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809Avec The Golden Age (1), l'écrivain américain Gore Vidal clôt une suite de romans historiques offrant une histoire de l'Amérique qui laisse à des années-lumière, pour la justesse et le goût de la nuance, pour la finesse de l'analyse, enfin pour la liberté du jugement, l'essentiel de ce qui a été fait en matière d'histoire de l'Amérique par le monde universitaire et scientifique. En effet, Gore Vidal ne s'embarrasse pas du conformisme de jugement qui caractérise l'establishment. En un mot, cet oeuvre et cet écrivain confirment de la façon la plus convaincante la thèse que nous rappelons dans ces pages : seuls les écrivains américains, et les intellectuels et artistes qui s'en rapprochent, peuvent prétendre former une opposition politique acceptable en Amérique ; et, vue sa radicalité, on doit alors parler de dissidence. Gore Vidal l'écrivain est donc également historien et dissident. Sa notoriété et son succès sont considérables ; c'est-à-dire que l'écrivain qui se fait historien-dissident profite des largesses du système pour exposer ses thèses si complètement accusatrices du systèmes. (Il s'agit finalement d'un travers habituel du système, qui devrait être bien connu aujourd'hui. Le système n'hésite pas à favoriser ceux qui l'attaquent à partir du moment où ceux-là font des dollars. Il est bien entendu que le système n'a jamais échappé à l'attrait du dollar et que le dollar est la seule référence qui importe.)
Par ailleurs, Gore Vidal est un personnage inclassable. Lui-même le laisse entendre plus qu'à son tour : il a écarté depuis longtemps les étiquettes classiques (droite-gauche) qui n'ont d'utilité que pour renforcer l'apparente légitimité démocratique du système en faisant croire qu'il existe une opposition lorsqu'une faction du système est en place. La position politique de Gore Vidal, elle, est résumée par une citation de ses mémoires (« Palimpsest »), déjà publiée, et qui concerne les luttes de tendance entre staliniens et trotskystes, dans les années 1930 aux USA : « Je jugeais ces durs affrontements entre trostskystes et stalinistes complètement anachroniques dans ce pays où la véritable division est entre Hamilton et Jefferson, et j'étais du côté de Jefferson ».
Gore Vidal est donc un écrivain à succès dont la critique bien-pensante se défie ; c'est aussi un auteur de théâtre, et scénariste et occasionnellement un acteur ; un homosexuel affiché, dans une époque (dès ses débuts, à la fin des années 1940) où une telle affirmation constituait un risque social considérable, et plus encore pour un personnage qui entendait mener une vie publique active ; parfois homme politique, proche des Kennedy au début des années 1960 et candidat malheureux au Congrès en 1964 puis, à nouveau, en 1980. Gore Vidal raconte les soirées échevelées qu'il passait avec le couple Paul Newman-Joanne Woodward, à imaginer comme il ferait récrire la Constitution des États-Unis pour faire de la République une véritable démocratie, lorsqu'il serait devenu président.
La série historique de Gore Vidal commence avec Burr, puis enchaîne avec Lincoln, 1876, Empire, Hollywood. Le dernier ouvrage, The Golden Age, décrit la période contemporaine à partir de Franklin Delano Roosevelt. L'un des personnages du livre, Gore Vidal lui-même (il a bien sûr un rôle public et un rôle politique), est particulièrement représentatif des plus vieilles racines patriciennes de la grande République. Son ancêtre, le vice-président de Jefferson, Aaron Burr (il donne son titre au premier livre de la série), tua en duel, en 1804, Alexander Hamilton, l'inspirateur du système actuel, de la transformation perverse (selon Gore Vidal) de la grande République américaine en un empire arrogant, corrompu et corrupteur. La famille Gore est célèbre, avec notamment un sénateur qui fut un des piliers de l'isolationnisme américain et qui effectua ses derniers mandats alors qu'il était devenu aveugle. On trouve des Gore partout en Amérique, et on ne s'étonne pas d'apprendre qu'Al Gore est un cousin de Gore Vidal. La proximité s'arrête là et le cousinage, on s'en doute, n'engage en rien l'écrivain-historien dans la voie du parti démocrate.
Voilà donc un regard inhabituel sur l'histoire des USA, regard d'un homme classé tantôt libéral (progressiste), et donc fortement àgauche selon nos critères de rangement, et qui s'affirme également isolationniste, et donc fortement à droite selon ces mêmes critères de rangement complètement dépassés. Plus encore, et surtout devrait-on dire car c'est le plus important, Gore Vidal porte sur l'histoire de l'Amérique un regard dégagé des contraintes du scientisme et du rationalisme revus par la formidable machine de la communication. Ce regard utilise de cette façon une approche critique la plus fondamentale possible des méthodes issues de ces mêmes scientisme et rationalisme, renforcés par la communication. Il a décrit ce phénomène du système en action grâce à la communication dans Screening History, où il montre l'offensive de communication du cinéma et des lobbies d'influence britannique dans les années 1930, pour préparer la transformation de l'Amérique isolationniste en une Amérique interventionniste.
Selon ces premiers détails qu'on donne ici, on comprend que l'apport du travail d'historien de Gore Vidal est considérable au niveau méthodologique. Il alimente du dehors, hors des normes des milieux scientifico-historiques, une approche critique particulièrement efficace des méthodes de ces milieux. Il procède àla fois par expérience, par érudition et par intuition artistique, retrouvant cet « esprit de finesse » que Pascal présentait comme si nécessaire pour contenir le danger d'embrasser trop aveuglément et exclusivement l'usage de l'« esprit scientifique » dont les élèves de Descartes concluaient qu'il constitue l'alpha et l'omega du savoir et de la pensée humaine. Pour l'essentiel, son travail montre aisément àquel degré de déformation et de transformation idéologiques conduit l'“histoire officielle” (non pas seulement l'histoire suggérée par le pouvoir en place mais l'histoire offerte par les courants de pensée rationaliste et scientiste en place dans l'establishment universitaire — mais l'un revient àl'autre finalement, en plein accord, en pleine complicité).
