de defensa Volume 16, n°06 du 25 novembre 2000 - Les mâchoires du piège

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Les mâchoires du piège

Un journal modéré et mesuré écrivait le 9 novembre, à propos de l'élection américaine et de ses conséquences : « Un divertissement américain qui pose question ». Aux premières heures de la crise du 7 novembre 2000, un qualificatif émergeait, sourire en coin : « hollywoodien ». Peu à peu, le ton changea, au long des ballot qu'on déballait pour comptage et recomptage, et régulièrement trouver des résultats différents du précédent comptage, parfois même contraire. En trois-quatre jours, une semaine, on est devenu plus sérieux. L'expression « crise institutionnelle » revenait plus souvent, on ne parlait plus du tout de « divertissement hollywoodien ».

C'est une crise multiple, une crise avec plusieurs crises àl'intérieur d'elle-même (« On assiste à un spectacle àmultiples facettes ! », s'écrie Richard Hudson, du Wall Street Journal Europe). Dans l'analyse que nous proposons ici, nous nous arrêtons aux aspects plus techniques, mécaniques, juridiques, etc, pour, à partir de là, esquisser une réflexion plus large qui doit évidemment être politique, et même, au-delà, fondamentale et ontologique.

Nous commençons par placer cette crise du 7 novembre 2000 à la lumière de trois autres événements américains, qui sont eux aussi autant de “crises”, pour notre compte dans tous les cas (on pourrait en trouver d'autres parce qu'il n'en manque pas dans l'histoire américaine récente ; celles que nous choisissons sont là à titre d'exemples) : le procès O.J. Simpson (1995), les JO d'Atlanta (juillet 1996), le scandale Clinton-Lewinsky (1998-99). Voici un rapide rappel de ces trois événements.

• Le procès O.J. Simpson se conclut en 1995. Noir, vedette de football américain à Los Angeles, époux parfois brutal disaiton, O.J. est accusé de l'assassinat de sa femme, blanche, blonde, mannequin, etc. Le procès est un labyrinthe juridique hypermédiatisé (couverture TV directe). O.J. s'est offert des ténors du barreau qui parviennent à rétablir une situation qui paraissait si compromise. O.J. est acquitté, c'est du délire dans la communauté noire (africaine-américaine) et un regain très net de tension entre Blancs et Noirs s'ensuit (ou, disons, la tension constante est mise en lumière par ces réactions au verdict).

• Les JO d'Atlanta de juillet 1996 sont caractérisés par deux sortes de chaos : un chaos policier, avec la recherche effrénée de terroristes, et surtout un chaos organisationnel, avec une infrastructure électronique du niveau de Mexico-1968 selon les vieux routiers des JO. Les Américains sont raillés partout pour cette inorganisation et cet archaïsme si contraires à l'image qu'ils entretiennent d'eux-mêmes. La réaction ne se fait pas attendre : tout au long des compétitions, les Américains, officiels et public mêlés, montrent un chauvinisme qu'un journaliste sportif du Monde (journal peu suspect d'antiaméricanisme) commente de la sorte le 27 juillet 1996 : « Il n'y a pas d'olympisme ici, tout juste une kermesse états-unienne, ahurissante d'indécence ».

• Le scandale Clinton-Lewinsky est encore frais dans nos mémoires. Pour résumer : une piètre histoire de fesses du président trempée aux habitudes magouilleuses et complexes des pratiques juridiques (y compris du président lui-même) et à la concurrence de la presse aboutissent à une crise constitutionnelle assortie d'un procès d'impeachment. La crise déclenche une polarisation des deux partis vers les extrêmes, appuyée sur une accusation de complot d'extrême-droite.

Conclusion à ce point : les caractéristiques essentielles du système américain — le juridisme, la technologie et ses avatars et le médiatisme — débouchent quasi-systématiquement dans le domaine de la politique, et même de la polémique politique la plus vive.

