométrie, la raison scientifique s'appuie au départ sur des idées distinctes qui sont abstraites et dont on assume qu'elles sont la vérité. La foi dans cette sorte de raison, qui est une croyance, et souvent passionnée, est nommée Rationalisme. » (Et Barzun, pour réconcilier, c'est-à-dire éclairer l'étrange mariage de la raison et de la passion, nous rappelle que « les astucieux Chinois avaient une explication intéressante pour ce lien entre le coeur et la raison. Ils percevaient que la pression pour l'usage de la raison est elle-même un élan venu du coeur, ce qui explique pourquoi les rationalistes sont souvent des fanatiques. »)

Tout ceci, tout ce caractère passionné et excessif derrière une apparence qui se veut d'implacable rigueur morale et qui est bien la caractéristique de cette attitude rationaliste à laquelle on se réfère, fut sans aucun doute rassemblé sur le nom de Slobodan Milosevic et du personnage qu'il fut et qu'on en fit. Milosevic fut par conséquent l'instrument efficace de ceux qui entendaient écarter la réflexion raisonnable sur les conditions politiques accompagnant et entourant le conflit, ce grand affrontement pour la prépondérance stratégique en Europe où les Américains devinrent maître d'oeuvre à partire de 1995. L'émotion haineuse qu'il polarisait sur son nom interdisait l'appréciation et la déduction de la logique. Des adversaires acharnés de la prépondérance américaine en Europe se retrouvèrent partisans, et partisans déclarés jusqu'à l'hystérie (il faut ça pour se dissimuler tout ce que cette sorte d'entraînement constitue d'abdication du jugement raisonnable), essentiellement à cause de la charge émotionnelle de ce conflit. Littéralement, il y eut des crises de nerfs. Milosevic fut le symbole, le rassembleur, le pôle ou la pile qui recevait toute cette charge électrique et qui en dispensait la tension. Il fut utilisé comme tel ; même, mieux, ou pire encore, il s'offrit à tenir ce rôle, comprenant, consciemment ou de façon diffuse, que c'était là s'assurer une place très importante dans la crise et dans la pièce, ou, disons, dans la pièce que fut cette crise. Il était le deus ex machina, mais moins pour l'esprit que pour les nerfs, car on jugera plus tard que la crise yougoslave fut pour l'Occident une affaire de nerfs bien plus qu'une affaire d'esprit ou/et qu'une affaire de coeur.

Cela signifie qu'une fois Milosevic écarté du pouvoir, la tension tombe d'un cran. En d'autres termes, nous passons du scénario noir-blanc au scénario de toutes les nuances du gris. C'est simple, le personnage irrémédiablement noir (Milosevic) est écarté ; par conséquent, le blanc qui n'existait que comme son contraire par contraste automatique disparaît aussi. On entre dans la période grise. C'est-à-dire que l'on peut s'apprêter àcommencer à juger de la situation en ex-Yougoslavie et de son évolution d'un point de vue politique et en observant la réalité, et non plus du seul point de vue moraliste et en prenant garde d'abord aux principes.

Kostunica manipulée ou indépendant ? Peu importe, il devra restaurer la souveraineté serbe

Il est vrai que la nouvelle situation est à la fois ouverte, incertaine, indécise ; une avancée vers la démocratie qui réjouit tout le monde mais n'est pas l'essentiel, et (surtout) une situation serbe beaucoup plus ouverte, où la liberté de manoeuvre est désormais possible. Tous les problèmes pendants d'une situation caractérisée par la tension vont devoir être examinés àune lumière nouvelle : la situation au Kosovo, où il risque fort d'être plus question d'indépendance qu'il n'en a été jusqu'ici question ; l'attitude des Albanais, qui perdent les avantages d'une position indiscutablement du domaine “blanc” de la situation en noir et blanc ; l'attitude des alliés de l'OTAN eux-mêmes, des Européens et des Américains, etc, qui peuvent désormais s'attarder aux nuances de la diplomatie après avoir été alignés sur les impératifs de la morale. Le grand élément déstabilisateur est bien sûr que la politique de la Serbie n'est plus enfermée dans une hostilité verrouillée par une condamnation générale et contrainte. Soudain, la paralysie générale de la région, qui ne laisse de choix qu'entre la capitulation ou la guerre, va se dissiper. Il s'agit de la concrétisation du départ de Milosevic et du caractère extrême que sa présence imposait, même de façon très artificielle, à toute la politique dans la région. Bien sûr, un peu de temps est nécessaire pour distinguer les grandes lignes de l'évolution, les éventuels reclassements, les évolutions.

Un autre débat, plus immédiat puisqu'il est en cours depuis l'élection du 24 septembre, est celui de l'orientation de Kostunica. Il s'est surtout développé dans les pays anglo-saxons, et dans les milieux qui avaient regroupé les tendances “anti&#64979;guerre” pendant la guerre du Kosovo. Ces milieux, droite (extrême-droite) et gauche (extrême-gauche) confondues, se sont divisés en deux appréciations radicalement opposés : ceux qui font de Kostunica un homme aux mains des Américains, une “marionnette” du FMI, de l'OTAN, etc. A ceux-là, les discours les plus nationalistes de Kostunica, son refus de livrer Milosevic au TPI, ne sont que des actes habiles de couverture ; et, plus encore, Milosevic reste dans leur esprit le seul garant d'une résistance sérieuse contre les mondialistes de l'OTAN et les « impérialistes américains ». Les autres réfutent complètement cette thèse, font crédit à Kostunica de sa position nationaliste et de sa méfiance vis-à-vis des Américains, et surtout ils tendent à considérer Milosevic dans la perspective historique et à en faire un “allié objectif” des Américains à plus d'une reprise.