D'autre part, cet éclairage porté sur Gore Vidal et son oeuvre au moment où se déroule l'élection présidentielle met en lumière certains reclassements en cours aux USA. Cette campagne a montré qu'un candidat absolument rejeté par l'establishment, totalement exclu du système de communication, sans accès au système médiatique général, pouvait parvenir à faire entendre sa voix jusqu'à inquiéter très sérieusement le camp démocrate d'Al Gore. Il s'agit bien sûr de Ralph Nader. Le rapport avec Gore Vidal est que Nader, démarrant comme candidat des Verts, soit à la gauche d'Al Gore, se soit trouvé à la fin de la campagne soutenu par certaines forces de l'extrême-droite isolationniste et anti-guerre (mouvement perceptible notamment chez des commentateurs comme Justin Raimundo et George Szamuely, sur Antiwar.com). Du coup, Nader est passé du statut de candidat marginal à celui de représentant de facto de la dissidence américaine. On trouve ainsi concrétisé ce rassemblement en apparence paradoxale dont toute la carrière et les écrits de Gore Vidal témoignent.
Effectivement, on pourrait admettre que la vision historique de Gore Vidal se concrétise dans la campagne de Ralph Nader, dans la persistance de la conjonction droite-gauche anti-interventionniste et anti-guerre qui s'est formée naturellement au moment de la guerre du Kosovo, aussi bien d'ailleurs que dans la soudaine intervention de la politique étrangère dans cette campagne avec les interventions de Bush Jr et de sa conseillère Condoleeza Rice sur cette même question du Kosovo ; c'est-à-dire, au bout du compte, dans ce que nous désignerions comme la “question de l'empire”, qui sous-tend la démarche historico-littéraire de Gore Vidal, qui va aux racines même de l'Amérique, dans l'affrontement entre les démocrates localistes jeffersoniens et les mercantilo-impérialistes hamiltoniens. Voilà, bien mieux exprimée, bien plus justement et plus fondamentalement, la question que nous pose aujourd'hui l'hégémonie américaine, — bien mieux exprimée que les tonnes d'analyses déversées sur le soi-disant libéral Gore et le soi-disant conservateur Bush Jr, deux faces àpeine différentes d'une même tendance hamiltonienne de l'establishment washingtonien.
[Néanmoins, durant la campagne, certaines déclarations, et notamment celles de Condoleeza Rice, et l'interprétation qui en a été faite, ont montré combien même les républicains de la campagne officielle restaient susceptibles d'être rattrapés par les tendances anti-interventionnistes et au désengagement qu'on retrouve dans leur extrême-droite isolationniste et anti-guerre. Cela conforte encore plus l'explication de l'attitude de cette extrême-droite, soutenant Ralph Nader qui prenait des voix à Al Gore, c'est-à-dire un Nader favorisant “objectivement” Bush contre Gore. Ainsi voit-on bien combien les étiquettes et les engagements sont, aux USA, sujets à l'ambiguïté et aux contradictions, combien par conséquent la situation reste fluide et incertaine derrière les apparences d'un verrouillage du système. Dans ce contexte, les atypiques type-Gore Vidal et Nader ont leur place.]
L'intérêt de la situation est évidemment dans cette rencontre inattendue entre l'histoire, si justement présentée par Gore Vidal avec sa méthode d'écrivain, et l'actualité, c'est-à-dire cette campagne électorale promise à l'ennui et à la médiocrité, qui a tenu en partie ses promesses, mais qui a montré également les tensions cachées à l'intérieur même de l'establishment. Le travail de Gore Vidal nous donne quelques clés pour aujourd'hui. Il nous permet d'écarter les clichés sur les pro- et les antiaméricains concoctés par les intellectuels européens, avec une mention pour les parisiens rive gauche, à partir de leurs obsessions idéologiques.
La critique de Gore Vidal porte sur une entreprise — nommons-là hamiltonienne, impériale mercantiliste, hégémonique, qu'importe — qui aurait trahi les idéaux de la République américaine de l'origine, avec sa référence jeffersonienne. Il éclaire la séparation qu'il est nécessaire d'établir à partir des indications de cette approche critique : d'un côté un système jugé prédateur, dont les effets destructeurs de toute structure civilisée ont peu de précédent dans l'histoire, à cause de sa puissance, de ses moyens technologiques, de la complicité de ses victimes ; d'autre part, les citoyens américains, à la fois complices et victimes du système selon leur lucidité, et qui échappent naturellement à la vigueur de l'antiaméricanisme professé par Gore Vidal (anti-américanisme, c'est-àdire opposition à l'idéologie de l'américanisme, qui ne doit se confondre ni avec l'Amérique, ni avec les Américains).
La thèse n'est pas nouvelle pour ceux qui s'intéressent à la découverte des réalités américaines derrière la présentation médiatique et virtualiste qui en est faite en général. Mais Gore Vidal amène un apport décisif dans sa présentation, son exploration, sa définition. Il lui donne la dimension humaine qui permet d'éclairer les zones d'ombre que l'historien habituel dédaigne en général. Contre les tendances du temps, Gore Vidal nous propose l'idée que l'historien, pour être complet, a plus besoin de l'aide de l'artiste que de celle du savant.
(1) The Golden Age, Doubleday, New York, septembre 2000.