La crise du 7 novembre 2000 : le Moment du système américain

De ce point de vue de l'évolution et des effets des caractéristiques du système américain, la crise du 7 novembre 2000 apparaît comme un concentré surprenant par sa force explosive, un cocktail de ces diverses “crises” qu'on a rappelées ci-dessus. On assiste à une conjonction exceptionnelle d'effets, provoqués par une circonstance politique courante, mais qui se place dans un moment très spécifique, très caractéristique, du système. Il s'agit de ce moment où l'aspect niveleur du système parvient à son rendement maximal, c'est le Moment du système (d'après le terme employé en psychologie pour indiquer une circonstance paroxystique de la combinaison de tous les constituants d'un caractère, ou d'un système dans ce cas) ; il réduit le choix politique à l'alternative terminale, qu'on caricaturerait comme celle du “bonnet blanc-blanc bonnet”, — équivalence des programmes, équivalence de la médiocrité des candidats, équivalence de la banalité initiale des campagnes, équivalence de l'appel massif aux soutiens financiers, équivalence, équivalence ...

Voilà la situation de départ, le Moment qui débouche sur la crise du 7 novembre 2000. Elle implique déjà, mécaniquement pourrait-on dire, par l'équivalence des deux termes de l'alternative offerte aux électeurs, une évolution qui se caractérise également par une équivalence (équivalence des votes, des tendances, etc). Cette équivalence n'est nullement réductrice des risques de radicalisation, au contraire elle les exacerbe. [Nous ne sommes pas dans un jeu à somme nulle (un bulletin de vote républicain équivaut à et annule un bulletin de vote démocrate) mais dans un jeu à somme explosive (un bulletin républicain est confronté à un bulletin démocrate pour mettre le feu aux poudres).]

Dans cette neutralité grise des mécanismes d'un système totalement corrompu (on veut dire que sa mécanique est totalement corrompue, sans augurer du reste), dans la dépolitisation absolue qui en résulte de facto (on a assez dit que les “messages” politiques de Bush et de Gore étaient interchangeables par manque d'aspérité politique), on observe la disparition des garde-fous qui encadrent d'habitude les réactions politiques des électeurs en leur assignant un champ de réflexion. Il n'y a pas de “message” politique pour ce qui reste un acte politique (le vote) ; on peut donc mettre, dans cet acte politique, tout ce qu'on veut en fait de réflexions ; mais surtout, dans la fièvre de l'élection qui s'installe en raison de l'incertitude ontologique du processus, c'est surtout tout ce qu'on veut en matière de surenchère politique. De ce point de vue, tout s'ouvre complètement, quasiment à perte de vue. (D'où les dramatisations qui vont fleurir sur la fin de la campagne comme autant de coquelicots sur un vaste champ, Bush présenté comme porteur d'un projet fasciste, Gore comme hyper-rooseveltien voulant réinstaller une sorte de  new deal-high tech et massacrer les valeurs conservatrices traditionnelles, et ainsi de suite.) Dans ce paysage évoluent les trois situations mécaniques, non-politiques, qu'on a identifiées ci-dessus : le juridisme, la technologie et le médiatisme. Elles pèsent de tout leur poids au cours de l'élection et accentuent dramatiquement son caractère de blocage.

• Le juridisme implique au départ une extrême complexité inhérente au système américain, lui-même hérité par la pratique et le tissu légal d'un compromis entre un ensemble confédéral avec les droits des États et un ensemble fédéral avec la prépondérance du centre washingtonien. L'élection est à la fois nationale et locale. Les interférences sont constantes et majeures. Les États ont tous les droits dans l'administration de l'élection nationale comme on s'en aperçoit avec le feuilleton de la contestation des résultats en Floride. Il s'ensuit une confusion extrême que les uns et les autres entendent capitaliser à leur avantage par l'appel massif à des armées d'avocats lancées pour exploiter toutes les failles des lois. La confusion ne fait que grandir.