Cette question de l'orientation de Kostunica n'est pas indifférente mais elle n'est peut-être pas essentielle. En revenant à une situation plus relative, par conséquent une situation historique et non plus idéologique, on retrouve les nécessités des conditions générales. Kostunica est l'homme d'une remise en ordre de la situation intérieure en Serbie, mais certainement pas de l'abandon des intérêts nationaux serbes. Si même il en avait l'intention, il lui serait difficile, pour ne pas dire impossible d'en abandonner la défense, c'est-à-dire, concrètement, de se rallier complètement aux thèses extrêmes des Américains et des mondialistes. Cette évolution passerait nécessairement par une capitulation de la souveraineté serbe au Kosovo, d'une façon ou l'autre, et c'est une voie sans issue pour Kostunica, non seulement par rapport à ce qui reste du pouvoir de Milosevic, mais surtout par rapport au peuple serbe.

Le nouveau président serbe a commencé à manoeuvrer, il avait d'ailleurs commencé avant même d'être élu. Le thème essentiel de sa manoeuvre est de tenter de séparer les alliés de la coalition tout en établissant de bons rapports avec les Russes. En gros, séparer l'Union Européenne des USA, et traiter cette proximité nouvelle des Européens dans le même champ de logique politique des rapports de la Serbie et de la Russie, c'est-à-dire tenter de mettre Européens et Russie dans la même logique. Il a montré cela, notamment en indiquant qu'il avait une particulière estime pour certains pays, et notamment la Grèce (c'est normal) et la France (c'est historique mais c'est aussi très actuel : la France est, avec l'Allemagne, le leader naturel d'une politique serbe de l'UE différente de celle qu'ont imposée les événements et Milosevic depuis des années).

On insiste beaucoup sur les difficultés intérieures de Kostunica. C'est l'évidence. Mais ce qui est encore plus impératif et devrait nous intéresser si nous avions le sens des nécessités politiques plutôt que celui des “valeurs”, c'est sa tâche extérieure immédiate. Kostunica n'a guère de choix, quelles que soient les manigances qu'on lui prête. Cette politique ne peut être qu'une politique de restauration de la souveraineté nationale serbe.

Milosevic passe la main au moment où Clinton s'en va : une même logique

Observons enfin la situation et le débat qu'elle suscite d'une façon plus générale, par rapport aux grandes tendances politiques du monde occidental (euro-américain) et transatlantique, et aussi par rapport aux us et coutumes, notamment médiatiques, de l'époque. Il n'est alors pas du tout indifférent que Milosevic disparaisse de la scène aujourd'hui, car son départ correspond àl'effacement de l'administration Clinton, qui a le plus et le mieux manipulé le “concept-Milosevic”, dans tous les sens possibles de la manipulation.

Plus encore, — il n'est pas indifférent qu'il disparaisse de la scène politique européenne au moment où les Américains commencent à se poser de sérieuses questions sur la PESC (voir le discours de Cohen à la réunions des ministres de la défense de l'OTAN à Birmingham et notre rubrique de defensa) ; c'est-à-dire au moment où s'engagent les grandes manoeuvres euro&#64979;américaines autour de l'avenir de la sécurité européenne, du sort de l'OTAN, de la place de l'Union Européenne dans les questions essentielles de sécurité et de défense ; c'est-à-dire encore, et de façon plus importante que tout, au moment où s'amorcent les conditions précises qui pourraient conduire à un grand débat intra-américain sur la question de l'empire (question du rôle que tiennent les USA dans le monde, quelle doit être leur politique et ainsi de suite). C'est-à-dire que le départ de Milosevic inaugure, à sa façon, pour le domaine qui le concerne mais aussi plus vastement pour la situation euro-américaine, le futur mandat présidentiel américain qui ouvrira lui-même, — on doit en douter de moins en moins —, une époque probablement très différente où l'Amérique va se définir dans l'après-Guerre froide après l'intermède de paralysie médiatico-moralisante du clintonisme.

Dans cette façon de voir, on constate qu'on arrive à mettre ensemble Clinton et Milosevic, deux compères du montage virtualiste, l'un dans le domaine de la communication et des relations publiques moralisatrices, l'autre dans le domaine de la guerre-boucherie, ethnique, massacreuse, qui est le conflit caractérisant aujourd'hui les conditions des relations internationales. Cela ne devrait rien avoir de choquant, dans tous les cas pour les esprits indépendants et une fois dissipées les attitudes conformistes qui règlent l'apparence de notre vie sociale et des relations internationales. Au contraire, cela doit conforter l'analyse que nous devons faire de l'état de notre monde et de cette situation d'apparence et de faux-semblant à laquelle nous sommes arrivés, et que nous baptisons “virtualisme” : ni les “valeurs” de référence, ni l'origine, ni les conceptions, ni le passé, ni les habitudes politiques ne jouent plus aucun rôle. S'y côtoient désormais des gens d'origines et de mondes différents, de cultures sans rapports entre elles, désormais plongés dans une complicité commune pour contribuer à la représentation d'une image du monde à la place du monde. Milosevic et Clinton sont des pionniers.

(1) Dawn to Decadence, 500 Years of Western Cultural Life, Jacques Barzun, Harper Collins, New York, 2000.