• La technologie joue son rôle. Comme à Atlanta en 1996, on découvre une Amérique archaïque, équipée d'une infrastructure technologique dépassée ou complètement inégale pour maîtriser cette énorme opération du vote à la fois national et local. Les erreurs foisonnent et c'est la porte ouverte, en tous les cas àtous les soupçons de fraude, et peut-être à des fraudes réelles. Les sarcasmes abondent sur cette démocratie nonchalante, un peu àla-corse (les Français connaissent), qui rappelle les pratiques électorales des pays du Tiers-Monde.

• Le médiatisme hyper-performant, sans aucun frein légal, est répandu là-dessus comme de l'huile sur le feu. Il alterne les fausses nouvelles, les projections erronées, les informations prématurées, interférant sur les votes dans un pays immense, àcinq fuseaux horaires, où un résultat annoncé en marge de la fermeture d'un bureau de vote ici (côte est) touche là (côte ouest) une situation où il reste 5 heures pour voter, et où les électeurs restants se décident en fonction des nouvelles qu'ils entendent. Le médiatisme installe une situation d'information instantanée au niveau national alors que l'élection se fait au niveau local.

Une crise du système qui est une crise de l'État de Droit

Voilà les composants de la crise. Ce sont aussi les composants d'un État de Droit moderne, et l'Amérique en est l'archétype, de jure et dans l'esprit ; et un État de Droit dont on voit qu'il est à ce Moment de son système politique où le débat politique atteint un degré zéro ; et à un moment de l'évolution politique (l'élection présidentielle) où ce qui n'est plus qu'un simulacre de débat politique en vient inévitablement (ou bien c'est reconnaître la mort de la démocratie) à être partout acclamé comme si le débat existait vraiment, poussant ainsi effectivement de façon anarchique et bientôt radicale à des affirmations politiques radicales.

C'est une situation monstrueuse, au sens réel du mot. D'un côté, des affirmations générales et théoriques du type péremptoire bien caractéristique de la démagogie du système. De l'autre, ce que les Américains nomment un micromanagement des diverses conditions, aboutissant aux comptages et recomptages de Floride, débat sur 100 voix, sur 10 voix, alors qu'on parle d'un scrutin àprès de 100 millions de votants. C'est une situation de blocage de l'État de Droit, entre des situations hyper-réglementées, d'autres hyper-modernes, et d'autre part des situations de désordre complet et des situations d'archaïsme stupéfiant. Dans ce chaos né de déséquilibres en chaîne, la loi n'ouvre aucune porte de sortie, elle ne fait qu'aggraver la complexité de la situation en y déversant des avalanches de plaideurs divers. C'est la crise de l'État de Droit.

Le grand absent, c'est bien sûr la vraie politique avec ce qu'elle comporte de sens des responsabilités, et c'est la présence d'une autorité ou d'une référence transcendantale à laquelle se référer pour obtenir l'apaisement et le raffermissement du pouvoir ; àdéfaut et au-delà, c'est l'absence de la perception d'un bien commun qui soit aussi un bien public, la recherche d'un apaisement qui permettrait de créer le climat non-partisan nécessaire à l'harmonie.

La crise que les Américains baptisent du nom symbolique de Indecision-2000 — excellent résumé de la crise de l'État de Droit — est illustrée par les conditions du vote telles qu'elles ont été mises en lumière, qui sont des conditions américaines normales et courantes. On cite à nouveau ce professeur de l'université Emory d'Atlanta, Robert A. Pastor, spécialiste de la surveillance du processus électoral : « Les États-Unis sont au niveau le plus primitif [pour ce qui concerne le processus électoral]. Je veux dire qu'ils sont en-dessous du Nicaragua ou de Haïti dans le sens qu'ils n'ont pas de commission nationale des élections et que la composition de la Federal Election Commission implique seulement des membres des partis. » On ne trouve pas meilleure illustration, non seulement de la piètre situation de la démocratie en Amérique, mais surtout de la situation pathétique d'un État de Droit lorsqu'il pousse sa logique à l'extrême qui est de supprimer toute force politique capable de se poser en position d'arbitre, comme représentante du bien public, pour le seul avantage d'un bien commun divisé entre les partis. Parce que, simplement, il n'y a plus de bien public.